LE DOCTEUR ZOMBI ET
SES PETITS COPAINS À
POIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il me semble qu’ici je suis relativement en sécurité. Me voici installé à présent dans un petit appartement au Nord-Est du Zocolo, dans l’un des plus vieux quartiers de Mexico. Ma première impression d’étranger, inévitable, c’est la ressemblance de ce pays avec l’Espagne alors qu’il en diffère tellement en réalité. À Madrid, les rues sont un dédale qui vous attire toujours plus en profondeur vers des points cachés aux secrets bien gardés autant que vains. La dissimulation du banal est à coup sûr un héritage des Maures. Les rues mexicaines, par contre, sont un labyrinthe inversé qui vous conduit au-dehors, vers les montagnes, vers le plein air, vers des révélations qui à jamais demeurent évasives. Au Mexique, rien n’est dissimulé, mais rien n’est pour autant compréhensible. C’est là le style des Indiens, passé et présent, une défensive fondée sur la perméabilité, une défensive limpide comme celle de l’ortie de mer.

Style que je trouve profond et sympathique. L’intuition issue de Tenochtitlan ou de Tlaxcala me ressemble : je ne dissimule rien et m’arrange donc pour tout cacher.

 

Combien de fois ai-je envié le voleur qui n’a rien à cacher qu’une poignée de gibier ? Certains d’entre nous sont moins fortunés, qui possèdent des secrets trop grands pour leurs poches ou leurs placards, des secrets qui ne peuvent même pas tenir dans les salons ou s’enterrer dans les arrière-cours. Il fallut à Gilles de Rais un cimetière privé et clandestin guère plus étriqué que le Père-Lachaise. Mes propres besoins sont plus modestes, mais à peine.

 

Je ne suis pas un être sociable. Je rêve d’une maison à la campagne, sur les pentes dénudées d’Ixtaccihuatl, sans aucune trace d’habitat humain à des kilomètres à la ronde. Mais quelle folie ! La police suppose qu’un homme qui s’isole a quelque chose à cacher ; l’équation est aussi vraie que banale. Comme ces policiers mexicains sont polis et implacables ! Et comme ils se méfient des étrangers… et à juste titre ! Ils auraient fini par trouver ma maison solitaire sous quelque prétexte, et la vérité aurait été dévoilée. Trois jours à la une des journaux !

J’ai évité tout cela, du moins l’ai-je reculé, en demeurant là où je suis. Garcia lui-même, lui, le plus zélé des policiers du quartier, ne peut arriver à croire que je me sers de ce petit appartement perméable à des fins secrètes et infernales de nature terrifiante. Comme le veut la rumeur.

Ma porte est d’ordinaire entrebâillée. Quand les commerçants me livrent mes provisions, je les invite toujours à entrer. Ce qu’ils ne font jamais, car ils ont un respect inné de la vie privée des hommes. Mais je les invite tout de même. J’ai trois pièces en enfilade. On entre par la cuisine. Ensuite, il y a le salon et la chambre. Chaque pièce a une porte que je ne ferme jamais tout à fait. Peut-être que je pousse ce fétichisme de la franchise un peu trop loin. Car si jamais quelqu’un traversait mon appartement d’un bout à l’autre ouvrait grand la porte de la chambre et regardait, je suppose qu’il me faudrait me suicider.

 

Jusqu’ici, mes visiteurs n’ont pas dépassé la cuisine. Je crois qu’ils ont peur de moi.

Et pourquoi pas ? Je me fais peur à moi-même.

Mon travail m’oblige à un mode de vie désagréable. Je suis obligé de prendre tous mes repas dans mon appartement. Je suis plutôt mauvais cuisinier. Même le restaurant de quartier le plus infect fait mieux que moi. Même les vendeurs ambulants avec leurs tacos trop cuits battent ma boustifaille indigeste.

