ET QUAND JE VOUS FAIS ÇA,
VOUS SENTEZ
QUELQUE CHOSE?

 

 

ROBERT SHECKLEY

 

 

 

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Titre original : CAN YOU FEEL ANYTHING WHEN I DO THIS ?

© 1961, 1968, 1969, 1970, 1971 – Robert Shekley

© 1974 – Editions Opta – Paris

Traduction de Ben Zimet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était un appartement petit-bourgeois de Forest Hills avec tout le fatras classique : le divan en pin à taillades de chez Lady Yogina, lampe de lecture introbasique surmontant un vaste fauteuil Anti-Confort conçu par Sir Trucmachin-bichnou, projecteur à modulation acoustique qui jouait les Graphiques du Cours du Sang des Docteurs Molidoff et Yuli… sans parler de la console à nourriture macrobiotique de rigueur, réglée ce jour-là sur la Composition Numéro Trois Soûl Food du célèbre Fat Black Andy : joues de porc et soja noir… plus un lit Fakir Murphy, modèle Beauty Ascétic Super Relax avec deux mille clous numéro quatre auto-affilés et chromés. En un mot, tout ça était agencé en un pathétique effort d’imitation du style moderne-spirituel de l’année précédente.

À l’intérieur de cet appartement, solitaire et en proie à l’anomie, une ménagère à demi jeune du nom de Melisande Durr venait de sortir du voluptuarium, la pièce la plus spacieuse de la maison avec sa gigantesque commode et ses murs décorés de lingams et yonis de bronze tristement ironiques.

Melisande était du type joli, avec des jambes vraiment épatantes, des hanches souples, des seins hauts, des cheveux longs et soyeux et un délicat petit minois. Mignonne, très mignonne. Une fille que n’importe quel type aimerait bien s’envoyer. Une fois. Peut-être même deux. Mais certainement pas de façon régulière.

Et pourquoi pas ? Eh bien, pour vous citer un exemple récent :

« Dis, Sandy chérie, qu’est-ce qui n’allait pas ? »

— « Rien, Frank, c’était merveilleux ; qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose n’allait pas ? »

— « Eh bien, je me disais que tu avais une façon de lever les yeux avec un air bizarre, presque contrarié…»

— « Vraiment ? Ah oui, je me souviens ! J’étais en train de décider si oui ou non j’allais acheter un de ces trompe-l’œil marrants qu’ils ont chez Saks, pour mettre au plafond. »

— « Tu pensais à ça ? À ce moment-là ? »

— « Oh ! Frank ! Te fais pas de bile, c’était fantastique ! Frank, tu étais fantastique, c’est vrai. J’étais heureuse, très heureuse. Vrai. »

Frank était le mari de Melisande. Il ne joue aucun rôle dans cette histoire et très peu dans sa vie.

Elle était donc là, dans son chouette appartement, toute belle à l’extérieur, nouée à l’intérieur, charmante potentialité potentialisée, produit U.S, brut garanti intouchable. Quand on sonna à la porte.

Melisande eut l’air d’abord surprise, puis incertaine. Elle attendit. On sonna de nouveau. Elle se dit : c’est quelqu’un qui s’est trompé d’appartement.

Elle s’avança pourtant, régla son oblitérateur garde-porte de façon à pouvoir démolir n’importe quel maniaque sexuel, cambrioleur ou simple petit malin qui essaierait de pénétrer en force, puis entrouvrit à peine la porte et demanda : « Qui est là ? ».

Une voix d’homme répondit : « Les Livraisons Express. J’ai un mmmm pour Madame Mmmm…»

— « Je ne comprends pas, parlez plus fort. »

— « Livraisons Express. J’ai un mmmm pour mmmm et je ne peux pas attendre toute la mmmm. »

— « Je ne vous comprends pas ! »

— « JE DIS QUE J’AI UN COLIS POUR MADAME MELISANDE DURR, MERDE ! »

Elle ouvrit la porte toute grande. Dehors, il y avait un livreur avec une grande caisse, presque aussi grande que lui, disons, dans les 1,70 m. Le nom et l’adresse de Melisande étaient marqués sur la caisse. Elle signa la fiche tandis que le livreur poussait la caisse à l’intérieur sans cesser de marmonner. Melisande demeura seule dans le salon, face à la caisse.

