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Ils se rendirent directement en hélitaxi au siège de la Société de l’Au-delà. Farrell précéda Blaine au bureau des entrées et présenta à la responsable une photocopie de l’attestation. Blaine donna ses empreintes digitales et montra son permis de chasseur pour un complément d’identité. L’employée vérifia soigneusement toutes ces données en les comparant à celles du tableau directeur d’admissions. Enfin satisfaite de leur validité, elle signa les documents d’admission.
Farrell conduisit alors Blaine à la Chambre d’Epreuve, il lui souhaita bonne chance et le laissa. À l’intérieur, une équipe de jeunes techniciens firent subir à Blaine toute une série d’examens. Une meute d’ordinateurs se mit à cliqueter et à dégorger des kilomètres de papier suivis d’une averse de cartes perforées. De menaçantes machines gargouillaient et couinaient au-dessus de lui, leurs grands yeux rouges et électroniques flamboyant, clignotant, passant du grenat à l’ambre. Des marqueurs automatiques griffonnèrent des vagues de papier graphique et, sur tout cela, des techniciens déversèrent leur jargon technique.
« Réaction Bêta intéressante. Tu crois qu’on pourra redresser cette courbe ? »
— « Mm !… Mmm !… Faut juste abaisser son coefficient d’entraînement…»
— « Ça serait bien dommage. Ça va lui affaiblir son réseau. »
— « On n’a pas à l’affaiblir tant que ça ! Il pourra quand même supporter le choc. »
— « Pas sûr. Et ce fameux facteur Henlinger ? Pas au point non plus ? »
— « C’est parce qu’il est dans un corps-donneur. Ça s’arrangera. »
— « T’as vu ce qui s’est passé la semaine dernière ? Le type est parti comme une fusée ! »
— « De toute façon, il était déjà drôlement instable au départ. »
Inquiet, Blaine intervint : « Au fait, vous êtes sûr que ça marche, votre affaire ? »
Les techniciens se retournèrent comme s’ils le voyaient pour la première fois.
— « Chaque cas est différent, vieux, » lui répondit l’un d’eux.
— « Tout dépend vraiment du sujet, » ajouta un autre.
— « Ça nous pose un tas de problèmes sans arrêt, » renchérit un troisième.
— « Je pensais que le traitement était bien au point. J’avais entendu dire qu’il était infaillible. »
— « Ouais, c’est ce qu’ils racontent aux clients. »
— « De temps en temps, on manque un coup. On a encore pas mal de chemin à faire !…»
— « Mais vous ne savez pas si le traitement va marcher ? » s’inquiéta de nouveau Blaine.
— « Bien sûr. S’il marche, vous survivrez. »
— « Sinon, vous ne sortez pas d’ici…»
— « Normalement, ça marche, » dit un technicien pour le réconforter. « Pour tous les sujets, sauf les K 3. »
— « C’est ce foutu facteur K 3 qui nous fiche tout en l’air ! Allez, Jamiesen, il est K 3 ou non ? »
— « Je suis pas sûr, » répliqua Jamiesen, penché sur un appareil clignotant. « La machine à tester débloque encore. »
Blaine demanda : « Qu’est-ce qu’un K 3 ? »
— « Si seulement on savait, » dit Jamiesen. « Tout ce que nous savons avec certitude, c’est que les types avec un facteur K 3 ne peuvent survivre à la mort. »
— « En aucun cas ? »
— « Le vieux Fitzroy pense qu’il s’agit d’un facteur limitatif inclus et prévu par la nature pour que l’espèce ne rue pas trop dans les brancards. »
— « Mais les K 3 ne transmettent pas ce facteur à leurs enfants. »
— « Il peut cependant couver et sauter plusieurs générations. »
— « Je suis un K 3 ? » demanda Blaine en essayant de garder un ton ferme.