Et, le pire, c’est que je suis forcé d’inventer des motifs ridicules pour toujours manger chez moi. Je raconte à mes voisins que mon docteur m’interdit toute épice, tout piment, tomates et le moindre grain de sel… Pourquoi ? Un mal de foie rarissime. Comment l’ai-je attrapé ? En mangeant de la viande avariée voici de nombreuses années à Djakarta…

Tout cela est assez facile à dire, me direz-vous. Mais j’ai du mal à me souvenir des détails. Un menteur est obligé de vivre dans un état de logique détestable et contre nature. Son rôle devient son châtiment.

Mes voisins acceptent sans difficulté mes explications biscornues. Une touche d’incongruité leur paraît tout à fait plausible, et ils se prennent pour d’excellents arbitres de la vérité, alors que tout ce qu’ils jugent en réalité ne sont que des questions de vraisemblance.

Pourtant, ils flairent en moi quelque chose de monstrueux. Edouardo le boucher m’a dit un jour : « Savez-vous, docteur, que le sel est interdit aux zombis ? Peut-être que vous êtes un zombi, hein ? »

Où peut-il bien avoir entendu parler des zombis ? Au cinéma, je suppose, ou dans les bandes dessinées. J’ai vu des vieilles se signer sur mon passage pour écarter le mauvais œil, et j’ai entendu des enfants murmurer derrière mon dos : « Docteur Zombi ! Docteur Zombi ! »

Les vieilles et les enfants ! Ce sont les dépositaires du peu de sagesse que possède cette race. Oui, et les bouchers aussi connaissent pas mal de choses.

Je ne suis ni médecin ni zombi. Néanmoins, vieilles et enfants n’ont pas tort à mon sujet. Par bonheur, personne ne les écoute.

Je continue à prendre mes repas dans ma propre cuisine – de l’agneau, du chevreau, du porc, du lapin, du bœuf, du veau, du poulet et, parfois, de la venaison. C’est là mon seul moyen d’introduire chez moi les quantités de viande nécessaires à l’alimentation de mes animaux.

 

Quelqu’un d’autre, dernièrement, a commencé à me soupçonner. Par malheur, c’est Diego Juan Garcia, un policier.

Garcia est trapu, les traits lourds, prudent. Un bon flic, en somme. Dans le Zocalo, on le prend pour un incorruptible – une espèce de Caton aztèque, mais de meilleur caractère. Selon la marchande de primeurs – qui a peut-être de l’affection pour moi – Garcia pense que je pourrais bien être un criminel de guerre allemand évadé.

Notion étonnante, erronée de fait, mais intuitivement juste. Garcia est toutefois convaincu qu’il a mis le doigt sur quelque chose. Il aurait déjà agi n’eut été l’intervention de mes voisins. Le cordonnier, le boucher, le petit cireur, et surtout la marchande de primeurs, tous répondent de moi. Ce sont des rationalistes bourgeois ; ils croient à leur propre projection de mon caractère. Et ils répondent à Garcia en ces termes : « N’est-il pas évident que cet étranger est un brave type tranquille, un érudit inoffensif, un rêveur ? »

Aussi insensé que cela puisse paraître, eux aussi ont en fait tort, mais raison intuitivement.

Mes voisins si précieux m’appellent « Docteur » et parfois « Monsieur le Professeur ». Ce sont là des titres honorifiques qu’ils m’ont décerné tout à fait spontanément, en accord avec mon aspect. Je n’avais pas sollicité de titres mais je ne les rejette pas non plus. « Señor Docteur », voilà un autre masque derrière lequel je peux me cacher.

Je suppose qu’à leurs yeux je ressemble à un médecin : un front très dégagé, des cheveux gris hérissés sur les tempes, le haut du crâne dégarni, un visage ridé, sévère et carré. Oui, et mon accent européen, ma syntaxe espagnole recherchée, mon air distrait… Et mes lunettes à monture d’or ! Que pourrais-je être sinon médecin, et allemand par-dessus le marché ?

Mon titre exige une activité et je prétends être un érudit en congé sabbatique de mon université. Je leur raconte que je suis en train d’écrire un livre sur les Toltèques, livre dans lequel je rassemblerai les preuves d’un lien culturel entre cette race mystérieuse et les Incas.

