13
L’adresse correspondait à un luxueux appartement qui donnait sur Park Avenue vers la Soixante-Dixième Rue. Un maître d’hôtel introduisit Blaine dans une pièce spacieuse où des chaises avaient été disposées en un vaste demi-cercle. Les quelque dix personnes qui occupaient ces chaises formaient une bande de durs au teint basané, au verbe haut, aux tenues disparates, qui détonnaient dans un milieu aussi raffiné. La plupart semblaient se connaître.
« Dis donc, Otto ! t’as repris la chasse ? »
— « Ya ! Plus d’argent. »
— « Je savais bien que tu reviendrais, vieux. Salut, Tim ! »
— « Salut, Bjorn ! C’est ma dernière. »
— « Bien sûr. La dernière jusqu’à la prochaine. »
— « Non, c’est du sérieux. Je m’achète une ferme à pression granulaire dans la fosse de l’Atlantique Nord. J’ai simplement besoin d’une mise. »
— « Tu la boiras, ta mise. »
— « Pas cette fois-ci. »
— « Eh ! Thésée ! Ton bras a la forme ? »
— « Ça va, Chico. Que tal ? »
— « Pas trop mal, petit. »
— « Voilà Sammy Jones, toujours le dernier. »
— « Je suis à l’heure ; alors quoi ? »
— « Dix minutes de retard. Où est ton partenaire ? »
— « Sligo ? Il est mort. Dans cette chasse aux Asturies. »
— « Dommage. L’Au-delà ? »
— « Je ne sais pas. Il ne s’est pas manifesté. »
Un homme entra dans la pièce et annonça : « Messieurs, puis-je avoir votre attention, s’il vous plaît ? »
Il s’avança au centre de la pièce et s’immobilisa, les mains sur les hanches, face aux chasseurs. C’était un homme mince et noueux, de taille moyenne, en culottes de cheval et chemise à col ouvert. Il avait une mince moustache soigneusement entretenue et des yeux d’un bleu incroyable dans un visage mince et bronzé. Sous son regard, les chasseurs toussotèrent et s’agitèrent.
Enfin, il dit : « Bonjour, messieurs ! Je suis Charles Hull, votre employeur et Gibier. » Il sourit sans aucune chaleur.
« D’abord, messieurs, un mot sur l’aspect légal de notre entreprise. Il y a eu récemment quelque confusion à ce sujet. Mon avocat s’est penché à fond sur la question et va vous donner toutes explications. Mister Jensen. »
Un petit homme à l’aspect nerveux fit son entrée, les lunettes fermement plantées sur le nez.
— « Oui, mister Hull. Messieurs, pour ce qui est de la légalité actuelle de cette chasse, aux termes des statuts concernant l’Acte Suicidaire de 2102, tout homme protégé par une assurance-Au-delà est autorisé à choisir lui-même la nature de sa mort, son lieu et son heure, ceci par tous les moyens à sa disposition, dans la mesure où ces moyens ne constituent pas un abus contre-nature et cruel. La raison de ce « droit de mourir » fondamental est évidente : les tribunaux n’admettent pas la mort physique en tant que mort per se pour autant que ladite mort n’entraîne pas la destruction de l’esprit. Pourvu que l’esprit survive, la mort du corps ne fait pas plus de cas légalement que la chute d’un ongle. Selon la dernière décision rendue par la Cour suprême, le corps est considéré comme un appendice de l’esprit, sa créature, dont on pourra disposer selon la volonté de l’esprit. »
Pendant cette explication, Hull faisait les cent pas dans la pièce, comme un félin. Puis il s’arrêta et dit : « Merci, mister Jensen. Donc, il n’y a plus à remettre en question mon droit de choisir l’heure et la nature de ma mort. Pas plus qu’il n’est illégal pour moi de choisir une ou plusieurs personnes telles que vous-mêmes pour accomplir cet acte à ma place. Et vos propres actions sont conformes à la loi selon le paragraphe des Meurtres légaux de l’Acte Suicidaire. »
Il fit signe de la tête à Jensen.