— « Probablement pas, » dit Jamiesen péniblement. « Ce n’est pas très courant. Je vais vérifier. »
Blaine attendit tandis que les techniciens se penchaient sur leurs données et que Jamiesen essayait de déterminer à l’aide de sa machine défectueuse si oui ou non il avait un facteur K 3.
Au bout d’un moment, il leva la tête :
« Eh bien, on dirait qu’il n’est pas un K 3. Bien qu’à vrai dire… De toute façon, y a qu’à continuer. »
— « Et maintenant ? » demanda Blaine.
Une aiguille hypodermique s’enfonça profondément dans son bras.
— « Ne vous en faites pas, » lui dit un technicien, « tout sera pour le mieux. »
— « Vous êtes sur que je ne suis pas un K 3 ? » insista Blaine.
Le technicien acquiesça pour la forme. Blaine voulut en savoir plus, mais une vague tiède le submergea. Les techniciens le soulevèrent pour le déposer sur une table d’opération.
Lorsqu’il reprit connaissance, il était étendu sur un divan confortable, en train d’écouter une musique douce. Une infirmière lui tendit un verre de sherry ; Farrell se tenait à ses côtés, rayonnant.
« Ça va ? » demanda-t-il. « Ça devrait. Tout s’est très bien passé. »
— « Ah oui ? »
— « Aucun risque d’erreur. Mister Blaine, l’Au-delà est pour tous ! »
Blaine vida son verre et se leva, un peu chancelant. « L’Au-delà quand je mourrai ? De quoi que ce soit ? »
— « C’est exact. Peu importe quand où et comment vous mourrez, votre esprit survivra à la mort. Qu’en dites-vous ? »
— « Je ne sais trop, » répondit Blaine.
Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard, en route vers son appartement, qu’il se mit à réagir.
L’Au-delà lui était ouvert !
Il fut soudain pris d’une intense jubilation. Rien, désormais, n’avait plus d’importance. Plus rien du tout ! Il était immortel ! On pouvait le tuer sur-le-champ et il continuerait à vivre !
Il se sentait royalement ivre. Il se voyait se jeter gaiement sous les roues d’un camion. Quelle importance ? Rien ne pouvait plus le toucher. Il pouvait vivre en dingue, s’en donner à cœur joie dans les foules, jusqu’à se faire flinguer. Pourquoi pas ? Tout ce que les flics pouvaient tuer, c’était son corps !
Quelle impression fantastique ! Pour la première fois, Blaine comprenait ce qu’avait dû être l’existence des hommes avant la découverte de l’Au-delà scientifique. Il se souvenait de cette peur de la mort à la fois lourde, pesante, constante et inconsciente qui imprégnait chaque action, qui s’infiltrait dans chaque mouvement. La mort, l’antique ennemie, l’ombre qui se glissait dans les couloirs de l’esprit humain comme quelque macabre ver solitaire, le fantôme qui hantait les nuits et les jours, accroupi dans les recoins, la forme derrière les portes, l’hôte invisible de chaque banquet, la silhouette indéfinie dans chaque paysage, omniprésente, attendant sans trêve.
Fini tout ça.
Pour l’heure, un poids formidable venait d’être ôté de son esprit. La peur de la mort avait disparu. Il se sentait léger comme une plume. La mort, la vieille ennemie, était vaincue !
Il rentra chez lui, en planant véritablement. Le téléphone sonnait au moment où il ouvrit la porte.