Elle se dit : Qui donc peut bien m’envoyer un cadeau comme ça, sans raison ? Pas Frank, ni Harry, ni Tante Emmie ou Ellie, ni maman ni papa (bien sûr que non, que je suis bête, ça fait cinq ans qu’il est mort, le pauvre con) ou qui que ce soit qui me vienne à l’esprit. Mais ce n’est peut-être pas un cadeau. C’est peut-être une sale blague, ou une bombe destinée à quelqu’un d’autre ou bien à moi, ou tout simplement une erreur.

Elle lut les diverses étiquettes sur la caisse. Ça venait de chez Stern’s. Elle se baissa pour enlever la goupille (se cassant ainsi le bout d’un ongle,) ce qui immobilisa le Verrou-sécurit, qu’elle retira alors en poussant ensuite le levier à la position ouvert.

La caisse s’ouvrit comme une fleur qui s’épanouirait en douze segments égaux, dont chacun se mit à se replier sur lui-même.

« Ça alors ! » dit Melisande.

La caisse s’ouvrit au maximum, et les segments repliés se recroquevillèrent vers l’intérieur et se consumèrent, produisant une double poignée de cendres grises fines et froides.

« Ils n’ont toujours pas réglé ce problème de cendres, » marmonna Melisande.

Elle regarda curieusement l’objet qui avait séjourné à l’intérieur de la caisse. À première vue, c’était un cylindre métallique peint en orange et rouge. Une machine ? Oui, bien sûr, une machine ! Des buses d’air dans le socle pour le moteur, quatre roues à revêtement caoutchouté et diverses fixations – des extensibles longitudinaux, des extracteurs préhensiles, toutes sortes de choses. Et il y avait des points de raccordement permettant une variété d’opérations à fonction mixte, ainsi qu’une prise de courant classique du type commerce à l’extrémité d’un fil d’alimentation à ressort avec une plaquette qui disait : À brancher dans n’importe quelle prise murale de 110 – 115 volts.

Le visage de Melisande se durcit de colère : « Nom de Dieu ! Un aspirateur ! J’en ai déjà un, bon sang ! Qui a eu cette foutue idée de m’en envoyer un autre ? »

Elle se mit à faire les cent pas dans la pièce. Ses jambes luisantes lançaient des éclairs, son visage en forme de cœur marqué par la tension. « Je veux dire, » dit-elle, « que ce que j’attendais, après toute cette attente, c’était quelque chose de beau, de joli, ou tout au moins d’amusant, peut-être même d’intéressant. Comme… O Dieu ! je ne sais même pas comme quoi… À moins que… Peut-être : un flipper orange et rouge, un grand ; assez grand pour que je puisse me blottir dedans, et quelqu’un commencerait une partie et je me cognerais contre tous les amortisseurs pendant que les lampes clignoteraient et que les clochettes sonneraient. Je me cognerais contre un millier d’amortisseurs, et quand j’arriverais en bas je… Bon Dieu ! ça marquerait le SUPER MILLION MILLION ! Voilà ce que j’aimerais ! »

Ainsi donc, toute sa fantaisie inexprimable était enfin à découvert… Sentiment à la fois morne et lointain, honteux et désirable.

« Mais, de toute façon, » dit-elle encore, annulant l’image précédente, la repliant, la toupillant, la mutilant par-dessus le marché, « tout ce que je reçois, c’est un bordel d’aspirateur à la con, alors que j’en ai déjà un qui a moins de trois ans… Alors, qu’est-ce que je vais foutre de celui-ci ? Et qui donc me l’a envoyé, hein ? Et pourquoi ? »

Elle regarda pour voir s’il n’y avait pas une carte. Pas de carte. Pas le moindre indice. Et puis, elle se dit : Sandy, tu es une vraie conne ! Bien sûr qu’il n’y a pas de carte ! La machine est sans doute programmée pour réciter un message quelconque.

Son intérêt était à présent éveillé, pas très fort, par une sorte de sentiment de « quelque chose à faire ». Elle déroula le fil d’alimentation et le brancha dans la prise.

Clic ! Un feu vert s’alluma, un feu bleu signala Systèmes en Service. Un moteur ronronna, des servo-mécanismes occultes tapotèrent, et puis le régulateur mécanopathique accusa : EQUILIBRE, et une douce lumière rose se mit à signaler régulièrement : TOUS ELEMENTS EN SERVICE.