« La clause annexe, » ajouta ce dernier, « précise qu’un homme peut choisir sa mort, sa nature, son lieu et son heure, ceci par tous les moyens, etc., dans la mesure où cette mort n’est pas physiquement nuisible aux autres ! »
— « Voilà ! » dit Hull, « C’est la clause qui nous ennuie. Il est clair qu’une chasse est une forme légale de suicide. L’heure et le lieu sont convenus. Vous, les chasseurs, me traquez. Moi, le Gibier, je fuis. Vous m’attrapez, vous me tuez. Bien ! Sauf pour une chose…»
Il se tourna vers l’avocat. « Mister Hensen, vous pouvez vous retirer. Je ne tiens pas à vous impliquer dans cette affaire. »
Une fois l’avocat parti, Hull reprit : « Le seul problème qui subsiste, c’est, bien entendu, le fait que je serai armé et que j’essaierai de vous tuer. Vous tous. Et ça, c’est illégal ! »
Hull se laissa gracieusement tomber dans un fauteuil. « De toute façon, c’est mon infraction et non la vôtre. Je vous ai embauchés pour me tuer. Et vous ne soupçonnerez pas que j’ai l’intention de me protéger et de riposter. C’est là une fiction légale mais qui vous évitera d’être considérés comme d’éventuels complices. Si on me surprend en train d’essayer de tuer l’un d’entre vous, le châtiment sera très sévère. Mais l’un de vous me tuera, me mettant ainsi hors d’atteinte de la justice des hommes. Si, par malheur, je vous tuais tous, je me suiciderais, selon l’antique façon, par le poison. Ce qui serait fort décevant pour moi. J’ose espérer que votre habileté m’épargnera une telle solution. Pas de questions ? »
Un murmure courut parmi les chasseurs.
« Sacré salopard ! »
« Laisse tomber ! Tous les Gibiers racontent la même chose. »
« Il se croit mieux que nous avec ses histoires de lois…»
« On verra bien comment il s’en tire avec un bout de métal dans les tripes ! »
Hull sourit froidement. « Parfait. Je pense que la situation est nette. Je vous demanderai à présent de me nommer vos armes. »
Un à un, les chasseurs répondirent :
« La Massue. »
« Filet et trident. »
« Javelot. »
« Masse d’armes. »
« Bolas. »
« Cimeterre. »
« Fusil à baïonnette, » dit Blaine quand ce fut à son tour.
« Latte. »
« Hache d’armes. »
« Sabre. »
— « Merci, messieurs, » dit Hull. « Je serai armé d’une rapière, bien sûr, et sans armure. Notre rencontre aura lieu dimanche à l’aube dans ma propriété. Le maître d’hôtel remettra à chacun de vous un plan vous indiquant en détail comment vous y rendre. Que l’homme à la baïonnette reste. Quant aux autres, au revoir. »
Les chasseurs se retirèrent. Hull dit : « L’art de la baïonnette est rare. Où l’avez-vous appris ? »
Blaine hésita, puis répondit : « Dans l’Armée, de 1943 à 1945. »
— « Ah ! vous êtes du passé ? »
Blaine acquiesça.
« C’est intéressant, » dit Hull, sans marquer toutefois le moindre signe d’intérêt. « Alors, si je comprends bien, ce sera votre première chasse ? »
— « C’est exact. »
— « Vous me semblez intelligent. Je suppose que vous avez de bonnes raisons pour avoir choisi un emploi si hasardeux et mal famé ? »
— « Je suis à court d’argent, » dit Blaine, « et je n’ai rien trouvé d’autre. »
— « Bien sûr, » dit Hull, comme s’il s’en était douté d’avance. « Alors, vous vous êtes rabattu sur la chasse. Mais la chasse n’est pas une chose sur laquelle on ne peut que se rabattre. Et la chasse à l’homme n’est pas faite pour n’importe qui. C’est une profession qui requiert certaines dispositions particulières dont la capacité de tuer n’est pas la moindre. Croyez-vous posséder ce talent inné ? »
— « Je le crois, » dit Blaine, dont les préoccupations n’avaient même pas effleuré la question.
