30

 

 

Marie insista pour s’installer au Motel des Mers du Sud jusqu’au jour du mariage. Blaine suggéra une cérémonie discrète devant un juge de paix mais Marie, à son grand étonnement, exigea le mariage le plus spectaculaire qui fût possible à Taiohaé. Il fut célébré le dimanche même à la maison du maire.

Mr. Davis leur prêta un petit voilier de son chantier. Ils partirent au lever du soleil en croisière de lune de miel vers Tahiti.

Pour Blaine, tout cela était comme un rêve délicieux et fugace. Ils voguèrent sur une mer ciselée de vert jade et virent la lune, jaune, énorme, entre les haubans de l’embarcation. Le soleil émergea d’un long nuage noir, atteignit son zénith puis déclina, transformant la mer en un lac de fer étincelant.

Ils jetèrent l’ancre dans la lagune de Papeete, face à la montagne de Moorea embrasée par le coucher de soleil, plus fantastique encore que les montagnes lunaires. Et Blaine se souvint d’un certain jour où, dans la Baie de Chesapeake, il avait rêvé : Ah, Raiatea ! La montagne de Moorea ! Le vent du large !

Un continent et un océan le séparaient alors de Tahiti, et bien d’autres obstacles. Mais cela s’était passé dans un autre siècle, un autre temps.

Ils auraient bien passé plus de temps à Papeete mais, tandis qu’ils déambulaient près du port, ils aperçurent trois zombis accroupis à l’ombre avec des bols de mendiants. Les zombis les fixèrent du regard tandis qu’ils passaient, puis les suivirent. Blaine leur donna l’aumône, mais les zombis continuèrent de les suivre, silencieux et réprobateurs.

Finalement, Blaine s’arrêta, se retourna et dit : « Bon ! Qu’est-ce que vous voulez ? »

Les zombis ne répondirent pas. Ils hochèrent simplement de la tête et fixèrent des yeux son corps vigoureux de lutteur.

« Est-ce à cause de Smith ? » leur cria Blaine.

Leurs yeux étaient devenus des charbons ardents à la mention de ce nom mais ils se refusèrent à répondre.

— « Partons d’ici ! » dit Marie. « Ces maudits zombis ont une organisation mondiale. Ils savent probablement tout de toi et de Smith ! »

Blaine et Marie s’en allèrent à Moorea, grimpèrent les collines à dos de cheval et cueillirent la tiare blanche de Tahiti. Puis ils tombèrent sur un zombi solitaire, frêle et rabougri, qui les fixa intensément de ses yeux réprobateurs. Et, lorsque Blaine le questionna au sujet de Smith, le zombi acquiesça brièvement de la tête.

Ils s’en retournèrent à leur bateau ancré dans la baie, puis appareillèrent pour les Tuamotu.

Mais il n’y avait pas d’échappatoire à la silencieuse persécution des zombis. À Atua, ils furent dix à s’amener sur le quai pour former une longue file auprès du bateau. Blaine sortit, un marteau de mécanicien dans la main, provoquant les zombis, cherchant l’attaque. Mais les zombis ne faisaient que le regarder. Ils paraissaient aussi fragiles que des feuilles mortes : dix gousses vides qu’un gosse pouvait disperser, aussi impuissants que des épouvantails. Mais ils étaient invulnérables dans leur impuissance, aussi forts que la mort.

Blaine remit le marteau dans sa poche et s’en revint vers le bateau.

Le réseau zombi avait annoncé sa présence même dans les plus minuscules atolls. Parfois seuls, parfois en groupe, les zombis se rassemblaient partout où il débarquait. Le chœur silencieux observait ses mouvements avec de grands yeux mourants et réprobateurs ; les furies impuissantes, invulnérables, attendaient avec une patience terrible, fatale. Et Blaine savait ce qu’ils attendaient.

Lui et Marie mirent à nouveau la voile sur Taiohaé. Marie se fit ménagère. Blaine commença à travailler au chantier naval et attendit.

 

Le travail de Blaine au chantier naval était intéressant et varié. Les barques et les ketchs de l’île arrivaient tant bien que mal avec leur arbre tordu ou leur hélice abîmée, avec des planches qui avaient éclaté contre une tête de corail gâchée ou avec leurs voiles déchirées par un brusque coup de vent. Il y avait des embarcations sous-marines à entretenir, des bateaux appartenant aux fermes sous-marines voisines qui se ravitaillaient à Taiohaé. Et, de temps en temps, un youyou à construire et même une goélette.

Efficacement, rapidement, Blaine veillait à tous les détails pratiques. Après quelque temps, il se mit à rédiger des dépêches publicitaires sur le chantier destinées au Courrier des Iles du Sud. Ce qui leur apporta plus d’affaires et exigeait plus de paperasses encore et un besoin plus urgent d’une liaison adéquate entre le Chantier Naval des Iles du Sud et les chantiers moins importants auxquels ils sous-traitaient du travail. Blaine s’occupait de cela, ainsi que de la publicité.

Son travail de maître-constructeur de barque commençait à rappeler étrangement ses postes antérieurs de dessinateur de yachts en second.

Mais ça ne l’ennuyait plus. Il lui paraissait évident maintenant que la nature avait décidé qu’il serait dessinateur de yachts en second, ni plus ni moins. C’était là son destin et il l’acceptait.

Sa vie s’orchestra en une routine agréable faite du chantier naval et du bungalow blanc, remplie du cinéma du samedi soir et du Sunday Times en microfilm, de brèves visites aux fermes sous-marines et aux autres îles Marquises, de soirées chez le maire et de parties de poker au yacht club, de vivifiantes sorties à travers la Comptroller Bay et de baignades nocturnes sous la lune, sur la plage de Temuoa.

Et, toujours, les zombis de Taiohaé se tenaient à proximité, et l’observaient, et attendaient.

Et puis un matin, au chantier naval, Mr. Davis s’approcha de lui, l’air soucieux.

« Dites donc, Tom, il y a un type qui vient de passer vous voir. »

— « Qui était-ce ? » demanda Blaine.

— « Quelqu’un du continent, » dit Davis. « Il est arrivé en bateau ce matin même. Je lui ai dit que vous n’étiez pas encore arrivé et il a répondu qu’il vous verrait chez vous. »

— « Comment était-il ? » demanda Blaine, sentant les muscles de son estomac se resserrer.

Davis fronça encore plus les sourcils. « Eh bien, c’est ça le plus drôle. Il était à peu près de votre taille, mince, très basané. Il portait une espèce de masque chirurgical mais sa peau était bizarre. Et puis il empestait la chlorophylle.

— « Ça me paraît bien étrange, » dit Blaine.

— « Oui, bien étrange. Et il boitait fort. »

— « Est-ce qu’il vous a laissé son nom ? »

— « Il a dit qu’il s’appelait Smith. Où allez-vous, Tom ? »

— « Je dois rentrer tout de suite, » dit Blaine. « J’essaierai de vous expliquer plus tard. »

Il fila vite. Smith avait sans doute découvert sa propre identité et le rapport entre lui-même et Blaine. Et, exactement comme il avait promis de le faire, le zombi était arrivé lui rendre visite.

 

 

 

Le temps meurtrier
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