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Le lendemain, samedi, Blaine alla chez Franchel pour prendre son fusil, sa baïonnette, son uniforme de chasseur et son sac. Il reçut la moitié de son salaire d’avance, moins dix pour cent et le coût du matériel. Ce qui tombait très bien, car il ne lui restait plus que trois dollars et des poussières.
Il passa au Central Spirite, mais Melhill ne lui avait laissé aucun autre message. Il regagna sa chambre d’hôtel et passa l’après-midi à s’exercer à diverses bottes et parades. Au soir, il était tendu, abattu et nerveux à l’idée de la chasse prévue pour le lendemain matin. Il se rendit dans un petit bar du West Side qui avait été conçu pour ressembler à un bar du XXe siècle, avec un comptoir sombre et étincelant, des tabourets de bois, des boxes, une rampe de cuivre et de la sciure de bois par terre. Il s’installa dans un box et commanda une bière.
Les classiques rampes de néon brillaient doucement et un authentique juke-box d’époque jouait les airs de Glenn Miller et de Benny Goodman. Blaine était penché sur son verre de bière, s’interrogeant sombrement sur sa nature et son destin.
Etait-ce vraiment lui qui acceptait cet emploi temporaire de chasseur et de tueur d’hommes ?
Qu’était-il donc advenu de Tom Blaine, ex-dessinateur de yachts, ex-amateur de hi-fi, ex-bibliophile et spectateur assidu des théâtres ? Qu’était-il advenu de cet homme tranquille, sarcastique et sans agressivité ? Il était certain que cet homme, logé dans son corps sans prétention, nerveux et mince, n’aurait jamais choisi de tuer !
Vraiment ?
Ce Blaine familier et défunt avait-il donc été étouffé par ce grand corps de boxeur aux réflexes rapides, aux muscles d’acier qu’il avait acquis ? Et ce corps, avec ses propres sécrétions glandulaires s’écoulant dans le flux sanguin, son propre cerveau, son propre système nerveux, de signaux et de réponses – ce corps autoritaire… Etait-il donc responsable de tout ? Entraînant son infortuné propriétaire dans une violence meurtrière ?
Blaine se frotta les yeux et se dit qu’il s’imaginait n’importe quoi. La vérité était tout simplement la suivante : il était mort dans des circonstances qui échappaient à sa volonté, il s’était retrouvé dans le futur, inapte à tout travail, excepté celui de Chasseur. Cette explication rationnelle ne le satisfaisait pas. Pourtant, il n’avait pas le temps de rechercher la vérité éphémère et fuyante.
Il n’était plus un observateur indifférent de l’an 2110. Il en était devenu un participant partial, acteur au lieu de spectateur. L’action était irrésistible ; elle suscitait sa propre vérité. Les freins étaient lâchés et la machine Blaine dévalait la pente raide de la Vie, gagnant de la vitesse mais pas de mousse… Peut-être approchait-il de sa dernière chance pour un ultime bilan, un dernier regard…
Mais il était déjà trop tard, car un homme venait de se glisser dans le box d’en face comme une ombre sur le monde. Et Blaine contemplait maintenant le visage livide et impassible du zombi.
« Bonsoir, » dit le zombi.
— « Bonsoir, » dit Blaine sans se démonter. « Est-ce que vous prenez un verre ? »
— « Non, merci. Mon système ne réagit pas à ce genre de stimulus. »
— « C’est bien dommage, » dit Blaine.
Le zombi haussa les épaules. « J’ai un nom maintenant. J’ai décidé de m’appeler Smith jusqu’à ce que je me souvienne de mon vrai nom. Smith. Ça vous plaît ? »
— « C’est un joli nom. »
— « Merci. Je suis allé voir un docteur, » dit Smith. « Il m’a dit que mon corps ne valait rien. Aucune vigueur, aucun pouvoir de régénération. »
— « On ne peut rien pour vous ? »
Smith hocha la tête. « Le corps est très certainement zombi. Je l’ai occupé beaucoup trop tard. Le docteur ne me donne que quelques mois. »
— « Bien dommage, » dit Blaine, sentant la nausée lui monter à la gorge devant ce visage au teint plombé, aux traits épais et grossiers, aux yeux placides de Bouddha.
Smith était plus effondré qu’assis, mal attifé dans sa grossière tenue de travail. Son visage livide parsemé de boutons noirs était rasé de près et il sentait fortement l’eau de Cologne. Mais il avait changé. Déjà, Blaine pouvait déceler des zones coriaces dans cette peau qui avait été souple, des stries suspectes dans la chair autour des yeux, du nez et de la bouche, de minuscules rides dans le front pareilles à des traces de gouge dans un cuir ancien. Et, mêlé à la lourde odeur de l’eau de Cologne, il crut percevoir un faible relent de putréfaction.
« Que me voulez-vous ? » demanda Blaine.
— « Je ne le sais pas. »
— « Alors, laissez-moi tranquille ! »
— « Je ne peux pas, » dit Smith sur un ton d’excuse.
— « Vous voulez me tuer ? » insista Blaine, la gorge sèche.
— « Je ne sais pas ! Je ne me souviens pas ! Vous tuer, vous protéger, vous blesser, vous aimer… je ne sais pas encore ! Mais bientôt je vais me souvenir, je vous le promets, Blaine ! »
— « Laissez-moi tranquille ! » lança Blaine, ses muscles soudain tendus.
— « Je ne peux pas. Vous ne comprenez donc pas ? Excepté vous, je ne connais rien. Littéralement rien ! Je ne connais ni ce monde ni un autre, ni personne, ni visage, ni esprit ou mémoire. Vous êtes mon seul jalon, le centre de mon existence, ma seule raison… de vivre ! »
— « Assez ! »
— « Mais c’est la vérité ! Croyez-vous qu’il soit amusant pour moi de traîner cette chair délabrée à travers les rues ? À quoi bon vivre sans espoir en l’avenir et sans souvenirs ? Mieux vaut la mort ! La vie n’est synonyme que d’immonde pourriture de la chair, et la mort est pur esprit ! J’ai songé, j’ai rêvé à cette belle mort désincarnée ! Mais une seule chose me retient : je vous ai, vous, Blaine, pour m’aider à tenir ! »
— « Foutez le camp ! » dit Blaine, le goût amer de la nausée dans sa bouche.
— « Vous, mon soleil et ma lune, mes étoiles, ma Terre, mon univers entier, ma vie, ma raison, mon ami, mon ennemi, mon amant, mon meurtrier, ma femme, mon père, mon enfant, mon mari !…»
Le poing de Blaine partit comme un piston et atteignit Smith en plein sur la pommette. Le zombi bascula en arrière. Son expression ne changea pas mais un grand bleu apparut sur sa pommette couleur de plomb.
— « Votre cible ! » dit-il.
Blaine, prêt à frapper de nouveau, laissa retomber son bras. Smith se leva. « Je m’en vais. Prenez soin de vous, Blaine. Ne mourez pas encore. J’ai besoin de vous. Bientôt, je me souviendrai et je viendrai à vous. »
Smith, le visage mou, tuméfié, impassible, quitta le bar.
Blaine commanda un double whisky et resta longtemps assis, essayant de réprimer le tremblement de ses mains.