« Oui, messieurs, je pense que mon ouvrage fera beaucoup de bruit à Heidelberg et à Bonn. Certains tenteront même de me faire passer pour un farfelu. Vous savez, mon hypothèse pourrait même secouer tout le monde des études précolombiennes…»

J’avais mis au point cette personnalité avant de venir au Mexique. J’avais lu Stephens, Prescott, Vaillant, Alfonso Caso. Je m’étais même donné la peine de recopier le premier tiers de la thèse aujourd’hui discréditée de Dreyer sur la diffusion culturelle, selon laquelle il postule un échange culturel maya/toltèque. Ça me faisait un ouvrage de quelque quatre-vingts pages manuscrites que je pouvais revendiquer comme miennes. Ce manuscrit inachevé expliquait ma présence au Mexique. N’importe qui pouvait entrevoir les pages érudites éparpillées sur mon bureau et vérifier quel genre d’homme j’étais.

Je croyais que ça suffirait, mais j’avais négligé le côté dynamique de mon rôle. Señor Ortega, mon épicier, se passionne aussi pour les études précolombiennes et syy connaît même à un point gênant. Señor Andrade, le barbier, est né dans un pueblo à quelques kilomètres des ruines de Teotihuacan. Et le petit Jorge Silverio, le cireur dont la mère travaille dans une tortilleria, rêve d’aller dans une grande université et me demande très humblement si je peux user de mon influence à Bonn…

Je suis la victime des espoirs de mes voisins. Je suis devenu leur professeur, pas le mien. À cause d’eux je me dois de passer d’interminables heures au Musée National d’Anthropologie et de perdre des journées entières à Teotihuacan, Tula et Xochicalco. Mes voisins m’obligent à travailler dur à ma vocation d’érudit. Et je suis littéralement devenu ce que je prétendais être : un expert, doué d’un savoir formidable, un peu farfelu.

Ce rôle m’a pénétré, m’a pétri, transformé, au point que maintenant je crois bel et bien à la vraisemblance d’un rapport toltèque/inca. Je possède même des preuves si irréfutables que j’ai sérieusement envisagé de publier mes trouvailles…

Je trouve tout cela bien navrant et inopportun.

 

Le mois dernier, j’ai eu très peur ! Ma logeuse, Señora Elvira Macias, m’a arrêté dans la rue pour exiger que je me débarrasse de mon chien.

« Mais, señora, je n’ai pas de chien ! »

« Je m’excuse, señor, mais vous avez un chien. Je l’ai entendu cette nuit gémir et gratter à votre porte. Et mon règlement, qui était aussi celui de feu mon pauvre mari, interdit expressément…»

« Ma chère señora, vous devez vous méprendre. Je puis vous assurer…»

Et Garcia, inévitable comme la mort, dans ses kaakis amidonnés de frais, tirant sur un Delicado, écoutait notre conversation.

« Un bruit de grattement ? Ce sont peut-être des termites, señora, ou des cancrelats. »

Elle fit non de la tête. « Ce n’était pas le même genre de bruit. »

« Des rats, alors. Votre immeuble, j’ai le regret de vous le dire, est infesté de rats. »

« Je sais très bien reconnaître le bruit des rats ! » coupa la señora Elvira, irrésistiblement maligne. « Ce n’était pas ça, c’était un bruit de chien qui provenait de votre appartement. Et, comme je vous l’ai dit, je suis très stricte pour les animaux domestiques. »

Garcia m’observait et, dans ses yeux, je vis le reflet de mes crimes à Dessau, Bergen-Belsen, Theresienstadt. Je voulais lui dire qu’il avait tort, que j’étais une des victimes, que j’avais passé les années de la guerre comme prisonnier dans le camp de concentration de Tjilatjap à Java.

Mais je savais aussi que les faits en eux-mêmes n’avaient pas de poids. Mes crimes envers l’humanité étaient bel et bien réels : seulement, Garcia pressentait les horreurs de l’année prochaine plutôt que celles de l’année passée.

