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Il se rendait à son travail chaque jour. Il balayait le plancher, vidait les corbeilles à papier, expédiait le courrier et exécutait quelques coques anciennes à la commission. Le soir, il étudiait la science complexe du dessin de yachts au XXIIe siècle.
Au bout d’un certain temps, on commença à lui donner de petits communiqués publicitaires à rédiger. Il fit montre de talent et fut bientôt promu au poste de dessinateur de yachts en second. Bientôt, il s’occuperait d’une grande partie des échanges entre la Jaakobsen Yachts et les différents chantiers navals.
Il continuait d’étudier, mais il n’y avait guère de demandes pour des coques classiques. Les frères Jaakobsen s’occupaient de la plupart des bateaux courants, tandis que le vieux Ed Richter, surnommé « la Merveille de Salem », dessinait des yachts de course bizarres et multicoques. Blaine prit en charge la publicité et n’eut plus aucun loisir.
Travail de responsabilité, et nécessaire. Mais ce n’était pas du dessin de yachts. Irrémédiablement, sa vie en 2110 semblait tomber dans la même ornière que celle de 1958.
Il se mit à y réfléchir. D’une part, il en était heureux : le conflit entre son corps d’emprunt et son esprit semblait une fois pour toutes réglé. De toute évidence, son esprit était le maître.
D’autre part, la situation n’était guère favorable quant à la valeur de cet esprit. Un homme qui avait franchi cent cinquante-deux ans vers le futur, qui avait traversé horreurs et merveilles, et qui travaillait toujours, avec une implacabilité terrible et fastidieuse, comme dessinateur de yachts en second ? qui faisait tout sauf dessiner des yachts ? Y avait-il donc quelque vice fatidique dans son caractère qui le condamnait à une situation d’infériorité quel que fût son milieu ?
Avec une pointe d’aigreur, il se vit renvoyé à un million d’années dans le passé, au temps de l’homme des cavernes. Sans doute, après une période d’adaptation initiale, deviendrait-il dessinateur en second de pirogues. Mais sûrement pas un vrai dessinateur de pirogues ! Et sans doute son travail se bornerait-il à compter les wampoums, à vérifier la qualité des troncs d’arbre et à sous-commissionner les arcs-boutants, tandis que quelque autre type (probablement un génie néanderthal) réaliserait les dessins véritables.
C’était décourageant. Mais, malheureusement, ce n’était pas la seule façon de voir la chose. Ce retour éternel, en quelque sorte, pouvait également être pris comme un parfait exemple de rigueur intérieure. C’était un homme qui savait qui il était. Peu importait l’évolution de son milieu, il restait ancré dans sa fonction.
Vu sous cet angle, il avait de quoi être très fier de son état éternel de dessinateur de yachts en second.
Il continua de travailler, fluctuant entre ces deux visions fondamentales de lui-même. Une ou deux fois, il vit Marie, mais elle était généralement très prise par les réunions du conseil de la Rex Corporation. Il quitta son hôtel pour s’installer dans un petit appartement meublé avec goût. Il commençait à se sentir chez lui dans ce New York de 2110.
Et il ne perdait pas de vue que s’il n’avait rien gagné d’autre il avait au moins réglé son problème corps-esprit.
Mais il ne devait pas traiter son corps à la légère. Il avait méconnu l’un des problèmes inhérents à la force, à la beauté d’un corps comme le sien.
Un jour, le problème se posa avec plus d’acuité que jamais.
À la sortie du travail, alors qu’il attendait comme d’habitude son hélibus au coin de la rue, il remarqua une femme qui le dévisageait intensément. Elle pouvait avoir vingt-cinq ans. C’était une rousse séduisante, bien faite, habillée de façon ordinaire. Ses traits étaient hardis mais son expression quelque peu mélancolique.
Blaine prit conscience qu’il l’avait déjà vue auparavant sans jamais l’avoir vraiment remarquée. En y réfléchissant, il se souvint qu’elle avait une fois pris l’autobus avec lui. Il l’avait une autre fois trouvée à ses trousses dans un grand magasin. Et elle était passée plusieurs fois devant son bureau à l’heure de la sortie. Ça faisait des semaines, certainement, qu’elle le surveillait. Mais pourquoi ?
La jeune femme hésita un moment, puis dit : « Puis-je vous parler un moment ? » Elle avait une voix rauque, agréable mais très nerveuse. « S’il vous plaît, mister Blaine, c’est très très important. »
Tiens ! elle connaissait son nom. « Certainement, » dit-il. « C’est à quel sujet ? »
— « Pas ici. Pourrions-nous… euh !… aller quelque part ? »
Blaine sourit en secouant la tête. Elle paraissait bien inoffensive, mais Carl Orc aussi. Faire confiance à des étrangers dans ce monde était à coup sûr un bon moyen de perdre son corps, son âme, ou les deux.
— « Je ne vous connais pas, » dit Blaine, « et je ne sais pas d’où vous tenez mon nom. Quoi que vous vouliez, vous feriez mieux de me le dire ici. »
— « Je ne devrais pas vous ennuyer, » dit la femme d’une voix découragée. « mais c’est plus fort que moi : il fallait que je vous parle. Je me sens si seule parfois. Vous savez comment c’est. »
— « Se sentir seul ? Bien sûr, mais pourquoi voulez-vous me parler ? »
Elle le regarda tristement. « C’est vrai, vous ne pouvez pas savoir. »
— « Non, en effet, » dit Blaine patiemment. « Pourquoi ? »
— « Ne pourrions-nous aller quelque part ? je n’aime pas bavarder comme ça en public. »
— « Je ne vois pas d’autre solution, » dit Blaine, qui commençait à trouver ce jeu un peu trop compliqué.
— « Bon, d’accord, » dit la femme, nettement embarrassée. « Ça fait longtemps que je vous suis, mister Blaine. Je me suis informée de votre nom et de l’endroit où vous travaillez. Il fallait que je vous parle. C’est au sujet de ce corps… de votre corps. »
— « Quoi ? »
— « Votre corps, » répéta-t-elle sans le regarder. « Vous comprenez, c’était celui de mon mari avant qu’il le vende à la Rex Corporation. »
Blaine ouvrit la bouche, mais sans pouvoir émettre un son.