19

 

 

À peine une heure plus tard, il se retrouvait devant la porte de Marie Thorne. Une Marie sans maquillage vêtue d’une robe de chambre, les yeux mi-clos, le conduisit vers la cuisine, où elle programma du café, des toasts et des œufs brouillés.

« Je préférerais que vous fassiez vos apparitions dramatiques à une heure plus décente, » dit-elle. « Il est six heures et demie du matin ! »

— « Je tâcherai de faire mieux la prochaine fois, » répliqua gaiement Blaine.

— « J’attendais votre coup de fil. Que s’est-il passé ? »

— « Pourquoi ? Vous vous êtes fait du souci ? »

— « Pas le moindre. Que s’est-il passé ? »

Entre deux bouchées, il lui raconta la chasse, ses démêlés avec le spectre et la séance d’exorcisme. Elle écouta tout en silence, puis dit : « Vous êtes donc très fier de vous, n’est-ce pas, et je suppose qu’il y a de quoi. Mais vous ne savez toujours pas ce que ce Smith veut de nous, ni même qui il est. »

— « Je n’en ai pas la moindre idée. Ni Smith, d’ailleurs. A dire vrai, je m’en fiche pas mal. »

— « Que se passera-t-il le jour où lui le saura ? »

— « Je m’en inquiéterai à ce moment-là. » Marie leva les sourcils sans commentaires. « Tom, quels sont vos projets à présent ? »

— « Chercher du travail. »

— « Comme chasseur ? »

— « Non. Aussi fou que ça puisse paraître, je vais quand même essayer les agences pour dessinateurs de yachts. Ensuite, je reviendrai, vous déranger à des heures plus raisonnables. Ça vous va ? »

— « Pas tellement. Vous voulez un bon conseil ? »

— « Non. »

— « Je vais vous le donner quand même. Tom, quittez New York. Allez-vous-en le plus loin possible. Aux Fidji ou aux Samoa, par exemple. »

— « Mais pourquoi ? »

Marie se mit à arpenter la cuisine. « Vous ne comprenez rien à ce monde. »

— « Je crois que si. »

— « Non ! Vous avez eu quelques expériences typiques, Tom, voilà tout. Ce qui ne veut pas dire que vous ayez assimilé notre culture. Vous avez été extirpé du passé, hanté, et vous avez participé à une chasse. Tout ça ne représente guère plus qu’une randonnée touristique. Reilly avait raison – vous êtes aussi perdu ici qu’un homme des cavernes l’aurait été de votre temps. »

— « C’est ridicule et je refuse cette comparaison. »

— « D’accord, disons alors un Chinois du XIVe siècle. Supposons que ce Chinois hypothétique ait rencontré un gangster, qu’il ait pris l’autobus et qu’il soit allé visiter Coney Island. Diriez-vous pour autant qu’il comprend l’Amérique du XXe siècle ? »

— « Bien sûr que non ! Mais où est le problème ? »

— « Le problème, » dit-elle, « c’est que vous n’êtes pas en sécurité ici et que vous ne pressentez pas plus l’origine que la nature des dangers qui vous menacent. D’abord, il y a ce foutu Smith qui est à vos trousses. Ensuite, il se peut que les héritiers de Reilly ne voient pas d’un très bon œil votre profanation de sépulture. Peut-être jugeront-ils nécessaire d’intervenir. Et les directeurs de la Rex palabrent toujours pour décider ce qu’il convient de faire de vous. Vous avez altéré et interrompu le cours des choses. Ne le sentez-vous pas ? »

— « Smith, c’est mon affaire, » affirma Blaine. « Au diable les héritiers de Reilly ! Quant aux directeurs, que peuvent-ils me faire ? »

— « Tom, » dit-elle posément, « si quelqu’un de cette époque se trouvait dans votre cas, il serait parti en courant depuis belle lurette ! »

 

Il n’était pas d’humeur à suivre ce genre de conseil. Il avait survécu aux dangers de la chasse, franchi la porte de fer menant aux bas-fonds pour revenir triomphant à la lumière. Maintenant, assis dans la cuisine ensoleillée de Marie, il se sentait léger et en paix avec le monde. Le danger lui paraissait un problème académique qu’il ne convenait même pas d’aborder et l’idée de fuir New York était absurde.

— « Dites-moi, » demanda-t-il sur un ton désinvolte, « comptez-vous parmi les choses que j’ai bousculées ? »

— « Je vais probablement perdre ma place, si c’est ce à quoi vous faites allusion. »

— « Ce n’est pas à cela que je pensais. »

— « Alors, n’en parlons plus. Allez-vous quitter New York, oui ou non ? »

— « Non. Et je vous en prie : pas de panique. »

— « Seigneur ! » soupira-t-elle. « Nous parlons la même langue, mais, je n’arrive pas à me faire entendre. Vous ne comprenez donc pas ? Bon, laissez-moi vous donner un exemple. »

Elle réfléchit un moment. « Supposons qu’un homme possède un voilier…»

— « Vous faites de la voile ? » demanda Blaine.