J’aurais peut-être tout avoué à ce moment-là, si la Señora Elvira ne s’était pas tournée vers Garcia en disant : « Eh bien ! qu’allez-vous faire à propos de tout cela ? Il a un chien, peut-être deux. Il peut avoir Dieu sait quoi dans son appartement. Qu’allez-vous faire ? »

Garcia ne dit rien. Son visage figé me rappelait le masque de pierre de Tlaloc du musée Cholula. Ma propre réaction fut d’appliquer cette tactique défensive limpide grâce à laquelle je cachais mes secrets. Je grinçai des dents, je dilatai mes narines et essayai de simuler la furia español.

« Des chiens ? » hurlai-je. « Je vais vous en montrer des chiens ! Venez fouiller mon appartement ! Je vous donnerai cent pesos pour chaque chien que vous trouverez, et deux cents pour les chiens de race. Venez aussi, Garcia ! Et amenez tous vos amis ! Peut-être ai-je aussi un cheval là-haut, hein ? Peut-être même un cochon ? Convoquez témoins et journalistes, je veux que ma ménagerie soit recensée avec la plus grande précision. »

— « Calmez-vous, » dit Garcia, que ma colère laissait froid.

— « Je me calmerai quand nous aurons disposé des chiens ! » m’écriai-je. « Venez, señora ! Rentrez dans les chambres, cherchez vos hallucinations sous le lit. Et, lorsque vous serez satisfaite, vous aurez la bonté de me restituer le reste de mon mois de loyer et ma caution pour que j’aille m’installer ailleurs avec mes chiens invisibles ! »

Garcia me regardait avec curiosité. Je suppose qu’il avait été le témoin de nombreuses bravades au cours de sa carrière. On dit que cette attitude est typique d’un certain type de criminel. Il proposa à la Señora Elvira : « On jette un coup d’œil ? »

Ma logeuse me stupéfia en déclarant – (incroyable !) « Certainement pas ! Le señor a donné sa parole. » Elle se détourna pour s’en aller.

J’étais sur le point de compléter mon bluff en insistant pour que Garcia aille voir lui-même s’il n’était pas entièrement convaincu. Heureusement, je me tus. Car Garcia n’a pas le respect de la vie privée. Pas plus que la crainte du ridicule.

« Je suis fatigué, » dis-je. « Je vais aller m’allonger. »

Et l’histoire s’arrêta là.

Cette fois, je verrouillai ma porte d’entrée. Je l’avais échappé belle. Tandis que nous palabrions, la pauvre créature avait rongé sa laisse pour expirer sur le sol de la cuisine.

Je m’en débarrassai comme d’habitude, en la donnant en pâture aux autres. Par la suite, je redoublai de prudence. J’achetai une radio pour couvrir le peu de bruit qu’ils faisaient. Je mis d’épaisses nattes de paille sous leurs cages. Et je masquai leur odeur par un tabac fort, craignant que l’encens ne fût par trop évident.

 

Il n’en est pas moins étrange et ironique qu’on me soupçonne, moi, de garder des chiens. Ce sont mes ennemis implacables. Ils savent ce qui se passe dans mon appartement. Ils se sont alliés à l’humanité. Ce sont des animaux renégats, tout comme je suis un renégat humain. Si les chiens pouvaient parler, ils courraient au poste de police avec leurs denunciamentos.

Une fois la bataille contre l’humanité engagée, les chiens connaîtront le même sort que leurs maîtres.

 

Une note d’optimisme prudent : la dernière portée était plutôt prometteuse. Quatre sur douze ont survécu. Ils sont devenus élancés, malins, costauds. Mais ils ne sont pas aussi féroces que je le pensais. Cette partie de leur hérédité génétique semble avoir été perdue. On dirait même qu’ils éprouvent de l’affection pour moi – comme les chiens ! Mais on essaiera de la leur faire passer.

 

L’humanité est pleine d’horribles légendes d’hybrides produits par le croisement de diverses espèces. Parmi ceux-là se trouvent les chimères, les griffons, et le sphinx, pour n’en citer que quelques-uns. Il me semble que ces cauchemars antiques appartiennent peut-être à une mémoire du futur – comme la perception par Garcia de mes crimes à venir. Pline et Diodore rapportent la descendance monstrueuse de chameaux et autruches, lions et aigles, chevaux, dragons et tigres. Qu’auraient-ils dit d’un composé glouton et rat ? Que penserait un biologiste moderne de ce prodige ?

