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Blaine reconnut Smith sur-le-champ, même le masque chirurgical basané. Le zombi entra en boitant, amenant avec lui une faible odeur de pourriture imparfaitement masquée par un puissant déodorant à la chlorophylle.
« Excusez mon déguisement, » dit Smith. « Il n’est pas destiné à vous tromper, ni vous ni qui que ce soit. Je le porte parce que mon visage n’est plus présentable. »
— « Vous êtes venu de loin, » dit Blaine.
— « Oui, plutôt, » convint Smith, « et au travers des difficultés dont je vous épargnerai le récit. Mais je suis là. C’est ça l’important. »
— « Pourquoi êtes-vous venu ? »
— « Parce que je sais qui je suis, » répondit Smith.
— « Et vous pensez que cela me concerne ? »
— « Oui. »
— « Je ne vois pas comment, » dit sinistrement Blaine. « Mais dites toujours. »
Marie dit : « Une minute, Smith, vous lui courez après depuis qu’il est venu dans ce monde. Il n’a jamais eu un moment de répit. Ne pouvez-vous pas accepter les choses telles qu’elles sont ? Ne pouvez-vous pas aller tranquillement mourir quelque part ? »
— « Pas sans lui dire d’abord, » dit Smith.
— « Bon, d’accord, dites, » répliqua Blaine. Smith dit : « Mon nom est James Olin Robinson. »
— « J’ai jamais entendu parler de vous, » répondit Blaine après un moment de réflexion.
— « Bien sûr que non. »
— « Nous sommes-nous jamais rencontrés avant cette première fois dans le building de la Rex ? »
— « Pas formellement. »
— « Mais nous nous sommes rencontrés ».
— « Brièvement. »
— « Bon, alors, James Olin Robinson, racontez-moi. Quand nous sommes-nous rencontrés ? »
— « Ce fut plutôt bref, » dit Robinson. « Nous nous sommes entrevus une fraction de seconde, puis c’est tout. Ça s’est passé tard un soir en 1958, sur une route déserte, vous dans votre voiture et moi dans la mienne. »
— « Vous conduisiez la voiture avec laquelle j’ai eu l’accident ? »
— « Oui. Si on peut appeler ça un accident. »
— « Mais c’en était un ! C’était tout à fait accidentel ! »
— « Si cela est vrai, je n’ai plus rien à faire ici, » dit Robinson.
» Mais, Blaine, je sais que ce n’était pas un accident. C’était un meurtre. Demandez à votre femme. »
Il regarda Marie, assise dans un coin du sofa. Son visage était pâle comme un linge. Son regard paraissait tourné vers l’intérieur. Blaine se demanda si elle contemplait le fantôme de quelque ancienne culpabilité, depuis longtemps enterrée, et révélée maintenant par l’apparition du zombi Robinson.
En la dévisageant, lentement, il commençait à rassembler les pièces du puzzle.
— « Marie, » dit-il, « parle-moi de cette nuit en 1958 ? Comment savais-tu que Robinson et moi allions avoir un accident ? »
— « Il y a des méthodes de prédiction statistique que nous utilisons, des facteurs de valence…» Sa voix s’estompa.
— « Ou bien as-tu provoqué l’accident ? » demanda Blaine.
Les phares de l’autre voiture étaient tout près. Blaine s’aperçut avec une pointe d’inquiétude qu’il avait accéléré jusqu’à 125. Il leva le pied de l’accélérateur. La voiture fit une embardée frénétique, violente, en direction des phares opposés.
Crevaison ? Défaut de direction ? Il braqua à fond, mais le volant ne répondit pas. Sa voiture heurta la bande de séparation en béton et exécuta un vol plané. Le volant tournoya entre ses mains et le moteur se mit à gémir comme une âme en perdition. L’autre voiture essaya de l’éviter, mais il était trop tard. Inévitablement, ils allaient se heurter, presque de plein fouet. Et Blaine pensa : Eh oui… moi aussi j’en fais partie. Je fais partie de ces pauvres abrutis dont on sait qu’ayant perdu le contrôle de leur voiture ils ont fait d’innocentes victimes. Voitures modernes, routes modernes, vitesses élevées et les mêmes vieux réflexes minables…
Soudain, inexplicablement, le volant répondit à nouveau, un sursis sur le fil du rasoir. Blaine n’y prêta pas attention. Alors que les phares de l’autre voiture inondaient son pare-brise, son humeur passa soudain du regret à l’exubérance. Un instant, il souhaita le choc, le désira même, avec la douleur, la destruction, la mort.
« Nom de nom ! tu as provoqué cet accident ! » hurla Blaine. « Toi et les Systèmes-Moteurs Rex – vous avez forcé ma voiture à dévier ! Regarde-moi et réponds ! Est-ce vrai ? »
— « Oui ! » dit-elle. « Mais je n’avais pas l’intention de te tuer. C’était Robinson que nous voulions. C’est lui l’homme auquel ton corps actuel était destiné, Tom. En 1958, il était un chef spirituel libéral. La Rex a décidé de l’enlever pour lui montrer l’Au-delà scientifique, le Seuil, la réincarnation. Nous pensions qu’il apporterait son appui à la Rex. Que nous pourrions grâce à lui porter un coup aux religions officielles. Mais le calibrage était déréglé et nous t’avons eu à sa place. Et Robinson a repris le corps de Reilly. »
— « Depuis tout ce temps tu savais qui il était, » dit Blaine.
