7
Il revint à lui dans une petite pièce à peine éclairée, sans meubles, sans portes et sans fenêtres, avec une seule bouche de ventilation grillagée dans le plafond. Les planchers et les murs étaient fortement calfeutrés mais n’avaient pas été lavés depuis longtemps. Ils puaient.
Blaine se redressa et ce fut comme si deux aiguilles chauffées à blanc lui transperçaient les yeux. Il se laissa retomber.
« Du calme, » conseilla une voix. « Ça prend un moment avant que l’effet des gouttes se dissipe. » Il n’était pas seul dans la pièce calfeutrée. Il y avait un homme assis dans un coin qui le regardait. Cet homme n’était vêtu que d’un short. Baissant les yeux, il s’aperçut alors qu’il en était de même pour lui.
Il se redressa lentement et s’appuya contre un mur. Un instant, il crut que sa tête allait exploser. Et, tandis que les aiguilles le martyrisaient à nouveau, il souhaita qu’elle le fît.
— « Qu’est ce que ça signifie ? » questionna-t-il.
— « C’est le terminus, » dit l’autre d’un ton enjoué. « Ils t’ont boité, comme moi. Ils t’ont boité, et ils t’ont envoyé ici comme marco. Il ne leur reste plus qu’à t’encoffrer et à t’étiqueter. »
Blaine ne comprenait pas ce que l’homme disait. Il n’était pas d’humeur à déchiffrer l’argot de 2100. La tête dans les mains, il ajouta : « Je n’ai pas un rond. Pourquoi m’ont-ils boité ? »
— « Allons ! Pourquoi t’auraient-ils boité ? Ils veulent ton corps, tiens ! »
— « Mon corps ? »
— « Eh oui ! Pour un hôte. »
Un corps-hôte, songea Blaine, comme celui qu’il occupait présentement. Bien sûr. C’était évident. Toute réflexion faite, c’était très logique. Cette époque avait besoin d’être alimentée en corps-hôtes pour diverses raisons. Et comment se procurait-on un corps-hôte ? Il n’en poussait ni dans les arbres ni dans le sol. On se les procurait auprès des gens. La plupart d’entre eux devaient accepter d’assez mauvaise grâce de vendre leur propre corps : la vie n’a guère de sens sans lui. Alors, comment répondre à la demande ?
C’est facile. On choisit une bonne poire, on la drogue, on la planque, on en extrait l’esprit et puis on lui prend son corps.
C’était une intéressante direction spéculative que Blaine ne put suivre plus longtemps. Il lui sembla que sa tête s’était enfin décidée à exploser.
Plus tard, sa gueule de bois se dissipa. Blaine se redressa et trouva devant lui un sandwich sur une assiette en carton, plus un gobelet empli d’un breuvage sombre.
« Mange sans crainte, » dit l’homme. « Ils prennent bien soin de nous ici. J’ai entendu dire que le prix de vente au marché noir d’un corps à l’heure actuelle tourne autour de quatre mille dollars. »
« Au marché noir ? »
« Mais bon sang ! qu’est-ce que tu as ? Réveille-toi ! Tu sais bien qu’il y a un marché noir des corps, de pair avec le marché libre ? »
Blaine goûta le breuvage sombre, qui s’avéra être du café. L’homme se présenta : il s’appelait Ray Melhill. Il était contrôleur de débit sur le Bremen, un vaisseau spatial. Il avait à peu près l’âge de Blaine. Il était trapu, les cheveux roux, le nez retroussé, avec des dents légèrement en avant. Malgré son dilemme actuel, il gardait une certaine assurance désinvolte, confiance inextinguible d’un homme qui s’en sort toujours. Sa peau parsemée de taches de rousseur était très blanche, avec juste une petite tache rouge sur le cou, reliquat d’une vieille brûlure par radiations.
« J’aurais dû être plus malin, » dit Melhill, « mais ça faisait trois mois de file que nous assurions le circuit des astéroïdes et j’avais envie de faire la bringue. Tout se serait bien passé si j’étais resté avec la bande. Seulement, nous avons été séparés. Et je suis tombé dans une espèce de bouge avec une satanée fille de joie. Elle a trafiqué mon verre et je me suis retrouvé ici. »
Melhill se renversa dans son siège, les mains croisées derrière la tête. « Et dire que ça m’est arrivé à moi ! Moi qui leur disait toujours de faire attention. Moi qui leur disais toujours de rester en bande. Tu sais, c’est pas l’idée de mourir qui m’ennuie tellement, c’est plutôt l’idée que ces salauds vont donner mon corps à un sale vieux porc gras et décrépit pour qu’il puisse encore jouir pendant quelque cinquante ans. C’est ça qui me tue : l’idée d’un salopard se trimbalant dans mon corps ! »
Blaine acquiesça d’un air sombre.