— « Je me demande…» hésita Hull. « Malgré votre aspect belliqueux, vous ne me paraissez pas être de ce genre. Et si vous vous révéliez incapable de me tuer ? Si vous hésitiez au moment critique où le fer croise le fer ? »
— « Je veux bien courir le risque, » dit Blaine.
Hull acquiesça. « Moi aussi. Après tout, peut-être que, au fond de vous, couve l’étincelle du meurtrier. Peut-être que non. Ce doute apportera du piment au jeu. Mais vous n’aurez peut-être pas le temps de le savourer. »
— « Ça, c’est mon problème, » dit Blaine, tout en éprouvant une immense antipathie pour cet employeur plein d’élégance et de rhétorique. « Puis-je vous poser une question ? »
— « À votre service. »
— « Merci. Pourquoi voulez-vous mourir ? »
Hull le regarda, les yeux ronds, puis éclata de rire. « Maintenant, je suis sûr que vous êtes du passé ! Quelle question ! »
— « Pouvez-vous y répondre ? »
— « Bien sûr. » Hull se renversa dans son fauteuil, et son regard distant devint celui d’un homme qui dicterait ses Mémoires : « J’ai quarante-trois ans et je suis las de mes jours et de mes nuits. Je suis un homme riche et sans entraves. J’ai eu mon plein de tout – expériences, manigances, rire, larmes, amour, haine, beuveries et ripaille… J’ai goûté à tout ce que la Terre et l’ailleurs ont eu à m’offrir et j’ai choisi de ne pas répéter une expérience si fastidieuse. Quand j’étais jeune, je me représentais cette bonne planète verdoyante tournant mystérieusement autour de son flamboyant luminaire doré comme un trésor, une boîte à merveilles inépuisable dans son contenu et incommensurable dans son effet sur mes désirs avides. Mais maintenant, hélas ! j’ai vécu plus longtemps et j’ai connu la fin de toute sensation. Maintenant, je vois avec quelle obèse complaisance notre grasse et ronde Terre tourne, à une distance servile et à un rythme invariable, autour de sa clinquante et flamboyante étoile. Et le coffre au trésor de la Terre ressemble aujourd’hui à une boîte à jouets au contenu dérisoire, impuissant à ressusciter mes sens, sourd désormais à toutes les délices. »
Hull jeta un coup d’œil à Blaine pour mesurer l’impact de ses paroles, puis poursuivit : « L’ennui, à présent, s’étale devant moi comme une vaste et stérile plaine – et j’ai choisi de ne plus m’ennuyer. J’ai choisi de continuer plus avant, plus loin, plus haut, de goûter à l’ultime et sublime aventure sur Terre – celle de la Mort, porte sur l’Au-delà. Pouvez-vous comprendre cela ? »
— « Certainement, » dit Blaine, irrité en même temps qu’impressionné par le côté théâtral de Hull. « Mais pourquoi vous presser ? La vie peut encore vous réserver de bons moments. Et la mort est irréversible et inévitable. Pourquoi l’accélérer ? »
— « Vous parlez en optimiste du XXe siècle, » dit Hull en riant. « La vie est réelle, la vie vaut la peine d’être vécue. De votre temps, il fallait croire qu’elle l’était. Quelle autre alternative y avait-il ? Combien d’entre vous croyaient véritablement en une vie après la mort ? »
— « Ce qui ne change en rien la validité de mon argument, » rétorqua Blaine, détestant le rôle de raisonneur logique et borné qu’il assumait.