Les scientifiques d’aujourd’hui nieront son existence, même quand mes bêtes héraldiques s’abattront sur les villes. Nul homme raisonnable ne croira en une créature de la taille d’un loup, aussi sauvage et rusée qu’un glouton, aussi sociable, adaptable, aussi prolifique qu’un rat. Un rationaliste endurci ne fera aucun cas de cette bête indescriptible, jusqu’au moment où elle lui sautera à la gorge.

Et ce scepticisme serait presque justifié. Car un tel produit de croisement hybride était nettement impossible – jusqu’à ce que j’y parvienne, l’année passée.

 

Le secret peut commencer comme une nécessité et se terminer en habitude. Même dans ce journal, où j’avais l’intention de tout raconter, je constate que je n’ai pas vraiment donné les raisons qui m’ont poussé à élever des monstres, ni ce que j’avais l’intention d’en faire.

Ils devraient débuter leur besogne d’ici trois mois, disons début juillet. D’ici là, les autochtones auront commencé de jaser sur une horde d’animaux qui se mettent à infester les bas-fonds cernant le Zocalo. Leurs descriptions seront vagues, mais les gens commenteront la taille de ces créatures, leur férocité et leur ruse. Les autorités seront prévenues, et les journaux en parleront. On supposera d’abord, probablement, que ce sont des loups ou des chiens sauvages, malgré l’apparence non canine de ces bêtes.

Des méthodes classiques d’extermination seront mises en œuvre, qui échoueront. Ces mystérieuses créatures se répandront à travers la capitale puis gagneront les opulents quartiers de Pedregal et de Coyoacan. À ce stade-là on saura qu’ils sont omnivores, tout comme l’homme. Et on soupçonnera – à juste titre – qu’ils ont un taux extrêmement élevé de reproduction.

Ce ne sera peut-être que plus tard qu’on appréciera leur haut degré d’intelligence.

On fera appel aux forces armées, mais en vain. Les avions tourneront au-dessus des campagnes, mais que trouveront-ils à bombarder ? Ces créatures ne présentent aucune cible consistante aux armements conventionnels. Elles vivent derrière les murs, sous les canapés, aux fonds des placards, juste au-delà des confins de votre champ de vision.

Le poison ? Mais ces hybrides se nourrissent de ce que vous avez, non pas de ce que vous offrez.

Et, de plus, nous sommes en août maintenant, et la situation est tout à fait anarchique. L’armée s’est symboliquement répartie à travers Mexico, mais les cohortes de bêtes ont investi Toluca, Ixtapan, Tepalcingo, Cuernavaca, et on en a repéré à San Luis Potosi, à Oaxaca et à Veracruz.

Les savants se réunissent, des mesures d’urgence sont votées, des experts de tous les coins du monde débarquent à Mexico. Les bêtes ne tiennent pas de conférences et ne publient aucun manifeste. Elles ne font que croître et se multiplier, au nord vers Durango, au sud vers Villahermosa.

Les États-Unis ferment leurs frontières ; geste bien symbolique. Les bêtes descendent jusqu’à Piedras Negras, traversent le Col de l’Aigle sans crier gare ; les voilà sans papiers à Laredo, à El Paso et Brownsville.

Elles déferlent sur les plaines et les déserts comme un cyclone, elles inondent les villes comme un raz de marée. Les petits copains à poil du Docteur Zombi sont arrivés, pour ne plus repartir.

Et l’humanité comprend enfin que le problème n’est pas de savoir comment les exterminer. Non, le problème est : comment les empêcher d’exterminer l’homme !

C’est faisable, sans aucun doute. Il faut un effort absolu dans l’union et tout le génie de la race humaine.

Voilà ce que j’entends accomplir en élevant des monstres.