« Eh bien, voilà ma triste histoire, » acheva Melhill, retrouvant sa bonne humeur. « Quelle est la tienne ? »
— « Elle est plutôt longue, » dit Blaine, « et un peu délirante par endroits. Tu veux l’entendre en entier ? »
— « Bien sûr. On a tout le temps. Du moins, je l’espère. »
— « Bon. Ça commence en 1958. Attends ! ne m’interromps pas. Je conduisais ma voiture…»
Lorsqu’il eut fini, Blaine se renversa contre le mur calfeutré et inspira profondément. « Tu me crois ? » s’inquiéta-t-il.
— « Pourquoi pas ? Le voyage à travers le temps, c’est pas si nouveau. C’est simplement illégal et ça revient trop cher. Et ces gars de la Rex tirent toutes les ficelles. »
— « Les filles de la Rex aussi, » ajouta Blaine et Melhill sourit.
Un silence fraternel les enveloppa un moment. Puis Blaine demanda : « Alors, ils vont se servir de nous comme corps-donneurs ? »
— « Exact, vieux. »
— « Quand ? »
— « Dès qu’un vieux se présentera. Pour autant que mes calculs soient exacts, je dois être ici depuis une semaine. À tout moment, l’un ou l’autre, nous pourrions être emmenés. Ou bien on peut encore durer une semaine ou deux. »
— « Et notre esprit sera liquidé ? » Melhill acquiesça.
— « Mais c’est du meurtre ! »
— « Tout à fait, » convint Melhill. « Pour nous, c’est pas encore fait. Peut-être que les flics feront une descente avant ça. »
— « J’en doute. »
— « Moi aussi. As-tu une assurance Au-delà ? Peut-être que tu survivras à la mort. »
— « J’y crois pas à ce genre de truc. »
— « Non ? Mais l’Après-vie est un fait. »
— « Que tu dis ! » répliqua amèrement Blaine.
— « Mais oui ! Un fait scientifique ! »
Blaine dévisagea intensément le jeune technicien de l’espace. « Ray, » dit-il, « et si tu me mettais un peu dans le bain ? En gros, que s’est-il passé depuis 1958 ? »
— « Tu m’en demandes beaucoup, » répondit Melhill, « et je ne suis pas du genre très instruit. »
— « Je veux seulement une esquisse… Cette histoire de vie future. De réincarnation et de corps récepteurs ? Qu’est-ce que c’est réellement ? »
Melhill se renversa en arrière et se pinça les lèvres en clignant des yeux. « Eh bien, voyons que je me souvienne un peu. Ils ont envoyé un vaisseau sur la Lune vers 1960, et ils sont arrivés sur Mars à peu près trente ans plus tard. Puis il y a eu cette guerre éclair avec la Russie à propos des astéroïdes – strictement une affaire d’espace. Ou alors… c’était peut-être avec la Chine ?…»
— « Peu importe, » dit Blaine. « Parle-moi de la réincarnation et de l’Après-vie. »
— « Bon, je vais essayer de te le raconter comme ils me l’ont raconté à l’école. J’ai suivi un cours intitulé Etude de la Survie Psychique, mais ça fait longtemps. Voyons donc…»
Melhill fronça les sourcils, l’air profondément absorbé. « Je cite : « Dès les premiers temps, l’homme a toujours senti la présence d’un monde spirituel occulte, et pressenti qu’il participerait lui-même à ce monde après la mort de son » corps. » Fin de citation. Je suppose que tout ça, tu le sais… Ces histoires d’Egyptiens, de Chinois, d’alchimistes européens et tout le saint-frusquin… Alors, je saute jusqu’à Rhine. Un homme de ton temps. Il étudiait les phénomènes psychiques à l’université de Duke. T’as jamais entendu parler de lui ? »
— « Que si ! » répondit Blaine. « Et qu’a-t-il découvert ? »
— « Pratiquement rien. Mais il a tout déclenché. Puis Kralski a repris son travail à Vilna et l’a développé un peu plus. C’était en 1987, l’année où les Pirates – tu sais, l’équipe de base-ball de Pittsburgh – ont pour la première fois remporté les « World Séries ». Puis, vers l’an 2000, il y a eu von Leddner à l’université de Californie. Un type très important, ce von Leddner… Il a esquissé la théorie d’ensemble de l’Au-delà sans toutefois aucune preuve à l’appui. Et, enfin, nous en arrivons au professeur Michael Vanning.
