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Nos deux anciens prisonniers sont assis sur un banc, dans un parc, à quelques kilomètres de la prison. Ils ont encore le même aspect que la dernière fois que nous les avons vus.
L’un d’eux dit : « Je t’avais dit que ça marcherait ! Avec toi dehors…»
— « Bien sûr que ça a marché, » dit l’autre. « Je savais que c’était pour le mieux lorsque le gardien m’a désigné, puisque tu pouvais t’échapper de ta cellule, de toute façon. »
— « Eh ! Une minute ! » dit le premier homme. « Tu ne serais pas en train de me faire croire qu’en dépit de nos duperies le gardien a fait sortir un Français au lieu d’un Allemand, hein ? »
— « C’est ça, » dit le second. « Et peu importe, en fait, lequel de nous le gardien prendrait puisque si le serrurier était relâché il pouvait toujours revenir pour aider le professeur, et que, si le professeur était relâché, le serrurier pouvait toujours s’en sortir de lui-même. Tu vois, on n’avait pas besoin de changer de rôles, d’ailleurs nous ne l’avons pas fait. »
Le premier homme le regarde, furieux : « Je crois que tu essaies de me voler mon identité française ! »
— « Pourquoi ferais-je cela ? » demande le second homme.
— « Parce que tu souhaites être français comme moi. C’est tout naturel, puisque Paris est à deux pas d’ici et qu’il est plus avantageux d’y être français, alors que, par contre, il n’y est d’aucun secours d’être allemand. »
— « Bien sûr que j’aimerais être français, » dit le second homme. « Mais c’est parce que je suis français. Et que cette ville, là-bas, c’est Limoges, et non Paris. »
Le premier homme est de taille légèrement au-dessus de la moyenne, les cheveux bruns, la moustache blonde, la peau claire, et plutôt mince. Le second homme est de taille au-dessous de la moyenne. Il a les cheveux blonds, la moustache noire, le teint mat, et il est plutôt rondelet.
Ils se regardent dans les yeux. Nulle trace de déformation ou de défaut. Chacun regarde l’autre droit dans les yeux et perçoit la probité dans les yeux de l’autre. Si personne ne ment, c’est que l’un d’eux doit être victime d’une illusion.
« Si personne ne ment, » dit le premier homme, « alors l’un de nous est victime d’une illusion. »
— « D’accord, » dit le second. « Et puisque nous sommes tous deux d’honnêtes hommes, il nous faut simplement retracer les étapes de notre supercherie. Si nous le faisons, nous arriverons bien à remonter à la condition originale où l’un de nous était le petit Allemand blond et l’autre le grand Français brun. »
— « Oui… Mais ce n’était pas le Français qui avait les cheveux blonds et l’Allemand qui était grand ? »
— « Ce n’est pas ce que je me rappelle, » dit le second homme. « Mais je crois que les rigueurs de la vie de prison ont troublé ma mémoire, au point que je n’arrive plus à retrouver quelles sont les qualités germaniques et quelles sont les françaises. Je suis en tout cas tout à fait disposé à discuter des divers points avec toi et d’accepter tout ce qui paraîtrait vraisemblable. »
— « Bon, alors, décidons-nous, et nous pourrons ainsi nous dépêtrer de cette ridicule confusion. Un Allemand ne devrait-il pas avoir les cheveux blonds ? »
— « Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient. Donne-lui aussi une moustache blonde, ça va bien ensemble. »
— « Et la peau ? »
— « Mate, absolument. Le climat est humide en Allemagne. »
— « La couleur des yeux ? »
— « Bleue. »
— « Rondelet ou mince ? »
— « Rondelet. Ça oui ! rondelet. »
— « Ce qui nous donne un Allemand grand, blond, mat et rondelet aux yeux bleus. »