— « Oui, j’adore en faire. Tom, écoutez-moi ! Supposons qu’un homme possède un voilier avec lequel il projette un voyage en mer…»

— « Sur l’océan de la vie, » acheva Blaine.

— « Vous n’êtes pas drôle, » dit-elle, ravissante et sérieuse. « Cet homme ne connaît rien des bateaux. Il les voit flotter, joliment peints, bien astiqués. Il ne peut même pas imaginer un danger quelconque. Et puis vous examinez ce bateau. Vous vous rendez compte que les charpentes sont fendues, que le gouvernail est bouffé par les vers, que le mât est pourri, que les voiles sont moisies, que les boulons de quille sont rouilles et que les amarres sont prêtes à lâcher. »

— « Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur les bateaux ? »

— « Je fais de la voile depuis que je suis toute petite. Ecoutez-moi, s’il vous plaît ! Vous dites à cet homme que son bateau est hors d’état. Que la première bourrasque peut le faire chavirer. »

— « Il faudrait que nous fassions un peu de voile, un de ces jours, » dit Blaine.

— « Mais cet homme, » s’entêta Marie, « ne connaît rien aux bateaux. Tout a l’air normal pour lui. Et, le pire, c’est que vous ne pouvez pas lui dire exactement ce qui l’attend, ni quand. Peut-être le bateau tiendra-t-il le coup un mois, ou un an, une semaine. Peut-être que ce seront les boulons de quille qui lâcheront les premiers, ou bien le mât. Vous ne savez pas au juste. Et c’est précisément le cas ici. Je ne peux pas vous dire exactement ce qui vous attend ni quand. Je peux seulement vous dire que vous êtes hors d’état. Il faut que vous partiez ! »

Elle le regarda avec espoir.

Blaine secoua la tête. « Vous feriez un sacré équipage. »

— « Alors, c’est non ? »

— « C’est non. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et le seul endroit où je vais maintenant, c’est au lit. Que diriez-vous de m’y rejoindre ? »

— « Allez au diable ! »

— « Voyons, chérie ! Où est passée votre pitié pour le pauvre vagabond du passé que je suis ? »

— « Je m’en vais, » dit-elle. « Je vous cède mon lit. Mais vous feriez mieux de réfléchir à ce que je vous ai dit. »

— « Bien sûr, » dit Blaine. « Mais à quoi bon me tracasser puisque vous le faites si bien pour moi ? »

— « Smith aussi le fait pour vous. » Sur quoi, elle quitta la cuisine.

 

Blaine termina son petit déjeuner et alla se coucher. Il se réveilla tôt dans l’après-midi. Marie n’était pas encore revenue, de sorte qu’avant de partir il lui laissa un petit mot amusant avec l’adresse de son hôtel.

Les jours suivants, il fit la tournée de la plupart des agences pour dessinateurs de yachts de New York, mais en vain. Mattison & Myers, son ancienne firme, était depuis longtemps défunte. Quant aux autres, elles n’étaient pas intéressées. Finalement, chez Jaakobsen Yachts, le dessinateur en chef le questionna longuement sur les péniches aujourd’hui hors d’usage de la baie de Chesapeake et des îles Bahamas. Blaine fit montre de son vaste savoir en la matière, ainsi que de ses talents démodés de dessinateur.

« Nous avons parfois des demandes pour des bateaux antiques et exotiques, » dit le dessinateur en chef. « Il y a toujours des gens qui veulent naviguer sur quelque chose que n’a pas le voisin. Nous avons construit des houris, des praos, des péniches à voile, des jonques, des dhaws, des bricks, des barques, etc. Quelques-uns de ces sardes ou scomhresoces du Chesapeake marcheraient très bien aujourd’hui, et même certains de ces engins des Bahamas du XXe siècle avec les voiles bouffantes. Vous voulez que je vous dise ? Je vais vous embaucher comme saute-ruisseau. Vous pourrez nous faire des coques du XXe siècle à la commission et travailler votre dessin, qui, franchement, est vieux jeu. Quand vous serez prêt, vous serez promu. Qu’en dites-vous ? »

C’était un poste insignifiant, mais correct, avec une bonne chance d’avancement. Cela signifiait qu’en tout cas il avait une vraie place dans le monde de 2110.

— « J’accepte, » dit Blaine, « et je vous remercie. »

Ce soir-là, pour fêter l’événement, il se rendit dans une Boutique Sensorielle et acheta un tourne-disque et quelques enregistrements. Il avait bien mérité ce petit luxe, se dit-il.

Les sensoriels faisaient partie intégrante de 2110. Ils étaient aussi répandus et populaires que la télévision l’avait été du temps de Blaine. Des versions plus importantes et plus élaborées des sensoriels étaient utilisées pour les productions théâtrale, et des variantes servaient à la publicité et à la propagande. Ils étaient, à ce jour, la forme la plus pure et la plus puissante du rêve sur mesure pour chacun.