» Le professeur Vanning, c’est celui qui a su mettre les points sur les i. Il a donné la preuve que les gens survivaient après la mort. Il est entré en contact avec eux, leur a parlé, les a enregistrés et tout… Enfin, il a fourni une preuve scientifique, concrète, et vraisemblablement absolue, de l’existence de l’Au-delà. Bien entendu, cela provoqua tout un tas de discussions et de palabres religieuses. Des contestations. De grosses manchettes. Un manitou de l’université Harvard, le professeur James Archer Flynn, voulut démontrer que tout ça était une affaire montée. La polémique entre lui et Vanning se prolongea pendant des années.
» Vanning était devenu un vieillard ; il décida d’en finir une fois pour toutes. Il scella tout un tas de choses dans un coffre-fort, en planqua d’autres ici et là, s’arrangea pour semer quelques mots-clefs et promit de revenir, comme l’avait fait Houdini, qui, lui, ne tint pas sa promesse. Puis…»
— « Excusez-moi, » interrompit Blaine. « mais, s’il y a une vie après la mort, pourquoi Houdini n’est-il pas revenu ? »
— « C’est très simple, mais patience, une chose à la fois. Bref, Vanning se suicida, laissant une longue lettre sur l’immortalité de l’esprit de l’homme et sur l’évolution irréversible de la race humaine. On a repris son texte dans beaucoup d’anthologies. Plus tard, ils ont découvert que c’était l’œuvre d’un nègre, mais ça c’est une autre histoire. Où en étais-je ?…»
— « Il s’est suicidé. »
— « Oui… Et figure-toi qu’après sa mort il entra en communication avec le professeur James Archer Flynn pour lui dire où trouver tout ce qu’il avait planqué, les mots-clefs et tout le reste. Ce qui a tout réglé, mon vieux. L’Après-vie était désormais dans le vent. »
Ray Melhill se leva, s’étira et se rassit. « L’institut Vanning, » dit-il, « mit tout le monde en garde contre l’hystérie. Mais elle se développa quand même. Les quinze années suivantes sont connues sous le nom de Folles Années 40. »
Il sourit en se léchant les babines. « Dommage que je n’y étais pas. Tout le monde s’est pour ainsi dire laissé aller. T’en fais pas pour ce que tu fais, disait un slogan publicitaire, ce qui t’attend là-haut, c’est de la tarte ! Saint ou pécheur, bon ou mauvais, chacun avait droit à sa part. L’assassin aussi bien que l’archevêque. Alors, filles et garçons y allaient de bon cœur. Ils pouvaient jouir de la vie sur Terre puisqu’une triple ration d’esprit après la mort leur était promise. Et ils s’y sont vraiment acharnés. De la vraie anarchie.
» Il en est sorti une nouvelle religion appelée la Réalisation, qui prônait qu’il fallait tout expérimenter : le bien et le mal, le juste et l’injuste, parce que la vie future n’était qu’un long rappel de ce qu’on avait fait sur Terre. Alors, faites, disait-elle, faites, c’est la raison de votre séjour sur Terre ; faites, ou vous n’en aurez pas pour votre argent dans la vie future. Donnez satisfaction à chacun de vos désirs, assouvissez votre chair, allez explorer vos recoins les plus sombres. Vivez pleinement, mourez pleinement.
» C’était dingue. Les vrais fanatiques formèrent des clubs de torture et rédigèrent des encyclopédies sur la douleur, ils collectionnèrent les tortures comme une ménagère des recettes. À chaque réunion, un membre s’offrait comme victime volontaire et ils le mettaient à mort de la façon la plus cruelle qu’ils pouvaient imaginer. Ils voulaient expérimenter l’absolu aussi bien dans le plaisir que dans la douleur. Et, crois-moi, ils y parvinrent largement. »
Melhill s’essuya le front et ajouta sur un ton plus posé : « J’ai un peu lu sur ces Années Folles. »
« Je le vois, » dit Blaine.