— « Mais si ! Nous n’avons plus la même perspective sur la vie et la mort. Plutôt que les conseils prosaïques de Longfellow, nous suivons Nietzsche : il faut mourir au bon moment ! Les gens intelligents ne s’accrochent pas aux dernières bribes de vie comme des naufragés à un bout de planche. Ils savent que la vie du corps n’est qu’une partie infime de l’existence totale de l’homme. Pourquoi n’accéléreraient-ils pas la disparition du corps de quelques années si tel est leur bon plaisir ? Pourquoi ces brillants élèves ne sauteraient-ils pas une classe ou deux à l’école ? Seuls les timorés, les imbéciles et les illettrés s’agrippent à chaque monotone seconde de leur vie sur Terre. »
— « Les timorés, les imbéciles et les illettrés, » répéta Blaine. « Et aussi les malheureux qui ne peuvent se payer d’assurance-Au-delà. »
— « Les riches et l’élite ont leurs privilèges, » dit Hull avec un léger sourire, « et leurs obligations aussi. Une de ces obligations est le devoir de mourir au bon moment, avant qu’on ne devienne un fardeau pour ses pairs et une horreur pour soi-même. Mais l’acte de mourir transcende aussi bien les riches que l’élite. Il constitue les titres de noblesse de chaque homme, sa sommation par le roi, son aventure chevaleresque, le plus grand accomplissement de sa vie. Et la façon dont il s’acquitte de cette périlleuse et solitaire entreprise lui donne sa vraie mesure d’homme. »
Les yeux bleus de Hull étincelaient. Il ajouta : « Je ne tiens pas à faire cette expérience cruciale dans mon lit. Je ne souhaite pas une mort ordinaire, douillette et terne, qui me surprendrait déguisée en sommeil. Je veux mourir au combat ! »
Blaine acquiesça malgré lui tout en éprouvant un certain regret pour sa propre mort si prosaïque. Un accident de voiture ! Combien ordinaire et terne ! La mort qu’avait choisie Hull apparaissait si noble et sombre, à la fois étrange et lourde de sens. Prétentieuse, bien sûr, mais la vie elle-même n’était-elle pas prétention dans l’immense univers de la matière inerte ? Hull était pareil à ces anciens nobles nippons s’agenouillant paisiblement pour accomplir l’acte cérémonial du hara-kiri, rehaussant la valeur de la vie par le choix de leur mort. Mais le hara-kiri était un aveu oriental passif, alors que la façon de mourir de Hull était une mort occidentale, farouche, violente, exultante.
Admirable ! Mais horriblement agaçant pour un homme qui n’était pas encore prêt à mourir.
« Je n’ai rien contre le fait que vous ou n’importe quel autre homme choisissiez votre propre mort, » dit Blaine. « Mais les chasseurs que vous avez l’intention de tuer ? Ils n’ont pas choisi de mourir et n’ont aucune assurance de gagner l’Au-delà…»
Hull haussa les épaules. « Ils ont choisi de vivre dangereusement. Selon Nietzsche, ils préfèrent courir risques et dangers et jouer aux dés avec la mort. Blaine, avez-vous changé d’idée ? »
— « Non. »
— « Alors, à dimanche prochain. »
Blaine se dirigea vers la porte et prit la feuille d’instructions que lui tendait le maître d’hôtel. Tout en sortant, il ajouta : « Je me demande si vous avez considéré une dernière chose. »
— « Laquelle ? » demanda Hull.
— « Vous avez dû y penser, » dit Blaine. « Je veux dire à la possibilité que toute cette organisation élaborée : l’Au-delà scientifique, les voix des morts, les fantômes, soit une supercherie gigantesque, une fraude extrêmement rentable conçue par la Société de l’Au-delà…»
Hull demeura parfaitement immobile. Lorsqu’il parla, il y avait une trace de colère dans sa voix. « Ça, c’est absolument impossible. Seul un homme sans aucune éducation pourrait envisager une chose pareille. »
— « Peut-être, » dit Blaine. « Mais de quoi auriez-vous l’air si c’était vraiment une supercherie ? Au revoir, mister Hull. »
Il partit, heureux d’avoir secoué ce petit rhétoricien prétentieux, ne fût-ce qu’un instant, et malheureux à l’idée de la platitude de sa propre mort, si terne, si douillette.