Mais les sensoriels avaient leurs adversaires, des adversaires virulents qui déploraient la tendance désastreuse à la passivité totale chez le spectateur. Ces critiques étaient perturbées par l’aisance excessive avec laquelle on pouvait assimiler un sensoriel ; et, en vérité, nombreuses étaient les ménagères qui traversaient la vie les yeux vides, comme ces mystiques branchées sur leur vision intérieure.

En face d’un livre ou de la télévision, soulignaient les critiques, il fallait que le sujet s’applique, participe. Mais les sensoriels vous submergeaient littéralement, brutalement, brillamment, laissant dans leur sillage la nuisible impression schizophrène que les rêves étaient mieux et plus désirables que la vie. Une telle impression ne pouvait être tolérée, même si elle était vraie. Les sensoriels étaient néfastes.

Bien sûr, quelques œuvres valables sur le plan artistique avaient été réalisées sous forme sensorielle. On ne pouvait pas réfuter le talent de Verreho, de Johnston ou de Telkin, et le Renard bleu paraissait plein de promesses. Mais les œuvres essentielles n’étaient pas nombreuses. Et elles ne faisaient pas le poids devant les effets psychiques nuisibles, l’appauvrissement du goût populaire, et la tendance à une passivité totale…

D’ici à une génération, clamaient les critiques, les gens seraient incapables de lire, de penser ou d’agir !

C’était un argument de poids. Mais Blaine, avec ses cent cinquante-deux ans de perspective, se souvenait qu’on avait porté la même accusation contre la radio, le cinéma, les illustrés, la télévision et les livres de poche. Même le vénéré roman avait jadis été dénoncé pour avoir dévié du droit chemin de la littérature. Chaque innovation semblait néfaste sur le plan culturel, pour devenir en fin de compte un nouvel élément culturel, l’incarnation d’une époque, l’esprit de l’Age d’Or, destiné à être balayé par la prochaine innovation. Bons ou mauvais> les sensoriels étaient là. Blaine entra dans le magasin pour y goûter.

 

Après avoir examiné divers modèles, il fit l’acquisition d’un appareil Bendix à prix moyen. Puis, avec l’aide de l’employé, il choisit trois enregistrements en vogue et les prit dans une cabine d’écoute. Fixant les électrodes à son front, il brancha le premier.

C’était un historique populaire, une version plutôt romantique de la Chanson de Roland, réalisée selon une technique de non-identification à basse intensité qui permettait des effets de bataille spectaculaires et des mouvements de masses. Le rêve commença.

… et Blaine se retrouva dans le défilé de Roncevaux en cette matinée d’août torride et fatidique de l’an 778. Il était avec l’arrière-garde de Roland, et observait le gros de l’armée de Charlemagne qui poursuivait lentement sa route sinueuse vers la Terre des Francs. Les preux, épuisés, s’affalaient sur leurs selles à haut troussequin, le cuir crissait, les éperons cliquetaient contre le bronze des étriers. L’air était chargé d’une odeur de pins et de sueur. Un ruban de fumée s’élevait de Pampelune rasée. Un goût d’acier huilé et de foin pesait sur le paysage…

Blaine décida de l’acheter. Le sensoriel suivant était une chasse sur Vénus à haute intensité, dans laquelle le spectateur s’identifiait totalement avec l’homme pourchassé bien qu’innocent. Le dernier était un enregistrement à intensité variable de Guerre et Paix, avec des passages d’identification occasionnels.

Il alla régler ses achats. L’employé lui fit un clin d’œil : « Du vrai de vrai, ça vous intéresse ? »

— « Peut-être, » dit Blaine.

— « J’ai quelques enregistrements de soirées tout à fait spéciales. Identification totale et avec des échanges en plus. Non ? J’ai un numéro d’horreur sur le vif – un homme qui meurt dans les sables mouvants. Les meurtriers ont enregistré sa mort pour les vrais connaisseurs. »

— « Une autre fois, peut-être. »

— « Et aussi, » se hâta d’ajouter l’employé, « j’ai un enregistrement spécial, réalisé légalement mais à l’insu du public. Quelques exemplaires seulement circulent sous le comptoir. Un homme extirpé du passé. Absolument authentique. »

— « Vraiment ? »

« Ah oui ! c’est absolument unique ! Les émotions transparaissent claires comme de l’eau de roche. Une pièce de collection. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle devienne un classique. »

— « Ça, j’aimerais l’essayer, » dit Blaine d’un ton sinistre.

Il prit l’enregistrement clandestin et retourna dans la cabine. Dix minutes après, il en ressortait quelque peu secoué, et achetait le sensoriel à un prix exorbitant. C’était comme s’il eût acheté un morceau de lui-même.

L’employé et les techniciens de la Rex avaient raison. C’était une vraie pièce de collection qui deviendrait probablement un classique.

Malheureusement, tous les noms avaient été soigneusement effacés pour empêcher la police d’en retracer la source. Il était donc célèbre, mais totalement incognito.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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