« C’est assez intéressant. Jusqu’au moment de la tuile. L’institut Vanning avait poursuivi ses expériences. Vers 2050, alors que les Années Folles battaient leur plein, ils annoncèrent qu’il y avait bien un Au-delà, mais pas pour tout le monde. »
Blaine cilla sans un mot.
« Une catastrophe ! L’institut Vanning précisa qu’ils avaient la preuve certaine que seule une personne sur un million entrait dans l’Au-delà. Quant aux millions et aux millions d’autres, ils mouraient comme s’éteint une bougie. Pouf ! Et puis plus rien. Plus de vie future. Le néant. »
— « Pourquoi ? » demanda Blaine.
— « Eh bien, Tom, ce n’est pas très clair pour moi non plus. Si tu me demandais quelque chose au sujet de la mécanique de vol spatial, là, franchement, je pourrais te répondre ; mais la théorie psychique ce n’est pas tout à fait ma branche. Alors, essaie de me suivre pendant que je te débroussaille un peu la question. C’est à peu près comme ça, vois-tu. »
Avec vigueur, il s’essuya le front. « Ce qui survit ou non après la mort, c’est l’esprit. Ça fait des milliers d’années que les gens palabrent sur ce qu’est l’esprit, où et comment se situe son interaction avec le corps, etc. Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous avons quand même quelques définitions pratiques. De nos jours, on tient l’esprit pour un réseau énergétique à haute tension qui émane du corps, qui est modifié par le corps et qui modifie lui-même ce corps. T’as pigé ? »
— « Je crois. Continue. »
— « Alors, comme je l’ai compris, il y a interaction et intermodification entre le corps et l’esprit. Mais l’esprit peut aussi exister indépendamment du corps. Pour bon nombre de scientifiques, l’indépendance de l’esprit est l’échelon prochain de notre évolution. Avant un million d’années, disent-ils, nous n’aurons même plus besoin d’un corps, sauf peut-être pouf une brève période d’incubation. Personnellement, je ne pense pas que cette race de pourris survivra encore un million d’années. Pour tout dire, elle ne le mérite pas. »
— « Pour le moment, je suis d’accord avec toi, bien que je puisse changer d’avis à tout moment, » dit Blaine. « Mais revenons-en à la vie future. »
— « Nous avons donc ce réseau énergétique à haute tension. Lorsque le corps meurt, ce réseau devrait logiquement pouvoir poursuivre son existence de lui-même, comme un papillon s’envole de sa chrysalide. La mort n’est que le processus qui ferait éclore l’esprit du corps. Mais ça ne marche pas à cause du traumatisme de la mort. Certains scientifiques prétendent que le traumatisme de la mort est le mécanisme électeur prévu par la nature pour libérer l’esprit du corps. Mais il est trop violent et il fout tout en l’air. La mort est un choc psychique énorme et, la plupart du temps, le réseau énergétique saute, il est déchiqueté. Il ne peut plus se rassembler, se dissipe, et c’est la mort totale. »
— « Voilà pourquoi Houdini n’est jamais revenu. »
— « Je ne peux pas me prononcer pour les cas particuliers. Je te parle statistiques. Beaucoup de gens se sont mis à cogiter sur la question, et ce fut la fin des Années Folles. L’institut Vanning continua de fonctionner. Ils se mirent au yoga et tout ça, mais sur des bases scientifiques. Certaines de ces religions orientales étaient dans la même voie, tu sais. Renforcer l’esprit. C’était ce que voulait l’institut : un moyen de renforcer le réseau énergétique pour qu’il puisse survivre au processus de la mort. »
— « L’ont-ils trouvé ? »
— « In extremis. C’est à peu près à ce moment-là qu’ils se sont rebaptisés Société de l’Au-delà. »
Blaine acquiesça. « Je suis passé devant leur siège aujourd’hui. Attends une minute ! Tu dis qu’ils ont trouvé la solution au problème du renforcement de l’esprit ? Alors, personne ne meurt ? Tout le monde peut survivre après la mort ! »
Melhill eut un rire sardonique : « Ne joue pas au plouc, Tom. Tu crois qu’ils donneraient ça pour rien ? Pas question. C’est un traitement électrochimique très complexe, mon pote, et ils te le font payer. Cher, crois moi. Très cher. »
— « Alors, il n’y a que les riches qui vont au ciel ? »
— « Tu ne voudrais pas que n’importe qui puisse y entrer ? »
— « Oui, oui, » dit Blaine, « mais il y a d’autres moyens, non ? D’autres disciplines spirituelles. Le Yoga, le Zen, par exemple ? »
— « Ce sont des systèmes qui marchent, » approuva Melhill. « Il existe au moins une douzaine de cours de survie par correspondance reconnus et agréés par le gouvernement. L’ennui, c’est qu’il faut au moins vingt ans d’efforts acharnés pour devenir un adepte. C’est pas pour n’importe qui. Non, sans les machines pour t’aider, tu es cuit ! »
— « Et il n’y a que la Société de l’Au-delà qui possède les machines, hein ? »
— « Il y en a deux autres. L’Académie de l’Après-vie et Paradis & Cie. Mais les prix sont à peu près les mêmes. Le gouvernement commence à examiner la possibilité d’une assurance-survie, mais ça va rien changer pour nous. »
— « Je suppose que non, » dit Blaine.
