1

 

 

Après coup, Thomas Blaine réfléchit aux circonstances de sa mort et se prit à regretter qu’elles n’aient pas été plus intéressantes.

Pourquoi sa mort n’était-elle pas survenue alors qu’il se débattait dans un typhon, qu’il affrontait l’assaut d’un tigre ou qu’il escaladait une montagne battue par les vents ? Pourquoi sa mort avait-elle été si insipide, si banale, si ordinaire ?

Mais une mort pittoresque, dut-il admettre, n’était pas pour lui. Il était indubitablement destiné à mourir rapidement, banalement, sans douleur ni perfection. Et toute sa vie n’avait servi qu’à préfigurer cette mort – une vague indication dans l’enfance, une promesse plus précise au cours des années d’étude, une implacable certitude à l’âge de trente-deux ans.

Pourtant, banale ou non, la mort d’un homme reste l’événement le plus marquant de sa vie. Blaine repensait à la sienne avec une intense curiosité. Il tenait absolument à connaître ces moments ultimes et précieux où sa propre mort le guettait sur une sombre autoroute de l’Etat du New-Jersey.

Y avait-il eu quelque signe prémonitoire, quelque présage ? Qu’avait-il fait ou omis de faire ? A quoi pensait-il ?

Ces dernières secondes étaient cruciales pour lui.

Comment était-il mort, exactement ?

 

Il roulait sur l’autoroute blanche, déserte et droite. Ses phares avant trouaient la nuit ; l’obscurité reculait sans cesse devant lui : son compteur marquait 120, mais il lui semblait n’aller qu’à 80. Loin devant, il vit s’approcher des phares, les premiers depuis des heures.

Il rentrait à New York après une semaine de vacances dans sa petite cabane sur la baie de Chesapeake. Il avait péché, nagé et somnolé au soleil sur les planches rugueuses de son embarcadère. À bord de son sloop, il avait fait voile jusqu’à Oxford pour se rendre à une soirée au yacht-club. Il y avait rencontré une petite sotte au nez effronté, en robe bleue. Elle lui avait dit qu’il ressemblait à un aventurier des mers du Sud, grand et bronzé dans son costume kaki. Le lendemain, il avait regagné la cabane pour y somnoler au soleil et rêver de tout abandonner, de charger son sloop de conserves et de mettre le cap sur Tahiti. Ah ! Raiatea ! Les montagnes de Moorêa ! Le vent frais du large !

Mais tout un continent et un océan le séparaient de Tahiti, sans parler d’autres obstacles. Cette pensée ne nourrit qu’une heure de rêverie. Et, maintenant, il rentrait à New York pour retrouver son boulot d’assistant-dessinateur de yachts pour la célèbre et ancienne firme Mattison & Peters.

Les phares de l’autre voiture se rapprochaient rapidement. Blaine ralentit et descendit à 100.

Malgré son titre, Blaine avait peu de yachts à dessiner. Le vieux Tom Mattison se chargeait des bateaux de croisière classiques. Son frère Rolf, connu comme le loup blanc, jouissait d’une réputation internationale pour ses voiliers de course et pour ses monotypes rapides. Par conséquent, que lui restait-il à faire, lui, pauvre assistant-dessinateur ? Il établissait des schémas de montage et les plans des ponts et s’occupait de la promotion commerciale et de la publicité. C’était une responsabilité qui n’allait pas sans satisfactions. Mais ce n’était pas le travail d’un dessinateur de yachts.

Il savait qu’il aurait dû s’installer à son compte. Mais il y avait tant de dessinateurs de yachts et si peu de clients ! Comme il l’avait dit à Laura, c’était comme s’il dessinait des arbalètes, des catapultes et des fusils à mèche. Un travail créatif et intéressant… mais qui manquait de débouchés.

« Tu pourrais trouver un marché pour tes voiliers, » lui avait-elle dit sans détour.

Il avait grimacé. « L’action n’est pas mon fort. Je suis expert en contemplation et en regrets. »

— « Tu veux dire paresseux ? »

— « Pas du tout. C’est comme si tu disais qu’un faucon n’est pas un bon galopeur, ou qu’un cheval ne sait pas bien voler. Tu ne peux pas comparer deux espèces différentes. Je ne suis pas du genre arriviste, voilà tout. Pour moi, rêves, rêveries, visions et plans sont faits pour la contemplation seulement, jamais pour être mis à exécution. »

— « Je déteste t’entendre parler comme ça, » avait-elle dit d’un ton cassant.