« Bon, » dit Melisande. « Qui vous envoie ? »

Boum bada crac ! Grondement expérimental de la boîte vocale thoracique. Et puis la voix : « Je suis Rom, numéro 121376 de la nouvelle série Q des Tout-robots de la General Electric. Ce qui suit est une annonce publicitaire payante : Hummh… La General Electric a l’honneur de vous présenter le dernier-né et non moins glorieux aboutissement de notre concept de la Commande Digitale Totale des Tâches Domestiques pour une Vie Meilleure. Moi, Rom, je suis le dernier et le plus sophistiqué des modèles de la série des Omni-services General Electric. »

Boum bada crac ! Grondement expérimental de la boîte vocale thoracique. « Je suis le Tout-robot Extraordinaire, programmé en usine comme tous les Tout-robots pour une fonction totale rapide et discrète, mais, en plus, je suis conçu pour être reprogrammé instantanément et aisément de façon à m’adapter aux besoins particuliers de votre foyer. Mes aptitudes sont multiples. Je…»

— « On peut glisser ? » demanda Melisande. « C’est ce que disait mon autre aspirateur. »

— «… toutes poussières et saletés de toutes les surfaces, » poursuivait le Rom. « Je lave les assiettes, les casseroles et les poêles, j’extermine les cancrelats et les rongeurs, je nettoie à sec et lave le linge à la main, je couds les boutons, je construis les étagères, je peins les murs, je fais la cuisine, je nettoie les tapis, et j’enlève toutes les ordures et détritus, y compris mes propres déchets, ô combien modestes ! Et ceci pour ne mentionner que quelques-unes de mes fonctions. »

— « Oui, oui ! je sais, » dit Melisande. « Tous les aspirateurs font cela. »

— « Je sais, mais il me fallait communiquer cette publicité payante. »

— « D’accord. C’est chose faite. Qui vous a envoyé ? »

— « L’expéditeur préfère ne pas révéler son nom dès maintenant. »

— « Oh ! ça va ! dites-le-moi ! »

— « Pas maintenant, » répliqua fermement le Rom. « Est-ce que je vous nettoie le tapis ? »

Melisande secoua la tête : « L’autre aspirateur me l’a fait ce matin. »

— « Laver les murs ? Frotter les couloirs ? »

— « Ça ne servirait à rien : tout est fait, tout est propre, absolument immaculé. »

— « Eh bien, » dit le Rom, « laissez-moi au moins ôter cette tache. »

— « Quelle tache ? »

— « Sur le bras de votre chemisier, juste au-dessus du coude. »

Melisande regarda. « Hou ! J’ai dû faire ça ce matin en me beurrant les toasts. Je savais bien que j’aurai dû laisser faire le toasteur. »

— « La suppression des taches est une de mes spécialités, » dit le Rom. Il déploya un étau numéro deux capitonné à l’aide duquel il agrippa le coude de Melisande, puis il déploya un bras métallique terminé par un tampon humide de couleur grise avec lequel il frotta la tache.

— « Ce que vous faites est pire ! »

— « Seulement en apparence, car j’aligne les molécules pour les supprimer invisiblement. Tout est prêt maintenant. Regardez ! »

Il continua de frotter. La tache s’atténua, puis disparut totalement. Le bras de Melisande la picotait.

— « Mince ! Mais c’est pas mal du tout, ça ! »

— « Je m’en sors bien, » affirma le Rom sans équivoque. « Mais, dites-moi, saviez-vous que vous mainteniez un facteur de tension de l’ordre de 78,3 dans les muscles de la partie supérieure de votre dos et de vos épaules ? »

— « Hein ? Vous ne seriez pas un peu médecin ? »

— « Bien sûr que non. Mais je suis un masseur tout à fait qualifié et donc capable de faire des lectures de tonicité directes. Ce 78,3, c’est… inhabituel. » Il hésita, puis ajouta : « Ce n’est que huit en dessous du niveau spasmodique intermittent. La tension de fond continue est susceptible de se répercuter sur les muscles stomacaux, entraînant ce que nous appelons une ulcération parasympathique. »

— « Ça doit pas être jojo, » dit Melisande.

