16
Les chasseurs rentrèrent en ville ensemble et organisèrent une fête à tout casser. Pendant la soirée, Sammy Jones demanda à Blaine s’il voulait se joindre à lui pour son prochain boulot.
« J’ai une bonne affaire en perspective à Omsk, » dit-il. « Un aristocrate russe qui désire donner quelques combats de gladiateurs. Il faudrait utiliser le javelot, mais c’est pareil qu’un fusil. Je t’enseignerai en route. Après Omsk, il y a une grande chasse organisée à Manille. Cinq frères ont l’intention d’y passer ensemble et ils ont besoin de cinquante chasseurs. Ça te dit ? »
Blaine réfléchit longuement avant de répondre. La vie du chasseur était la plus attirante qu’il eût trouvée jusqu’à présent dans ce monde. Il aimait la rude compagnie d’hommes comme Sammy Jones, leur façon de voir simple et directe, l’existence de plein air, l’action qui efface tous les doutes.
D’un autre côté, il y avait quelque chose de terriblement absurde à errer de par le monde comme tueur à gages, version moderne et agréée de la brute, du spadassin, du gangster. Il y avait quelque chose de futile dans l’action pour l’action, sans but ni intention authentiques derrière, sans détermination ni recherche. Ces considérations auraient pu être aisément repoussées s’il avait été vraiment dans son corps, mais tel n’était pas le cas. Il existait un hiatus et il fallait y faire face.
En fin de compte, ce monde présentait d’autres problèmes, d’autres défis plus appropriés à sa personnalité. Et il devait en faire l’expérience.
— « Non, je regrette, Sammy, » dit-il.
Jones secoua la tête. « Tu fais une erreur, Tom. Tu es un tueur-né. Il n’y a rien de mieux pour toi. »
— « Peut-être que non, » admit Blaine. « Mais je voudrais m’en assurer. »
— « Eh bien, bonne chance, » dit Sammy Jones. « Et prends soin de ton corps. Tu en as choisi un bon. »
Blaine cligna des yeux. « C’est tellement évident ? »
Jones sourit. « J’en ai vu d’autres, Tom. Je peux dire quand un homme porte un corps-donneur. Si ton esprit était né dans ce corps, tu n’aurais pas hésité à venir chasser avec moi. Mais si ton esprit est né dans un corps différent…»
— « Eh bien ? »
— « Tu ne serais pas venu chasser du tout. C’est une drôle de scission, Tom. Tu ferais mieux de décider dans un sens ou dans l’autre. »
— « Merci, » dit Blaine. Ils se serrèrent la main et Blaine prit la direction de son hôtel.
Il monta dans sa chambre et se jeta tout habillé sur son lit. En se réveillant, il appellerait Marie. Mais, d’abord, il lui fallait dormir. Tous ses projets, ses pensées, ses problèmes, ses décisions, ses rêves, attendraient. Il était mort de fatigue.
Il éteignit les lumières. Il s’endormit en quelques secondes.
Plusieurs heures plus tard, il se réveilla avec l’impression que quelque chose n’allait pas. La chambre était obscure. Tout était tranquille, plus silencieux qu’on ne s’y serait attendu à New York.
Il se dressa sur son lit et perçut un léger mouvement de l’autre côté de la pièce, près du lavabo.
Il étendit le bras pour allumer. Il n’y avait personne dans la chambre. Mais, tandis qu’il regardait, son lavabo émaillé s’éleva en l’air. Il montait lentement, et il s’immobilisa au centre de la chambre. En même temps, Blaine crut entendre un ricanement sinistre.
Il comprit sur-le-champ qu’il était hanté, et par un esprit frappeur.
Il se glissa prudemment hors de son lit et se dirigea vers la porte. Le lavabo suspendu piqua soudain en direction de sa tête. Il se baissa juste à temps et le lavabo s’écrasa contre le mur.
Son pot à eau se mit à léviter, suivi de deux lourdes timbales. La menaçante formation plana dans sa direction.
Blaine saisit un oreiller en guise de bouclier et se rua vers la porte. Il manœuvra le verrou juste au moment où une timbale frappait juste au-dessus de sa tête. La porte ne s’ouvrait pas. L’esprit frappeur la maintenait fermée.
Le pot à eau le frappa violemment en plein dans les côtes. L’autre timbale tournait autour de sa tête, et il fut obligé de s’écarter de la porte.
Il songea à l’échelle d’incendie. Mais l’esprit frappeur y pensa lui aussi à l’instant où il s’avançait. Les rideaux prirent feu. Au même instant, l’oreiller s’embrasa lui aussi, et Blaine le lança au sol.
« Au secours ! » cria-t-il. « Au secours ! »
Il était acculé dans un coin de la pièce. Avec un grondement, le lit glissa en avant, lui coupant la retraite. Une chaise décolla du sol et se mit en position pour le frapper à la tête.
Et, durant tout ce temps, le ricanement ne cessait pas, ce ricanement que Blaine croyait reconnaître.