33

 

 

Il expliqua tout minutieusement à Marie. D’abord, elle refusa de le croire.

« C’était il y a si longtemps, Tom ! Comment peux-tu être sûr de ce qui s’est passé ? »

— « J’en suis certain, » dit Blaine. « Je ne pense pas que personne puisse oublier comment il est mort. Je me souviens de chaque détail de ma mort. C’est comme ça que je suis mort. »

— « Mais, quand même, tu ne peux pas te considérer comme un assassin parce que, pendant un instant, une fraction de seconde…»

— « Combien de temps faut-il pour tirer une balle ou enfoncer un couteau ? Une fraction de seconde ! »

— « Mais, Tom, tu n’avais aucun motif ! »

Blaine hocha la tête. « C’est vrai que je n’ai pas tué par cupidité ou par vengeance. Mais il est vrai que je ne suis pas ce genre de meurtrier. Je suis de l’espèce terre à terre, le type ordinaire moyen fait un peu de tout, y compris le meurtre. J’ai tué parce qu’à ce moment-là j’en ai eu l’occasion. Mon occasion particulière, un enchaînement unique d’événements, d’humeurs, d’associations d’idées, d’humidité, de température et Dieu sait quoi encore ! »

— « Mais tu n’es pas responsable ! » dit Marie. « Ça ne se serait jamais produit si les Systèmes-Moteurs Rex et moi nous n’avions pas créé cette occasion particulière pour toi. »

— « Oui, mais j’ai sauté sur l’occasion, » dit Blaine. « J’ai sauté dessus et j’ai commis un meurtre à froid, comme un amusement, parce que je savais qu’on ne me prendrait jamais. Mon meurtre. »

— « Notre meurtre ! »

— « Oui. »

— « D’accord, nous sommes des meurtriers, » reprit Marie d’une voix paisible. « Accepte-le, Tom. Ne verse pas dans la sentimentalité. Nous avons tué une fois. Nous pouvons encore le faire. »

— « Jamais ! »

— « Il est presque au bout du rouleau ! Je te jure, Tom, il ne lui reste pas un mois de vie ! Un bon coup l’achèverait. Un seul. »

— « Je ne suis pas ce genre de meurtrier. »

— « Tu me laisses faire alors ? »

— « Je ne suis pas ce genre-là non plus. »

— « Espèce d’idiot ! Alors, ne fais rien ! Attends. Un mois, pas plus, et c’est la fin pour lui ! Tu peux bien attendre un mois, Tom…»

— « Encore un meurtre, » dit Blaine avec lassitude.

— « Tom ! Tu ne vas quand même pas lui donner ton corps ! Et notre vie ensemble ? »

— « Tu crois que nous pouvons continuer après ça ? » demanda Blaine. « Moi, je ne le pourrais pas. Maintenant, arrêtons cette discussion. Je ne sais pas si je le ferais s’il n’y avait pas d’Au-delà. Probablement que non. Mais il y a un Au-delà. J’aimerais m’y rendre avec tous mes comptes aussi en règle que possible, toutes les notes payées, toutes les restitutions faites. S’il s’agissait de mon unique existence, je m’y cramponnerais au maximum. Mais ce n’est pas le cas ! Tu peux comprendre ça ? »

— « Oui, bien sûr, » dit Marie, désolée.

— « Franchement, je suis plutôt curieux de voir cet Au-delà. Et puis, il y a une chose encore…»

— « Quoi donc ? »

Les épaules de Marie furent agitées d’un frisson et Blaine les entoura de son bras. Il se remémorait la conversation qu’il avait eue avec Hull, l’élégant et aristocratique Gibier. Hull avait dit : « Nous suivons le précepte de Nietzsche : mourir au bon moment ! Les êtres intelligents ne s’accrochent pas aux derniers lambeaux de vie comme des naufragés à un bout de planche. Ils savent que la vie du corps n’est qu’une portion infinitésimale de l’existence totale de l’Homme. Pourquoi ces élèves intelligents ne sauteraient-ils pas une classe ou deux à l’école ? »

Blaine se souvenait combien étrange, sombre et noble lui avait paru le choix aristocrate de Hull. Prétentieux, bien sûr, mais la vie elle-même était prétention dans le vaste univers de la matière non vivante. Hull lui avait paru semblable aux anciens nobles nippons s’agenouillant pour exécuter l’acte cérémonial du hara-kiri, accentuant ainsi l’importance de la vie dans le choix même du mode de leur mort.

Et Hull avait dit : « L’acte de la mort transcende classe et éducation. C’est la patente nobiliaire de chaque homme, sa citation du roi, son aventure chevaleresque. C’est dans la façon dont il s’acquitte de cette périlleuse et solitaire entreprise qu’il trouve sa vraie mesure d’homme. »

Marie interrompit sa rêverie : « Quelle était cette chose ? »

— « Oh !…» Blaine réfléchit un instant. « Je voulais seulement dire que je crois avoir épousé certaines des attitudes du XXIIe siècle. Surtout les plus aristocratiques. » Il sourit et l’embrassa. « Il est vrai que j’ai toujours eu beaucoup de goût. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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