« Allô ? Ici Blaine ! »
— « Tom ! » C’était Marie Thorne. « Où étiez-vous passé ? J’ai essayé de vous joindre tout l’après-midi ! »
— « J’étais sorti, chérie, » dit Blaine. « Mais vous, où étiez-vous ? »
— « J’ai essayé de savoir ce que mijotait la Rex. Et maintenant, écoutez-moi bien. J’ai quelque chose de très important à vous dire. »
— « Moi aussi, mon chou. »
— « Écoutez-moi ! Un homme doit passer chez vous aujourd’hui. Un représentant de la Société de l’Au-delà. Il va vous proposer une assurance-Au-delà gratuite. Ne l’acceptez pas. »
— « Pourquoi ? C’est un escroc ? »
— « Non, il est tout à fait assermenté et son offre est légale. Mais ne l’acceptez surtout pas. »
— « Je l’ai déjà fait. »
— « Vous avez fait quoi ? »
— « Il est passé en début d’après-midi. Et j’ai accepté. »
— « Vous avez déjà subi le traitement ? »
— « Oui. C’était un piège ? »
— « Non, » dit Marie, « bien sûr que non. Oh ! Tom ! quand donc apprendrez-vous à ne pas accepter les cadeaux des étrangers ? Vous aviez tout le temps de vous occuper d’une assurance-Au-delà. Mon Dieu ! quel idiot vous faites ! Quel sombre idiot ! »
— « Mais qu’est-ce qu’il y a ? C’est une bourse des Textiles Main-Farbenger ! »
— « Qui appartiennent à la Rex, » ajouta Marie.
— « Ah !… Et alors ? »
— « Ce sont les administrateurs de la Rex qui vous ont octroyé cette bourse. Ils se sont servis de la Main-Farbenger comme prétexte, mais c’est la Rex qui vous l’a donnée ! Vous ne voyez pas ce que ça veut dire ? »
— « Non. Voulez-vous arrêter de hurler un instant pour m’expliquer. »
— « Tom, il s’agit de l’article sur les Meurtres Légaux de l’Acte Suicidaire. Ils vont l’invoquer. »
— « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »
— « Ce truc, c’est l’article de l’Acte Suicidaire qui légalise la saisie des corps-récepteurs. La Rex vous a garanti la survie de votre esprit après la mort et vous avez accepté. Maintenant, ils ont légalement le droit de se saisir de votre corps pour en faire ce que bon leur semble. Il leur appartient. Ils peuvent tuer votre corps, Tom ! Et c’est ce qu’ils vont faire. »
— « Me tuer ? Pourquoi ? »
— « A cause de l’enregistrement que vous avez fait en arrivant en 2110. Il est diffusé clandestinement dans toute la ville et les religions officielles ont mis la main dessus. Dans cet enregistrement, vous dites que vous n’avez aucun souvenir du Seuil bien que vous y ayez séjourné avant de renaître. C’est cela ? »
— « Oui. Et alors ? »
— « Alors, les religions ont l’intention d’utiliser cela contre la Rex pour discréditer la validité de l’Au-delà scientifique. Ils veulent que vous témoigniez de l’authenticité de cet enregistrement. Et la Rex fera n’importe quoi pour vous empêcher de témoigner. Si les religions donnent une preuve, la Rex perdra toute chance de conquérir le marché religieux. Et pas mal d’autres clients du même coup. »
Blaine se renfrogna. « Dites à la Rex que je ne témoignerai pas. Ils seront satisfaits, non ? »
— « Ils ne vous font pas confiance. Ils ne peuvent pas se le permettre. La Rex a déjà entrepris de démontrer que votre enregistrement est un faux. Ils ont acheté cet escroc du passé, ce Ben Therler, pour qu’il se fasse passer pour vous et qu’il admette qu’il n’est pas venu du passé. Therler dira que toute l’affaire a été montée à des fins publicitaires. »
— « Ce qui fait de moi…»
— « Ce qui fait de vous un danger en puissance, car la Rex veut se débarrasser de vous aussi vite que possible avant que les religions vous retrouvent et comparent votre témoignage à celui de Therler. Le moyen le plus sûr et le plus rapide est de vous tuer. »
— « Ne pouvez-vous les convaincre que je ne parlerai pas ? »
— « Je crains qu’ils ne m’écoutent pas. J’ai des ennuis moi-même. »
— « À quel sujet ? »
— « Ils se sont aperçus que c’est moi qui ai divulgué l’enregistrement. »
— « Vous ? »
— « Je suis depuis longtemps un agent secret des religions, » lui dit Marie. « Ce n’est pas que je sois particulièrement religieuse, mais j’avais l’impression que la Rex et la Société de l’Au-delà allaient étouffer le monde. Je ne puis tolérer ça de personne. Mais nous n’avons pas le temps de bavarder maintenant, Tom. Il faut que vous quittiez New York. Peut-être alors vous laisseront-ils tranquille. Je vous aiderai dans la mesure de mes moyens. Je crois que vous devriez…»
Et puis, soudain, il n’y eut que le silence dans le téléphone.
