PREMIERE PARTIE : LE CHEF
Cher Dieu,
L’incident dont je veux vous entretenir remonte à plusieurs années, lorsque j’ouvris le meilleur restaurant indonésien des îles Baléares.
J’avais donc ouvert mon restaurant à Santa Eulalia del Rio, qui se trouve être un village sur l’île d’Ibiza. Il y avait déjà à cette époque un restaurant indonésien dans le port d’Ibiza, et un autre à Palma de Majorque. Les gens m’ont assuré que le mien était de loin le meilleur.
Malgré cela, les affaires n’allaient pas très bien.
Santa Eulalia était minuscule, mais de nombreux écrivains et artistes habitaient le village et la campagne environnante. Ces gens-là étaient tous très pauvres, mais pas au point de ne pouvoir s’offrir mon rijstaffel. Alors, pourquoi ne venaient-ils pas manger plus souvent chez moi ? Ce n’était sûrement pas le restaurant Juanito qui me portait préjudice, ni le Sa Punta. Même s’il fallait rendre pleinement justice à la haute qualité de leur langouste-mayonnaise et de leur paella, tous deux restaient, respectivement, en dessous de mon sambal telor, mon sate kambing et surtout de mon babi ketjap.
Je croyais alors que cela était dû au fait que les artistes sont souvent des gens inquiets et capricieux à qui un certain temps est de rigueur pour s’accoutumer aux nouveautés et notamment aux nouveaux restaurants.
Je suis comme ça moi-même… et ça fait des années que j’essaie de devenir peintre. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai ouvert mon restaurant dans un endroit comme Santa Eulalia. Je voulais vivre auprès d’autres artistes, et aussi gagner ma vie.
Les affaires n’allaient donc pas très bien, mais je m’en sortais quand même. J’avais un loyer minime, je faisais moi-même la cuisine et j’avais trouvé un garçon du coin qui servait les clients, changeait les disques sur le pick-up et lavait ensuite la vaisselle. Je ne le payais pas lourd mais je ne pouvais faire guère mieux. C’était un garçon admirablement laborieux, toujours jovial, propre, qui, avec un peu de chance, se retrouverait bien un jour gouverneur des Baléares !
J’avais donc mon restaurant, que j’avais appelé la Lune vert jade, j’avais mon garçon et, en moins d’une semaine, j’eus aussi un client régulier.
Je n’ai d’ailleurs jamais su son nom. C’était un Américain, grand, mince et taciturne, aux cheveux noirs. Il pouvait avoir dans les trente ou quarante ans. Il venait tous les soirs à neuf heures, commandait un rijstaffel, l’avalait, payait, laissait un pourboire de dix pour cent, puis il s’en allait.
Je n’exagère que très peu car, le dimanche, il allait manger la paella au Sa Punta et, le mardi, la langouste-mayonnaise chez Juanito. Et pourquoi pas ? Je mangeais là moi-même. Les cinq autres soirs de la semaine, il mangeait mon rijstaffel, d’ordinaire tout seul, une ou deux fois en compagnie d’une dame, quelquefois d’un ami. Il mangeait posément tandis que Pablo, mon garçon, s’affairait à lui servir les plats et à changer les disques.
Entre nous, je pouvais vivre à Santa Eulalia grâce à ce seul client. Pas largement, mais je pouvais vivre.
Les prix étaient bien modestes de ce temps-là.
Bien sûr, lorsque vous vous trouvez dans une situation pareille, à vivre plus ou moins aux dépens d’un seul client, vous avez tendance à l’étudier plutôt soigneusement.
Et ce fut là le commencement de mon péché. Qui, comme bien des péchés, me parut d’abord bien inoffensif.
Je voulais encourager ce monsieur. Je me mis donc à étudier ce qu’il aimait et ce qu’il n’aimait pas.
