JEU:
PREMIÉRE
SCHÉMATIQUE
Peut-être n’était-il pas encore tout à fait réveillé, ce qui pouvait expliquer le choc qu’il éprouvait à dévaler l’obscur couloir, et, passé la porte ovale, à se trouver nez à nez avec le silence soudain et l’immensité de l’arène. Les gradins concentriques en pierre s’élevaient à une hauteur étourdissante au-dessus de sa tête, obstruant le dôme du ciel, concentrant et cernant la chaleur et l’énergie de la foule. Le sable blanc renvoyait l’éclat du soleil matinal et, l’espace d’un instant, il ne put se rappeler où il était.
Il ramena son regard sur lui-même : il portait une chemise bleue sans col et un short rouge. Un mitaxl de cuir était fixé à sa main gauche. Dans sa main droite, il tenait le daenum, long d’un mètre, lourd et rassurant. Il portait des genouillères et des protège-coudes rembourrés, selon le règlement. Il avait également une petite casquette jaune duvetée que le règlement n’exigeait pas mais ne défendait pas non plus.
Le tout était supposé être familier et rassurant. Vraiment ?
Il vérifia les sangles et les attaches du mitaxl, s’assura que le daenum coulissait librement sur sa tige de bronze.
Il se palpa la taille et y sentit le poids mou et familier du sentrae fixé à sa ceinture, le côté rêche tourné en dedans. Il se dit que tout était en ordre. Pourtant, il était mal à l’aise car il lui semblait – pure folie – qu’il n’avait jamais été dans une arène avant, qu’il n’avait jamais entendu parler d’un daenum et ne savait même plus le nom du jeu qu’il était censé jouer. Mais c’était pure folie. Ses nerfs étaient responsables et il ne fallait pas y faire attention. Il secoua brusquement la tête, s’élança trois fois en avant pour tester les roulements à bille de ses patins, recula et fit la quadrature de son propre cercle.
À présent, il pouvait entendre la foule, perpétuellement agitée avant chaque début de compétition, oui, et abusive aussi. C’était la faute des patins, bien sûr. Ses patins n’étaient pas traditionnels et la foule ne lui pardonnait jamais les patins. Mais est-ce qu’elle ne se rendait pas compte que de jouer sur patins était plus difficile que de jouer à pied ? Avait-elle jamais pris en considération le problème du renvoi d’une volée basse tout en patinant à reculons ? Ne savait-elle pas que l’avantage de la vitesse était annulé par les difficultés accrues de jugement ? Du moins savait-elle qu’il pouvait aussi gagner à pied !
Il se frotta le front et leva les yeux sur la tribune d’honneur. Les trois juges avaient pris leurs places et l’observaient au-travers des fentes de leurs masques duvetés. La dame aux yeux bandés étendit son bras dans le haut panier d’osier, en retira une balle et la lui lança.
Il la soupesa dans sa main. C’était un sphéroïde aplati, difficile à servir, et encore plus dur à renvoyer. Il vit que son adversaire l’attendait sur le court opposé, les genoux fléchis et le corps penché en avant. Il lança donc la balle en l’air et vite, sans réfléchir, lui donnant de l’effet à l’aide du daenum. La foule devint silencieuse, les regards rivés sur la balle qui tournoyait miraculeusement à un mètre du sol. Il régla l’angle du service avec le mitaxl, opération routinière mais qui l’emplit d’un désespoir soudain, car il comprit que ce n’était pas son jour de chance, ni sa semaine, ni son année, et peut-être même pas sa décennie…
Il se ressaisit, fit glisser le daenum jusqu’au bout de la tige et servit. La balle partit en voletant comme un oiseau blessé et la foule s’esclaffa. Pourtant, c’était encore un excellent service feinté car la balle dévia juste avant de s’enfoncer dans le filet (son service maison !) et rebondit par-dessus, prenant l’adversaire totalement au dépourvu.
Il se détourna, entendit la foule hurler de rire à nouveau et sut que son adversaire était parvenu à la renvoyer. Il vit la balle, alourdie d’effet fortuit, sautiller lentement vers lui. Ce n’était pas un très bon renvoi : il aurait pu frapper de plein fouet, dérouter son adversaire et marquer un point psychologique ! Mais il choisit de laisser passer la balle dans le panneau d’arrêt derrière lui et dès cet instant il ne fit plus aucun doute que son adversaire avait pris le dessus.
Il entendit quelques huées et sifflets. Et les ignora. Il faisait sacrement chaud aujourd’hui, il avait mal aux jambes et il s’ennuyait. Il avait l’impression – et ce n’était pas la première fois – que la compétition était devenue absurde. C’était grotesque – quand on y songeait – qu’un adulte puisse prendre avec autant de sérieux un jeu ! Après tout, la vie était bien davantage ; la vie, c’était l’amour, les enfants, les soleils couchants, la bonne chère ! Comment en était-il arrivé à ramener la totalité de son existence à cette compétition ?
Une autre balle avait été mise en jeu, une grosse chose difforme et spongieuse, trop légère, pas du tout son genre. Il ne pouvait rien faire d’une balle pareille. Il la refusa ; c’était son privilège. Comme il refusa aussi les deux suivantes, par caprice, car la dernière semblait lui aller à merveille. Mais il la laissa tomber au loin, pivota sur ses patins et roula vers le banc en retrait de la ligne latérale. Le match n’avait pas encore commencé mais il souffrait déjà de son épaule droite et il avait soif.