Vous voyez ! Il faut faire quelque chose. Je veux que mes hybrides agissent comme un contrepoids, un frein destiné à maîtriser la machine humaine débridée qui ravage la terre ainsi qu’elle-même. Je considère ce travail comme un impératif moral. Après tout : l’homme est-il en droit d’exterminer les autres espèces selon sa fantaisie ? Toute la création doit-elle ne servir qu’à ses combines irréfléchies sous peine de disparaître ? Toutes les formes et systèmes de vie n’ont-ils pas le droit de vivre, un droit absolu sans aucune distinction qualitative ?

Malgré la rigueur de cette mesure, l’humanité ne s’en trouvera que mieux. Nul n’aura plus à se soucier des bombes à hydrogène, de la guerre bactériologique, de la défoliation, de la pollution, des engrais, des pesticides… Du jour au lendemain ces préoccupations-là deviendront… médiévales. L’homme retournera à une vie naturelle. Il sera toujours unique, intelligent, et prédateur, mais, désormais, il sera soumis de nouveau à certaines lois et mesures auxquelles il avait jusqu’alors échappé.

Sa liberté la plus précieuse, il la conservera : il aura toujours la faculté de tuer, mais il perdra tout simplement la manie d’exterminer.

 

La pneumonie est une grande niveleuse d’aspirations. Elle a tué mes créatures. Hier, la dernière d’entre elles a levé la tête pour me regarder. Ses grands yeux pâles étaient voilés. Elle a tendu la patte, sorti ses griffes, et m’a légèrement griffé l’avant-bras.

J’ai pleuré alors, car je savais que ma pauvre bête n’avait fait cela que pour me plaire, sachant combien je désirais qu’elle soit farouche, implacable, un fléau pour l’humanité.

Ce fut trop pour elle. Ses yeux merveilleux se refermèrent. Elle mourut sans le moindre frisson.

La pneumonie, bien sûr, n’est pas une explication suffisante. Derrière elle, il y avait un manque très net de volonté. Aucune espèce n’a beaucoup de vitalité depuis que l’homme décime la Terre. Les ratons laveurs asservis jouent toujours dans les forêts ravagées des Adirondacks, et les lions en esclavage reniflent les boîtes de bière vides dans le Parc Kruger. Eux et tous les autres n’existent que parce que nous les tolérons, pareils à des squatters sur notre territoire. Ils le savent.

Dans ces circonstances, on ne peut pas s’attendre à trouver beaucoup de vitalité et d’esprit parmi les non humains. L’esprit, c’est la propriété des vainqueurs.

La mort de ma dernière bête est devenue ma propre fin. Je suis trop fatigué et écœuré pour recommencer. Je regrette d’avoir failli à l’humanité. Je regrette d’avoir failli aux lions, autruches, tigres, baleines et autres espèces menacées d’extinction. Mais je regrette surtout d’avoir failli aux moineaux, aux corbeaux, aux rats et aux hyènes – la vermine de la Terre, les espèces qui n’existent que pour être exterminées par l’homme. Ma sympathie la plus sincère s’est toujours portée vers les hors-la-loi, les délaissés, les indignes, catégories dans lesquelles je m’inclus moi-même.

Sont-elles vermines tout simplement parce qu’elles ne servent pas l’homme ? Toutes les formes et systèmes de vie n’ont-ils pas le droit de vivre, un droit absolu sans distinction qualificative ? Est-ce que tout ce qui existe dans la création doit continuer de servir une seule espèce sous peine de disparaître ?

D’autres hommes doivent bien ressentir cela comme moi. Je leur demande de prendre la relève, de devenir guérilleros contre leurs semblables, de les combattre comme ils combattraient un feu dévastateur.

Ce mémoire a été rédigé à l’intention de ces hommes hypothétiques.

Quant à moi : récemment, Garcia, accompagné d’un autre fonctionnaire, est venu dans mon appartement pour une « banale » inspection d’hygiène. Ils ont trouvé les corps de plusieurs de mes créatures que je n’avais pas encore eu le temps de détruire. J’ai été arrêté et accusé de cruauté envers les animaux, ainsi que d’exploitation illicite d’abattoir clandestin.

Je plaiderai coupable à ces accusations. Malgré leur inexactitude, je dois reconnaître qu’elles sont essentiellement et indéniablement vraies.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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