Je sers un rijstaffel de treize plats, pour la somme de trois cents pesetas, équivalant à l’époque à un peu plus de cinq dollars. Le mot rijstaffel signifie littéralement « table de riz ». C’est une adaptation hollandaise de la cuisine indonésienne. Vous disposez le riz au centre de la table, trempé dans le Sajor, une sorte de potage de légumes. Puis vous entourez le riz de plats divers : le Daging Kerry, du bœuf en sauce curry, le Sate Babi, du porc rôti à la broche en sauce d’arachide, et le Sambal Udang, du foie en sauce piquante. Ce sont là les plats onéreux du menu car ils contiennent de la viande. Puis il y a le Sambal Telor et le Perkedel, des œufs en sauce piquante et des boulettes de viande, plus une série de plats variés, de légumes et de fruits. Et puis viennent les à-côtés, tels que les cacahuètes, les galettes de crevettes, de la noix de coco râpée, des chips épicés et tutti quanti.
Le tout servi dans de petits plats ovales, renforçant l’impression que vous en avez largement pour vos trois cents pesetas. Ce qui est le cas, bien sûr, mais pas autant qu’on le croirait.
Mon client mangeait de bon cœur, et il consommait d’ordinaire huit ou dix des plats et un peu plus de la moitié du riz. Ce n’est pas si mal pour quelqu’un qui n’est pas hollandais.
Pourtant, je n’en restai pas là. Je remarquai qu’il laissait toujours le foie. Je pris alors sur moi de le remplacer par du Sambal Ati, crevettes en sauce de foie. Comme il paraissait particulièrement friand de mes Sates, je lui augmentai donc sa portion et lui donnai beaucoup de sauce d’arachide.
Au bout d’une petite semaine, je remarquai sans aucun doute qu’il avait grossi.
Cela m’encouragea. Je lui doublai la portion de Rempejek, de galettes d’arachides ainsi que de boulettes de viande. L’Américain se mit à manger comme un Hollandais. Il grossissait à vue d’œil et je l’y aidais nettement.
Deux mois plus tard, il promenait un surplus de cinq à dix kilos. Cela m’était égal. J’essayais d’en faire l’esclave de ma nourriture. J’achetai des plats plus grands et lui servis des portions plus consistantes. Je me mis à introduire un autre plat de viande, le Babi Ketjap, du porc dans de la sauce de soui, au lieu d’arachides qu’il ne touchait jamais.
Vers le troisième mois, il approchait de l’obésité. C’était surtout le riz et la sauce d’arachides qui en étaient la cause. Et moi, dans ma cuisine, je me délectais de jouer de ses papilles comme un organiste joue de ses pédales, et il s’attelait à la tâche, le visage à présent rondelet et luisant de sueur, tandis que Pablo tournoyait avec les plats et changeait les disques tel un derviche.
Il était maintenant bien évident que l’Américain était sensible à mon rijstaffel. Son tendon d’Achille à lui, c’était son estomac, pour ainsi dire. Mais ce n’était même pas aussi simple que ça. Car je devais présumer que cet Américain avait vécu ses trente ou quarante ans avant de me rencontrer en homme mince. Mais qu’est-ce qui permet à un homme de rester mince ? Une carence, me semble-t-il, le manque de quelque nourriture qui ébranle véritablement les désirs spécifiques de ses papilles gustatives.
J’ai dans l’idée que bien des gens minces sont des obèses virtuels qui n’ont tout simplement pas trouvé leur nourriture propre et spécifique. J’ai connu un Allemand émacié qui ne prenait du poids qu’en allant à Madras au compte d’une firme de travaux publics et y retrouvait l’éventail stupéfiant des curries du sud de l’Inde. J’ai connu un Mexicain squelettique qui jouait de la guitare dans plusieurs boîtes de Londres et qui m’assura qu’il ne grossissait que dans sa ville natale de Morelia. Il me disait qu’il pouvait manger décemment n’importe où au Centre du Mexique (bien que sans délectation) mais que, par contre, à partir du sud d’Oaxaca jusqu’au Yucatan, la cuisine ne lui réussissait pas du tout, personnellement. Je connaissais aussi quelqu’un d’autre, un Anglais, qui avait passé une grande partie de sa vie en Chine jusqu’à ce que les communistes en expulsent les étrangers, et il me disait qu’il dépérissait par manque de nourriture setchouanaise et que la cuisine de Shanghai, cantonaise ou mandarine, ne lui convenait pas du tout. Il me dit que les différences régionales de cuisine en Chine sont (ou étaient) plus grandes que celles d’Europe, et que son cas était comparable à celui d’un Napolitain coincé à Stockholm. Selon lui, la cuisine setchouanaise, tout en étant très épicée, reste très raffinée. Il vivait à Nice, se nourrissant de plats provençaux auxquels il rajoutait de la purée de haricots rouges importée ainsi que de la sauce de soui, et Dieu sait quoi encore. Il me disait que c’était une vie de chien mais peut-être sa femme en était-elle partiellement responsable.
