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Blaine ouvrit la porte. « Robinson, » dit-il, « venez avec moi à la Cabine de Suicide. Je vous donne mon corps. »
— « Je n’en attendais pas moins de vous, Tom, » dit le zombi. Ensemble, ils descendirent lentement le flanc de la montagne. Marie les observa quelques instants de la fenêtre puis se mit à les suivre.
Ils s’arrêtèrent à la porte de la Cabine de Suicide.
— « Vous pensez que vous saurez… me reprendre ? » demanda Blaine.
— « J’en suis sûr, » dit Robinson. « Tom, je vous suis très reconnaissant. J’utiliserai votre corps au mieux. »
— « Ce n’est pas vraiment le mien, » dit Blaine. « Il appartenait à un type nommé Kranch. Mais je m’y étais attaché. Vous vous ferez à ses habitudes. Seulement, il faut lui rappeler de temps en temps qui est le patron. Parfois, il veut aller à la chasse. »
Marie vint vers eux et, de ses lèvres glacées, embrassa Blaine en guise d’adieu. « Que vas-tu faire ? » demanda-t-il.
Elle haussa les épaules : « Rentrer à New York, je suppose. »
— « C’est probablement le mieux, » convint Blaine.
Il jeta une dernière fois un coup d’œil alentour, sur les palmiers murmurant sous le soleil, l’étendue bleue de la mer, et la grande montagne sombre au-dessus d’eux ciselée de chutes d’eau argentées. Puis il se retourna, pénétra dans la Cabine de Suicide et referma la porte derrière lui.
Il n’y avait pas de fenêtres, pas de meubles, rien qu’une chaise. Les instructions affichées sur un mur étaient très simples. Vous vous asseyez selon votre bon vouloir, vous rabattez le levier sur le bras droit. Puis vous mourez tout simplement, rapidement et sans douleur, et votre corps reste intact.
Il songea à nouveau à sa première mort et regretta qu’elle n’eût pas été plus intéressante. Normalement, il aurait dû rectifier l’erreur cette fois-ci, il aurait dû y passer comme Hull, férocement pourchassé sur un pic de montagne au coucher du soleil. Pourquoi n’avait-il pas pu en être ainsi ? Pourquoi la mort ne serait-elle pas survenue alors qu’il combattait un typhon, faisait face à l’assaut d’un tigre ou escaladait l’Everest ? Pourquoi, pour la seconde fois, sa mort serait-elle si douce, si anodine, si banale ?
Mais, aussi, pourquoi n’avait-il jamais vraiment construit de yachts ?
Une mort signifiante, dut-il admettre à nouveau, n’aurait pas correspondu à son caractère. Il était vraisemblablement destiné à mourir de cette même façon subite, banale et indolore. Et toute sa vie dans le futur avait sans doute visé à la formulation, à la mise en forme de cette mort – une vague indication lorsque Reilly était mort, une certitude relativement acquise dans le Palace de la Mort, une destinée implacable lorsqu’il s’était installé à Taiohaé.
Mais, même banale, la mort d’un individu est l’événement le plus marquant de sa vie. Blaine attendait la sienne avec impatience.
Il n’avait pas à se plaindre. Bien qu’il n’eût vécu dans le futur qu’un peu plus d’un an, il en avait acquis la plus grande récompense : l’Au-delà.
Il retrouva le sentiment qu’il avait connu en quittant le siège de la Société de l’Au-delà – libération de la lourde, abrutissante, inconsciente, permanente peur de la mort qui imprégnait subtilement chaque action, chaque mouvement. Nul homme de son propre siècle ne pouvait vivre sans cette ombre qui parcourait les corridors de son esprit comme un affreux ver solitaire, ce fantôme qui hantait ses jours et ses nuits, qui se cachait dans les recoins, derrière les portes, l’hôte invisible de tous les banquets, la silhouette non identifiée de chaque paysage, toujours présente, toujours vigilante.
C’en était fini !
Pour le présent, l’antique ennemi était vaincu. Et les hommes ne mouraient plus, ils poursuivaient leur route !
Mais il avait acquis plus que l’Au-delà. Il avait réussi à faire entrer, à comprimer toute une vie dans cette année.
Il était né dans une pièce blanche avec des lumières éblouissantes et le visage barbu d’un médecin au-dessus de lui, et une infirmière bien maternelle pour le nourrir tandis qu’il écoutait, inquiet, le babil de langues étranges. Il s’était très vite embarqué, lancé dans ce monde, sans éducation, et il avait ouvert grand les yeux devant les merveilles orientales de New York. Il avait permis à un étranger au regard franc de se payer presque littéralement sa tête, jusqu’à ce que de plus sages que lui le délivrent de sa folie et apaisent sa douleur.
Revêtu de son corps robuste et superbe, il s’était lancé à nouveau, assagi cette fois, traité d’égal à égal parmi d’autres hommes équipés d’armes étincelantes en quête de danger et d’honneurs. Et il avait survécu à cette folie aussi, et il s’était choisi une occupation très honorable. Mais certains sombres présages qui avaient accompagné sa naissance s’étaient enfin réalisés et il avait dû s’enfuir de sa patrie et courir se réfugier à l’autre bout du globe.
Pourtant, malgré tout, il avait réussi à acquérir une famille en route, une famille avec un petit cadavre, mais une famille quand même.
Dans sa plénitude d’homme, il était venu dans un pays qu’il aimait, s’était trouvé une femme et, au cours de sa lune de miel, avait vu les montagnes de Moorea embrasées par le soleil couchant. Il s’était installé pour passer les mois de son déclin en paix, pour œuvrer utilement, et pour se remémorer avec émotion les merveilles qu’il avait vues, honoré et respecté de tous.
C’était bien suffisant.
Il rabattit le levier.