Le rêve, pour un moment, avait été éblouissant : la crainte de la mort effacée, la certitude rationnelle d’une continuité et d’une seconde existence après la destruction du corps, d’un processus ininterrompu de croissance et d’accomplissement jusqu’aux limites de la personnalité – par-delà les limites étroites de la frêle enveloppe charnelle que l’hérédité et le hasard lui avaient imposée.
Mais il n’en serait pas ainsi. Le désir d’expansion de son esprit serait en fait freiné, et brutalement. Les promesses de demain étaient repoussées vers un éternel avenir.
« Parle-moi un peu de la réincarnation et des corps-donneurs ? » demanda Blaine.
— « Tu devrais être au courant, » répondit Melhill. « Ils t’ont réincarné et t’ont mis dans un donneur. Il n’y a rien de très compliqué dans les échanges d’esprit. Les techniciens de la Greffe se feront un plaisir de te le dire. Cependant, la Greffe n’est qu’une occupation passagère, qui n’implique pas l’expulsion définitive de l’esprit original. Quand on est récepteur, c’est pour toujours. Premièrement, l’esprit d’origine doit être liquidé. Deuxièmement, c’est un jeu dangereux pour l’esprit que d’essayer de prendre possession du corps-récepteur. Tu sais, parfois l’esprit n’arrive pas à pénétrer le corps-récepteur et se disloque en essayant. Le conditionnement à l’Au-delà ne permet pas toujours de réussir une tentative de réincarnation. Si l’esprit ne parvient pas à s’introduire dans le corps-récepteur… Pfft ! »
Blaine hocha la tête. « Pourquoi un homme bénéficiant d’une assurance sur l’Au-delà essaye-t-il la réincarnation ? »
— « Parce qu’il y a des vieux qui ont peur de mourir, » dit Melhill. « Ils ont peur de l’Au-delà, de toute cette histoire spirite. Ils veulent rester ici, sur Terre, où ils savent à quoi s’en tenir. Par conséquent, ils achètent légalement un corps sur le marché libre, s’ils en trouvent un bon. Sinon, ils s’en procurent un au marché noir. Comme le tien et le mien, mon vieux ! »
— « Les corps disponibles sur le marché libre sont mis en vente volontairement ? »
— « C’est ça. »
— « Mais qui donc peut vouloir vendre son corps ? »
— « Les gars très pauvres, bien sûr. Légalement, on est censé bénéficier d’une compensation en sus de l’assurance-Au-delà. Mais, pratiquement, on se contente de ce qu’on vous donne. »
— « Mais il faut être dingue ! »
— « Tu crois ça ? » répliqua Melhill. « Aujourd’hui, comme toujours, le monde est plein de gens affamés, maladifs, souffrants, de paumés. Et, comme toujours, ils ont tous des familles. À supposer qu’un type veuille acheter de la nourriture pour ses gosses. Son corps est l’unique chose de valeur qu’il ait à vendre. De ton temps, il n’avait même pas ça. »
— « Possible, » dit Blaine. « Mais même si les choses tournaient au pire, je ne vendrais jamais mon corps. »
Melhill rit de bon cœur. « Sacré rigolo ! Ils te le prennent pour rien, Tom ! »
Blaine ne trouva rien à répondre à cela.