Il y a des précédents, vous voyez, quant au comportement de mon Américain. De toute évidence, il était de ceux qui n’étaient jamais tombés sur une cuisine qui leur convenait réellement. Et il venait juste d’y tomber à présent. C’était mon rijstaffel qu’il mangeait pour rattraper ces trente ou quarante ans de privations gustatives.
Dans une situation de ce genre, l’éthique du chef est d’essayer d’assumer la responsabilité de son client glouton. Car le chef est après tout dans la même situation que le montreur de marionnettes, c’est lui qui manipule les désirs culinaires de ses clients. J’ai connu un chef français à Paris imbu de l’esprit d’Escoffier qui refusait catégoriquement de resservir une autre portion de sa quiche lorraine ou de sa tarte à l’oignon, deux de ses spécialités, à certains de ses clients, prétextant que : « Resservir de n’importe quel plat, c’est rompre l’équilibre d’un repas et je ne me prêterai point, quant à moi, à la perpétration d’une telle perversité pour tout l’or du monde. »
Je tire mon chapeau à ce maître chef, tout en étant incapable d’être son émule. D’abord, je n’étais même pas un vrai chef. À peine un pauvre Italien pourvu d’un flair inexplicable pour la préparation du rijstaffel. A dire vrai, je désirais surtout devenir peintre. À mon grand regret, j’avais et j’ai toujours une mentalité d’opportuniste.
Je continuais à gaver mon client et mes angoisses avaient tendance à s’amplifier. Il me semblait à présent que l’Américain m’appartenait bien qu’il n’y eût aucun lien légitime entre nous. Tard la nuit je me réveillais en sursaut ; j’avais rêvé que mon client avait tourné vers moi son énorme face lunaire en disant : « Vos Sambals manquent de saveur. C’était idiot de ma part de vous laisser me nourrir. Nos rapports sont dès à présent terminés. »
Je doublais hardiment ses portions de Satay Kambing Madura, lui servais son riz frit à l’huile et au safran plutôt que bouilli, j’ajoutais une ration généreuse de Sate Ayam, du poulet en sauce piquante plus des noix écrasées : le tout fort engraissant et destiné à entretenir sinon accroître sa dépendance envers moi.
Il me semblait que je cuisinais et qu’il mangeait dans un état semi-second. Il est certain que nous avions déjà l’un et l’autre perdu un peu l’esprit. Il était devenu énorme, pareil à une saucisse bouffie. Chaque kilo qu’il gagnait me semblait une preuve de mon emprise sur lui. Mais c’était aussi une source accrue d’angoisse pour moi, car il ne pouvait quand même pas grossir indéfiniment.
Et puis, un soir, tout se renversa.
J’avais prévu un petit plat de choix pour lui, en sus, du Sambal Ati, des crevettes en sauce piquante ; une pure extravagance de ma part si on songe au coût perpétuellement en hausse des crevettes. Je pensais tout bonnement lui faire plaisir.
Il ne vint pas à mon restaurant bien que ce fût un de ses soirs. Je restai ouvert deux heures de plus que d’habitude, mais il ne vint pas.
Il ne vint pas non plus le soir suivant.
Pas plus que le surlendemain soir.