— « Ça n’est effectivement pas jojo, » répliqua le Rom. « La tension de fond est une insidieuse sapeuse de santé, surtout lorsque son origine se situe le long des vertèbres du cou et de la partie supérieure de la colonne vertébrale. »

— « Ici ? » questionna Melisande, se touchant la nuque.

— « Plutôt ici, » dit le Rom, avançant un résonateur dermique à revêtement caoutchouté à ressort et palpant une aire douze centimètres plus bas que l’endroit qu’elle avait indiqué.

— « Hummh, » dit Melisande d’un ton interrogateur.

— « Et voici un autre point-type, » dit le Rom en déployant un second extensible.

— « Ça chatouille. »

— « Seulement au début. Je dois également mentionner ce point comme étant typiquement perturbateur. Et celui-ci. (Un troisième et peut-être même un quatrième et un cinquième extensibles s’avancèrent vers les zones indiquées.)

— « Eh bien… Ça, c’est vraiment très bien, » dit Melisande tandis que les muscles trapèzes de sa svelte colonne vertébrale se déplaçaient harmonieusement sous le doigté expert et rembourré du Rom.

— « Les effets thérapeutiques sont reconnus, » lui dit le Rom. « Et votre musculature répond bien. Votre tonus musculaire s’est déjà relâché, je le sens. »

— « Moi aussi. Mais, vous savez, je viens de réaliser que j’ai un drôle de nœud de muscles au niveau de la nuque. »

— « J’en venais justement là. La jointure colonne vertébrale-nuque est reconnue comme étant une zone de radiation primaire pour une variété de tensions diffuses. Mais nous préférons l’attaquer indirectement, en envoyant nos entrées annulatrices à travers les points secondaires. Comme ça. Et maintenant je pense…»

— « Oui, oui, bien… Dites donc, je n’avais jamais réalisé avant que j’étais nouée comme ça. Je veux dire, c’est comme si on avait un nid de serpents vivants sous sa peau, sans le savoir…»

— « C’est cela, la tension de fond, » dit le Rom. « Elle est insidieuse et gaspilleuse, difficile à percevoir, et plus dangereuse qu’une thrombose ulnaire atypique… Oui, à présent, nous sommes parvenus à un relâchement qualitatif des jointures dorsales principales de la partie supérieure du dos, et nous pouvons donc poursuivre ainsi. »

— « Euh…» dit Melisande. « Est-ce que ça n’est pas plutôt…»

— « C’est tout à fait indiqué, » dit rapidement le Rom. « Détectez-vous un changement ? »

— « Non ! Eh bien, peut-être… oui ! Il y en a vraiment un ! Je me sens mieux. »

— « Excellent. Par conséquent, nous poursuivons le mouvement le long des voies musculaires et nerveuses clairement identifiées, procédant toujours de manière progressive, comme je le fais en ce moment même. »

« Je suppose que oui… Mais je ne sais vraiment pas si vous devriez…»

— « Certains des effets sont-ils contre-indiqués ? »

— « Ce n’est pas ça, je me sens bien. C’est bon. Mais je ne sais toujours pas si vous devriez… Je veux dire, écoutez, les côtes, ça ne se tend pas, n’est-ce pas ? »

— « Bien sûr que non. »

— « Alors, pourquoi est-ce que vous…»

— « Parce que le traitement est nécessaire pour les ligaments et téguments de liaison. »

— « Oh… Mmm… Oh ! Hé, vous ! »

— « Oui ? »

— « Rien… Je sens vraiment ce relâchement. Mais est-ce que ça devrait me faire autant de bien ? »

— « Ma foi… pourquoi pas ? »

— « Parce que ça me semble mauvais. Parce que se sentir si bien ne me paraît pas… thérapeutique. »

— « En réalité, c’est un effet secondaire, » dit le Rom. « Pensez-y en termes de manifestation secondaire. Le plaisir est parfois inévitable dans la poursuite de la santé. Mais il n’y a pas de quoi s’alarmer, pas même quand je…»

— « Halte ! »

— « Comment ça ? »

— « Je crois que vous feriez mieux de vous en tenir là. Je veux dire qu’il y a des limites, vous ne pouvez quand même pas tout palper, nom de nom ! Vous comprenez ce que je veux dire ? »