Blaine agita le récepteur sans obtenir la tonalité. Apparemment, on avait coupé la ligne.
L’euphorie qui l’avait empli quelques minutes plus tôt s’était dissipée d’un seul coup. La libération grisante de la mort n’était plus rien. Il tenait à vivre. À vivre en chair et en os sur cette Terre qu’il connaissait et aimait. L’existence spirituelle, c’était bien beau, mais il n’en voulait pas tout de suite. Pas avant longtemps. Il voulait vivre parmi les objets tangibles, respirer l’air de la Terre, manger dur et boire sec, sentir la chair sur ses os, toucher d’autres chairs.
Quand essaieraient-ils de le tuer ? N’importe quand. Son appartement était un terrier où on pouvait le traquer. Il fourra tout son argent dans sa poche et se lança vers la porte. Il examina le couloir d’un bout à l’autre. Il était désert.
Il se mit à courir. Et s’arrêta net.
Un homme venait d’apparaître à l’angle. Il portait un énorme projecteur braqué sur le ventre de Blaine.
Cet homme, c’était Sammy Jones.
Il soupira. « Crois-moi, Tom, je suis drôlement embêté que ce soit toi. Mais le boulot, c’est le boulot. »
Blaine se figea sur place tandis que le projecteur s’élevait à hauteur de sa poitrine.
— « Pourquoi toi ? » demanda Blaine.
— « Qui d’autre ? Ne suis-je pas le meilleur chasseur de l’hémisphère occidental, et probablement d’Europe aussi ? La Rex a embauché tous les chasseurs de la région de New York. Mais, cette fois, avec des armes à projectiles et à rayons. Je suis désolé que ce soit toi, Tom. »
— « Mais moi aussi, je suis chasseur ! » objecta Blaine.
— « Tu ne serais pas le premier chasseur à se faire descendre. C’est les risques du jeu, mon vieux. Tiens bon, vieux. Je ferai ça vite et bien. »
— « Je ne veux pas mourir ! »
— « Pourquoi pas ? » demanda Jones. « Tu as bien ton assurance-Au-delà. »
— « Ils m’ont eu ! Je veux vivre ! Ne tire pas, Sammy ! »
Le visage de Sammy Jones se durcit. Il visa soigneusement, puis il baissa le fusil.
— « D’accord, Tom, file. Après tout, chaque Gibier a droit à sa petite avance, c’est dans l’esprit sportif. Allez, file ! Tu n’as pas droit à la même avance en ville qu’à la campagne ; alors, ne perds pas de temps. »
— « Merci, Sammy, » lança Blaine en se hâtant vers la sortie.
— « Mais fais gaffe, Tom, si tu tiens vraiment à la vie ! New York est bourrée de chasseurs, et ils sont tous à tes trousses. Tous les moyens de transport sont surveillés. »
— « Merci ! » Blaine dévala les escaliers.
Il se retrouva dans la rue sans savoir où aller. Ce n’était pas le moment d’être indécis. On était en fin d’après-midi, et il faudrait encore quelques heures avant que l’obscurité lui vienne en aide. Il choisit rapidement une direction au hasard.
Presque instinctivement, ses pas le conduisaient vers les bas-fonds de la ville.