Mais, le quatrième soir, il arriva en se dandinant et prit place à sa table habituelle.
Je n’avais jamais parlé à mon client de tout le temps qu’il prenait ses repas chez moi. Mais, ce soir-là, je pris la liberté de m’avancer à sa table et, m’inclinant légèrement, je lui dis : « Vous nous avez manqué, mijnheer. »
Il dit : « Je suis désolé de n’avoir pu venir. Mais je n’étais pas bien. »
— « Rien de grave, j’espère ? » dis-je.
— « Non, pas du tout. Juste une crise cardiaque bénigne. Mais le docteur pensait que je devais garder le lit quelques jours. »
Je m’inclinai. Il hocha la tête. Je revins dans la cuisine. Je me mis à farfouiller dans mes casseroles. Pablo attendait que je serve la commande. L’Américain s’enfonça dans le cou l’énorme serviette rouge achetée tout exprès pour lui, et attendit. Je devins soudain tout à fait conscient de ce que j’avais su subconsciemment tout du long : j’étais en train d’assassiner ce bonhomme.
Je regardai mes marmites pleines de sambals et de sates, mes chaudrons de riz, mes jarres de Sajor, et je reconnus en eux les instruments d’une mort lente, tout aussi efficaces que la corde ou le gourdin.
À chaque homme sa cuisine. Mais on peut tuer n’importe qui par l’adroite manipulation de ses appétits.
Soudain, je hurlai en direction de mon client : « Le restaurant est fermé ! »
— « Mais pourquoi ? » demanda-t-il.
— « La viande est passée, » répliquai-je.
— « Dans ce cas, servez-moi un rijstaffel sans viande, » répliqua-t-il.
— « C’est impossible, » dis-je. « Il n’y a pas de rijstaffel sans viande. »
Il me fixait à travers la pièce, les yeux dilatés par l’angoisse. « Alors, servez-moi une omelette avec beaucoup de beurre. »
— « Je ne fais pas d’omelette. »
— « Une côtelette de porc, alors ! Avec beaucoup de graisse. Ou simplement un bol de riz frit. »
« Mijnheer ne semble pas comprendre, » lui dis-je. « Je ne fais que le rijstaffel, correctement et dans les formes conventionnelles, et, si ce n’est pas possible, je ne fais rien du tout. »
— « Mais j’ai faim ! » s’écria-t-il, tel un enfant éploré.
— « Allez manger votre langouste-mayonnaise chez Juanito ou la paella au Sa Punta. Ce ne sera pas la première fois, » ajoutai-je. Après tout, je suis humain.
— « Ce n’est pas ce que je désire, » dit-il au bord des larmes. « Je veux un rijstaffel ! »
— « Allez à Amsterdam, alors ! » lui criai-je, en envoyant en l’air tout mon matériel de sates et de sambals à grands coups de pied, et en m’élançant au-dehors.
J’emballai quelques effets personnels et pris un taxi pour la ville d’Ibiza. J’arrivai juste à temps pour le bateau de nuit de Barcelone. De là, je pris l’avion pour Rome.
J’avais été cruel avec mon client, ça, je l’admets. Mais je croyais que c’était nécessaire. Il fallait l’empêcher de manger, immédiatement. Et il fallait m’empêcher de le nourrir.
Mes voyages ultérieurs ne relèvent pas de la présente confession. J’ajouterai seulement que je suis aujourd’hui propriétaire et directeur du meilleur restaurant de rijstaffel dans l’île grecque de Cos. Je m’en sors. Je sers des portions mathématiquement calculées, pas un gramme de plus, même pas pour les clients réguliers. Et pour tout l’or du monde je ne resservirais pas d’un plat, gratuitement ou non.
Ainsi ai-je appris quelque peu de vertu… mais au prix d’un grand crime.
Je me suis souvent demandé ce qu’étaient devenus l’Américain et Pablo, auquel j’adressais ses arriérés de salaire depuis Rome.
Moi… j’essaie toujours de devenir peintre.