Il but une coupe d’eau, s’abritant les yeux avec le mitaxl, puis fit signe au club-boy de lui amener une autre coupe. Il ne pouvait se rendre compte s’il était ou non observé des juges. Probablement que oui, car il retardait le match. Mais il n’y pouvait rien, il lui fallait le temps de mettre au point sa stratégie, car il aimait bien posséder une tactique précise. Pas question d’une reproduction ou d’une schématique (malgré les conseils de divers professionnels de premier ordre) ; mais tout simplement d’une stratégie d’ensemble, flexible, basée sur de bons principes généraux et comprenant tous les renseignements valables. Mais, bien entendu, il n’avait pas besoin de tactique. Comme tout professionnel, il pouvait jouer avec ou sans, il pouvait jouer ivre, malade ou à moitié mort. Peut-être ne gagnerait-il pas, mais du moins pouvait-il toujours jouer. C’était précisément cela, être professionnel.
Il se tourna pour examiner l’arène, les carrés hachurés des points, la zone noire interdite, le no man’s land à rayures bleues et rouges. Puis, tout d’un coup, ce fut le trou complet : il n’arrivait plus à se rappeler les règles, ni la façon dont on marquait les points, et il ne savait plus ce qui était bon ou hors-jeu. Pris de panique, il se vit lui-même, un homme seul et désorienté revêtu d’une tenue de gymnastique, en équilibre précaire sur des patins à roulettes, face à une foule hostile, prêt à participer à un jeu dont il n’avait jamais entendu parler avant.
Il termina sa seconde coupe d’eau et revint en patinant sur le court. Il avait un goût aigre dans la bouche et la sueur lui piquait les yeux. Le mitaxl se mit à craquer tandis qu’il retrouvait son allure normale. Le daenum battait lourdement contre sa jambe tel un oiseau malade.
Et voilà qu’arrivait sa balle. Elle avait la forme d’un foutu losange ! Une salope ! Une balle impossible, quoi ! Même pour lui, le maître incontesté des balles impossibles ! Jamais il ne parviendrait à la renvoyer au filet. Et pardessus, il valait mieux ne pas y penser.
Bien sûr, s’il parvenait à la…
Mais jamais il n’y parviendrait.
Il se dit sans conviction que le jeu valait plus que la chandelle. Il souleva la balle, balança le sentrae en position de garde et se mit en posture classique pour servir. Puis il jeta la balle.
La foule gardait un silence absolu.
« Ecoutez, » dit-il, sur le ton de la conversation, et sa voix porta jusqu’au plus haut des gradins écrasés de soleil. « J’avais insisté auprès des responsables pour avoir un pare-soleil. Vous remarquerez qu’il n’a pas été installé. Or, dans cette expectative, je n’ai pas mis de lunettes de soleil. Il est évident qu’il s’agit là d’une rupture de contrat. Mesdames et messieurs, je suis désolé, il n’y aura pas de partie aujourd’hui. »
Il salua, ôtant sa casquette duvetée d’un geste circulaire. Il s’ensuivit quelques murmures, quelques sifflets, mais les spectateurs prirent bien la chose et se retirèrent en files sans autre protestation. Ils y étaient habitués, bien sûr, car, bien qu’il fût célèbre pour ses apparitions quotidiennes sur les courts, par tous les temps, il ne terminait pas plus d’une dizaine de matches par an. D’ailleurs, ce n’était pas une obligation, car il y avait un tas de précédents. Il suffisait de parcourir la rubrique des matches de n’importe quel journal pour se rendre compte du nombre de forfaits. Même dans le Smithsonian Institute où avaient été rapportées les premières mentions historiques de ce jeu, même là, gravés dans la pierre, on pouvait voir que les contestants légendaires de l’Antiquité ne se présentaient dans l’arène que de façon très irrégulière. Ce qui ne l’empêchait pas d’en être chiffonné. Les juges se retirèrent. Il les salua en s’inclinant mais ils ignorèrent son salut.
Il revint vers le banc et but une autre coupe d’eau. Quand il leva les yeux, il s’aperçut que son adversaire était parti. Il retourna sur le court en patinant, et se mit à s’entraîner contre le mur, d’un mouvement de va-et-vient régulier, sur les carreaux émaillés, rattrapant ses coups, émerveillé de sa propre adresse. À présent, il était en forme. Il était dommage que cela ne compte plus. Mais qu’est-ce que ce bonhomme avait dit ? « Tout est facile à frapper, sauf la balle qui compte. »
En fin de journée le sable se trouvait strié de noir et maculé des gouttes de sa sueur et de son sang. Sans que cela entrât pour autant en ligne de compte. Aussi dédaigna-t-il les applaudissements épars. Il savait qu’il s’était entraîné pour le plaisir et pour rassurer son amour-propre de façon à pouvoir continuer de croire qu’il jouerait et gagnerait à ce jeu.
En tout cas, maintenant, il était fatigué. Il plongea dans le vestiaire pour revêtir sa tenue de ville. Puis il gagna la rue par la porte de derrière.
Dehors, la nuit le surprit. Déjà ? Qu’avait-il donc fait de toute sa journée ? C’était invraisemblable : il n’en était pas tout à fait sûr, mais il lui semblait qu’il avait participé à quelque bizarre compétition.
De retour chez lui, il voulut parler du match à sa femme, mais il ne sut que dire ni comment le dire, aussi ne dit-il rien du tout, et, lorsque sa femme lui demanda comment s’était passé son travail, il dit : « Bien…», ce qui, pour tous deux, sous-entendait qu’il ne s’était pas bien passé, pas cette fois, pas aujourd’hui.