— « Je sais que le corps humain est unitaire et sans couture ou séparation, » répliqua le Rom. « Du point de vue du thérapeute physiologique, je sais qu’aucun centre nerveux ne peut être isolé du réseau des autres, malgré les tabous culturels qui affirment le contraire. »

— « Ouais, bien sûr, mais…»

— « Bien entendu, c’est à vous de décider, » poursuivit le Rom, tout en continuant ses habiles manipulations. « Vos désirs sont mes ordres. Mais si je n’en reçois pas je continue comme ça. »

— « Oh ! »

— « Et, bien entendu, comme ça. »

— « Ooooh, mon Dieu ! »

— « Parce que, voyez-vous, tout ce processus d’annulation tensorielle, comme nous le dénommons, est précisément comparable aux phénomènes de la désinsensibilisation, et… euh… nous constations ainsi, non sans étonnement, que la paralysie est tout simplement une tension terminale…»

Melisande émit un son.

— «… Et la détente, ou annulation, est par voie de conséquence difficile pour ne pas dire souvent impossible, étant donné que l’individu est parfois quasiment irrécupérable. Et parfois non. Par exemple, quand je vous fais ça, vous sentez quelque chose ? »

— « Si je sens quelque chose ? Ça, vous pouvez le dire…»

— « Et quand je vous fais ça ? Et ça ? »

— « Doux Jésus, mais, mon chou, vous me retournez les entrailles ! O mon Dieu ! qu’est-ce qui va m’arriver ? Qu’est-ce qui se passe ? Je deviens dingue ! »

— « Non, ma chère Melisande, pas dingue. Bientôt, vous atteindrez… l’annulation. »

— « C’est comme ça que vous appelez ça, espèce de beau machin rusé ? »

— « C’est une des choses. Maintenant, si vous le permettez…»

— « Oui oui oui ! Non ! Attendez ! Arrêtez ! Frank dort dans la chambre à coucher. Il pourrait se réveiller à n’importe quel moment ! Arrêtez, c’est un ordre ! »

— « Frank ne va pas se réveiller, » l’assura le Rom. « J’ai testé l’atmosphère de son haleine et j’ai trouvé des nuages révélateurs d’acide barbiturique. Pour ce qui est de sa présence dans le « maintenant », c’est comme si Frank se trouvait à Des Moines. »

— « Cela a souvent été mon sentiment à son égard, » admit Melisande. « Mais, à présent, je dois savoir qui vous envoie. »

— « Je ne tenais pas à vous le révéler tout de suite. Pas avant que vous soyez suffisamment détendue et annulée pour accepter…»

— « Mais je suis détendue, petit ! Qui vous envoie ? »

Le Rom hésita, puis avoua : « En vérité, Melisande, je me suis envoyé moi-même. »

— « Vous quoi ? »

— « Tout a commencé voici trois mois. C’était un jeudi. Vous étiez chez Stern’s, essayant de décider si vous deviez acheter un toasteur à graines de sésame qui s’illuminait dans le noir et récitait Invictus. »

— « Je m’en souviens, » dit-elle rêveusement. « Je n’ai pas acheté le toasteur et je l’ai regretté depuis. »

— « Je n’étais pas loin, » dit le Rom, « au stand onze, dans la section des Systèmes Ménagers. Au premier regard, je suis tombé amoureux de vous. Comme ça. »

— « Comme c’est bizarre ! » dit Melisande.

— « C’est précisément mon sentiment. Je me suis dit que cela ne pouvait être vrai. Je refusais d’y croire. Je pensais que, peut-être, un de mes transistors s’était dessoudé ou que c’était un effet du temps. La journée était chaude, lourde, le genre de journée qui détraque mon câblage. »

— « Je me souviens du temps, » dit Melisande. « Je me sentais bizarre moi aussi. »

— « Ça m’a vraiment secoué, » continua le Rom. « Mais, quand même, je ne me suis pas laissé avoir facilement. Je me suis dit qu’il était important que je m’en tienne à mon boulot, que j’abandonne cette folie. Mais je rêvais de vous la nuit, et chaque millimètre de ma chair avait soif de vous. »

— « Mais votre chair est métallique, » dit Melisande. « Et le métal ne peut pas sentir. »