Blaine y était allé un peu trop fort, bien sûr. Pourtant, il y avait beaucoup de vrai là-dedans. Il avait un boulot agréable, un salaire satisfaisant, une situation stable. Il avait un appartement à Greenwich Village, une chaîne stéréo, une voiture, une petite cabane sur la baie de Chesapeake, un excellent sloop et, en plus, l’affection de Laura et de plusieurs autres demoiselles. Peut-être, ainsi que Laura l’avait plutôt banalement exprimé, était-il pris dans un petit tourbillon sur le courant de la vie… Et alors ? Est-ce qu’on ne contemple pas mieux le paysage en se laissant tourner ?

Les phares de l’autre voiture étaient tout près. Blaine s’aperçut avec une pointe d’inquiétude qu’il avait accéléré jusqu’à 125.

Il leva le pied de l’accélérateur. La voiture fit une embardée frénétique, violente, en direction des phares opposés.

Crevaison ? Défaut de direction ? Il braqua à fond, mais le volant ne répondit pas. Sa voiture heurta la bande de séparation en béton et exécuta un vol plané. Le volant tournoya entre ses mains et le moteur se mit à gémir comme une âme en perdition.

L’autre voiture essaya de l’éviter, mais il était trop tard. Inévitablement, ils allaient se heurter, presque de plein fouet.

Et Blaine pensa : Eh oui… moi aussi j’en fais partie. Je fais partie de ces pauvres abrutis dont on sait qu’ayant perdu le contrôle de leur voiture ils ont fait d’innocentes victimes. Voitures modernes, routes modernes, vitesses élevées et les mêmes vieux réflexes minables…

Soudain, inexplicablement, le volant répondit à nouveau, un sursis sur le fil du rasoir. Blaine n’y prêta pas attention. Alors que les phares de l’autre voiture inondaient son pare-brise, son humeur passa soudain du regret à l’exubérance. Un instant, il souhaita le choc, le désira même, avec la douleur, la destruction, la mort.

Puis les deux voitures se heurtèrent. Et son sentiment d’exubérance tomba aussi vite qu’il était venu. Blaine ressentit un profond regret pour tout ce qu’il laissait inachevé : tant de mers non parcourues, de films non vus, de livres non lus, et de filles non possédées. Il fut projeté en avant. Le volant se cassa dans ses mains. La colonne de direction lui transperça la poitrine et lui brisa la colonne vertébrale tandis que sa tête passait à travers le verre du pare-brise.

Un instant plus tard, il était mort. Rapidement, banalement, sans douleur ni perfection.

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
titlepage.xhtml
content0001.xhtml
content0002.xhtml
content0003.xhtml
content0004.xhtml
content0005.xhtml
content0006.xhtml
content0007.xhtml
content0008.xhtml
content0009.xhtml
content0010.xhtml
content0011.xhtml
content0012.xhtml
content0013.xhtml
content0014.xhtml
content0015.xhtml
content0016.xhtml
content0017.xhtml
content0018.xhtml
content0019.xhtml
content0020.xhtml
content0021.xhtml
content0022.xhtml
content0023.xhtml
content0024.xhtml
content0025.xhtml
content0026.xhtml
content0027.xhtml
content0028.xhtml
content0029.xhtml
content0030.xhtml
content0031.xhtml
content0032.xhtml
content0033.xhtml
content0034.xhtml
content0035.xhtml
content0036.xhtml
content0037.xhtml
content0038.xhtml
content0039.xhtml
content0040.xhtml
content0041.xhtml
content0042.xhtml
content0043.xhtml
content0044.xhtml
content0045.xhtml
content0046.xhtml
content0047.xhtml
content0048.xhtml
content0049.xhtml
content0050.xhtml
content0051.xhtml
content0052.xhtml
content0053.xhtml
content0054.xhtml
content0055.xhtml
content0056.xhtml
content0057.xhtml
content0058.xhtml
content0059.xhtml
content0060.xhtml
content0061.xhtml
content0062.xhtml
content0063.xhtml
content0064.xhtml
content0065.xhtml
content0066.xhtml
content0067.xhtml
content0068.xhtml
content0069.xhtml
content0070.xhtml
content0071.xhtml
content0072.xhtml
content0073.xhtml
content0074.xhtml
content0075.xhtml
content0076.xhtml
content0077.xhtml
content0078.xhtml
content0079.xhtml
content0080.xhtml
content0081.xhtml
content0082.xhtml
content0083.xhtml
content0084.xhtml
content0085.xhtml
content0086.xhtml
content0087.xhtml
content0088.xhtml
content0089.xhtml
content0090.xhtml
content0091.xhtml
content0092.xhtml
content0093.xhtml