— « Je le soupçonnais. »
— « Et tu ne me l’as jamais dit. »
— « Je ne pouvais pas, Tom, je ne pouvais pas. D’accord, ce n’était pas bien. Mais j’ai essayé de compenser. J’ai transmis ton enregistrement aux religions. Je t’ai aidé, j’ai veillé sur toi…»
— « Mais vous ne m’avez pas aidé moi ! » dit Robinson.
Marie, péniblement, se tourna et le regarda : « Je crains d’être responsable de votre mort, mister Robinson. Quand les voitures sont entrées en collision, votre corps est sans doute mort en même temps que celui de Tom. Le Système-Moteur Rex qui l’a transporté en 2110 vous a embarqué avec. Puis vous avez repris le corps de Reilly. Finalement, tout ça fut horrible, mais nous ne pouvions pas savoir qu’il en serait ainsi. Nous pensions que vous apprécieriez d’être transporté dans le futur et de recevoir l’assurance d’une vie après la mort. Si l’expérience avait bien réussi…»
— « Mais ça n’a pas été le cas » interrompit Robinson. « Et vous m’avez donné une bien mauvaise contrepartie pour mon corps et ma vie antérieurs. »
— « Je sais. Mais que puis-je faire ? L’Au-delà…»
— « Je ne le veux pas encore, » dit Robinson. « J’étais un homme marié, avec des enfants, quand vous m’avez tué. J’avais une mission dans la vie. Cette mission doit s’accomplir, et je dois vivre ma vie telle qu’elle était inscrite. »
— « Mais comment ? » demanda-t-elle d’un ton désespéré.
Robinson hésita un instant : « Je veux un corps. Je veux un corps sain que je puisse occuper, et non pas cette chose à moitié pourrie. Blaine, c’est votre femme qui a tué mon ancien corps. »
— « Et maintenant vous voulez le mien ? »
— « Si vous estimez que c’est juste, » dit Robinson.
— « Pas si vite ! » s’écria Marie.
Son visage avait repris quelque couleur. Grâce à sa confession, elle paraissait libérée de l’emprise de la culpabilité sur son esprit.
— « Robinson, » dit-elle, « vous ne pouvez pas exiger cela de lui. Il n’avait rien à voir avec votre mort. Ce qui est fait est fait ! Allez-vous-en ! »
Robinson l’ignora et regarda Blaine. « J’ai toujours su que c’était vous, Blaine. Même quand je ne savais rien d’autre, je savais que c’était vous. J’ai veillé sur vous, Blaine. Je vous ai sauvé la vie. »
— « Oui, c’est vrai, » dit tranquillement Blaine.
— « Et puis après ? » hurla Marie. « Alors, il t’a sauvé la vie. Cela ne veut pas dire qu’elle lui appartient ! On ne peut pas sauver une vie puis s’attendre à ce qu’elle soit abandonnée sur commande. Ne l’écoute pas, Tom ! »
Robinson dit : « Je n’ai pas les moyens ni l’intention de vous forcer, Blaine. Vous déciderez de ce que vous estimez juste et je respecterai votre décision. Et vous vous souviendrez de tout. »
Blaine regarda le zombi presque avec affection. « Alors il y a plus encore. Beaucoup plus. N’est-ce pas, Robinson ? »
Robinson acquiesça de la tête, les yeux fixés sur le visage de Blaine.
— « Mais comment le saviez-vous ? » questionna Blaine.
— « Ma vie tournait autour de vous. Je ne pensais à rien d’autre que vous. Et mieux je vous connaissais, Blaine, plus j’étais certain de cela. »,
— « Peut-être, » admit Blaine.
— « Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? » dit Marie. « Que pourrait-il y avoir de plus ? Quoi ? »
— « Il me faut y réfléchir, » dit Blaine, son regard distant. « Je dois me souvenir. Robinson, attendez dehors un instant, je vous prie. »
— « Certainement, » dit le zombi. Et il sortit aussitôt.
Sans même regarder Marie, Blaine s’assit et se prit la tête entre les mains. Maintenant, il lui fallait se souvenir d’une chose à laquelle il aurait préféré ne pas penser. Maintenant, une fois pour toutes, il lui fallait tout retracer et comprendre.
Les mots que Reilly avait hurlés étaient encore gravés dans son esprit, nets, violents : « Vous êtes responsable ! Vous m’avez tué avec votre esprit maléfique ! Oui, vous, espèce de monstre hideux du passé ! Tous vous fuient sauf votre ami le mort ! Pourquoi n’êtes-vous pas mort, sale meurtrier ? »
Reilly savait-il ?
Blaine se souvint que Sammy Jones lui avait dit après la chasse : « Tom, tu es un tueur-né. Il n’existe rien d’autre pour toi. »
Et, à présent, la chose la plus importante entre toutes, ce moment le plus significatif de sa vie : l’heure de sa mort, cette nuit-là, en 1958. Il se souvint avec acuité et frissonna en revivant ce moment qu’il avait cherché à oublier – ce moment où il aurait pu éviter la catastrophe.
Il leva la tête, regarda sa femme et dit : « Je l’ai tué. Voilà ce que Robinson savait. Et maintenant, je le sais aussi. »