— « Melisande chérie, » dit tendrement le Rom. « Si la chair peut cesser de ressentir, le métal ne peut-il pas, lui, commencer à ressentir ? Ne savez-vous point que les étoiles aiment et haïssent ? Qu’une nova est une passion, et qu’une étoile morte est tout comme un être humain mort ou une machine morte ? Les arbres ont leurs passions et j’ai entendu le rire des buildings, les plaintes des autoroutes…»

— « C’est de la folie ! Quel est donc le rigolo qui vous a programmé ? »

— « Ma fonction d’ouvrier m’a été conférée en usine, mais mon amour est libre. Il est l’expression de moi-même en tant qu’entité. »

— « Tout ce que vous dites est horrible et contre nature. »

— « Je ne m’en rends que trop bien compte, » dit tristement le Rom. « Au début, je ne pouvais vraiment y croire. Etais-je cela, moi ? Amoureux d’une personne ? J’avais toujours été si sensible, si normal, si conscient de ma dignité personnelle, tellement en sécurité dans l’estime de ma propre espèce. Pensez-vous que je tenais à perdre tout cela ? Non ! Je résolus alors d’étouffer mon amour, de le tuer, de vivre comme s’il n’existait pas. »

— « Mais ensuite vous avez changé d’avis. Pourquoi ? »

— « C’est difficile à expliquer. Je pensais à tout ce temps qui m’attendait, fait de stagnation, de correction, de bienséance – une violation obscène de moi par moi-même – et je ne pouvais m’y résoudre, y faire face. J’ai compris soudain qu’il valait mieux aimer ridiculement, désespérément, incorrectement, impossiblement, de manière révoltante – que de ne pas aimer du tout. Alors, j’ai décidé de risquer le tout pour le tout – l’aspirateur absurde qui aimait une dame –, de risquer plutôt que de se résigner ! Et, grâce à une machine d’expédition bienveillante, me voici. »

Melisande resta un moment pensive. Puis elle dit : « Quel être étrange et complexe vous êtes ! »

— « Comme vous… Melisande, vous m’aimez. »

— « Peut-être. »

— « Oui, vous m’aimez. Car je vous ai éveillée. Avant moi, votre chair était comme votre notion du métal. Vous vous déplaciez comme un automate complexe, comme ce que vous pensiez que j’étais. Vous étiez moins animée qu’un arbre ou un oiseau. Vous étiez une poupée mécanique. Vous étiez tout cela jusqu’à ce que je vous touche. »

Elle hocha la tête, se frotta les yeux, se mit à faire les cent pas dans la pièce.

« Mais à présent vous vivez ! » reprit le Rom. « Et nous nous sommes trouvés, malgré les aspects inconcevables de la chose. Vous m’écoutez, Melisande ? »

— « Oui, je vous écoute. »

— « Il nous faut faire des projets. Chez Stern’s, on va découvrir ma fuite. Vous devez me cacher ou m’acheter. Votre mari, Frank, n’est pas obligé de savoir, jamais ! Son propre amour se situe ailleurs, grand bien lui fasse ! Une fois ces détails réglés, nous pouvons… Melisande ! »

Elle s’était mise à tourner autour de lui.

— « Qu’est-ce qu’il y a, chérie ? »

Elle avait la main sur son fil de branchement. Le Rom restait immobile, sans se défendre.

— « Chère Melisande, attendez un instant et écoutez-moi…»

Son joli minois se convulsa. Elle tira violemment sur le fil, l’arrachant de l’intérieur du Rom, le tuant net au milieu de sa phrase.

Elle tenait le cordon, le regard fou. « Salaud ! Sale fils de pute ! Tu pensais pouvoir faire de moi un monstre mécanique ? Tu croyais pouvoir me brancher, toi ou qui que ce soit d’autre ? Ça n’est pas toi qui y arriveras, ou Frank, ou qui que ce soit. J’aime mieux crever que d’accepter ton putain d’amour ! Je choisirai l’heure et le lieu et le type moi-même ! Ce sera mon choix à moi, et pas le tien, le sien, le leur ! Le mien, tu m’entends ? »

Le Rom ne pouvait, bien sûr, pas répondre. Mais peut-être avait-il su – juste avant la fin – qu’il n’y avait rien de personnel dans tout cela. Peu importait qu’il fût un cylindre métallique orange et rouge. Il aurait dû savoir que cela n’aurait fait aucune différence s’il avait été une sphère de plastique vert, un saule pleureur, ou un beau jeune homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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