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OSIRA’H
Même si on l’avait élevée pour cela, Osira’h sentait les événements se précipiter sur elle telle une lame de fond furieuse qui aurait rompu une digue. En dépit de ses appréhensions, elle focalisa son attention sur la situation. Les dés étaient jetés, et elle finirait ce pour quoi on l’avait formée.
Pendant que Yazra’h mettait au point les derniers détails et s’occupait des réfugiés, Osira’h se plongea dans la méditation afin d’aiguiser ses talents mentaux et de se préparer à son destin. Si elle réussissait sa mission, cette guerre ne causerait plus de victimes ildiranes. Mais en cas d’échec, elle serait la prochaine à périr. Alors, tous ses secrets mourraient avec elle.
L’un des croiseurs fit demi-tour avec les réfugiés pour se diriger vers Ildira. Les six vaisseaux restants suffisaient pour emmener leur émissaire sur Qronha 3. Ce n’était pas le nombre qui comptait : à présent, tout dépendait d’une seule petite fille.
Enfin, après que Yazra’h lui eut adressé un silencieux et touchant adieu, Osira’h fut prête à partir.
Des nuages chimiques évanescents enveloppaient la bulle cristalline au sein de laquelle la fillette était assise, totalement coupée de la présence rassurante de sa demi-sœur.
Sur la géante gazeuse, les croiseurs avaient trouvé de la fumée qui achevait de se dissiper, seul vestige de la bataille inégale. Les débris des plates-formes humaine et ildirane avaient disparu dans les abîmes, et les hydrogues avaient regagné leur repaire. Osira’h devait aller à leur rencontre.
Si son caisson avait été renforcé avec des polymères ultra-résistants et une armature en alliage, il ne disposait pas de moteur ni d’armement – autant de choses inutiles quand elle aborderait les hydrogues. En orbite haute autour de Qronha 3, les croiseurs ne pouvaient plus la récupérer à présent. Si elle échouait, sa mort serait la moindre des conséquences à venir. Osira’h savait que son sort se trouvait entre les mains des hydrogues.
Elle jouerait le même rôle que jadis les robots klikiss, avant que ceux-ci rompent tout lien avec l’Empire ildiran sur Hrel-oro. Elle devait établir un pont entre deux espèces si radicalement différentes et convaincre l’ennemi d’écouter le Mage Imperator. Quelles concessions son père serait-il prêt à accorder ? Quel marché inique passerait-il ?
Son caisson tombait comme une pierre. Accrochée à son siège capitonné, Osira’h envoyait un message mental qui démultipliait le signal de son émetteur. Il fallait que les hydrogues viennent à elle. Elle espérait qu’ils manifesteraient de la curiosité à son endroit, plutôt que de la détruire directement.
La friction des molécules de gaz sur les parois de cristal les faisait rougeoyer, mais le caisson avait été conçu pour résister à ces conditions extrêmes. Autour d’elle, l’atmosphère s’épaissit.
Osira’h augmenta la force de ses pensées, ainsi qu’elle s’y était exercée à maintes reprises au cours des séances d’entraînement sur Dobro. Elle ferma les yeux, afin de se soustraire aux couleurs et aux formes chimériques des tempêtes qui gênaient sa concentration. Ses petites mains se serrèrent tandis qu’elle continuait à projeter ses appels mentaux.
J’ai un travail à faire.
Elle ignorait ce qu’il lui en coûterait. Autrefois, lorsqu’elle était innocente et crédule, elle aurait fait n’importe quoi pour qu’Udru’h, son mentor, et le Mage Imperator soient fiers d’elle. Mais avec les visions de sa mère dans son esprit, la jeune fille n’en était plus aussi sûre. Elle n’était plus convaincue que l’Empire si plein de secrets méritait un tel sacrifice de sa part.
Au cours de sa chute, elle perçut de l’agitation au sein des nuages… lesquels se dissipèrent, pour laisser apparaître des orbes de guerre. Des éclairs bleutés crépitaient depuis les excroissances pyramidales de leur coque.
Osira’h continua à émettre avec énergie : Je dois vous parler. Je représente vos anciens alliés. Nous voulons finir cette guerre entre nos espèces.
Les orbes de guerre environnèrent sa bulle cristalline. Sans avertissement, une secousse la projeta de côté, comme les vaisseaux hydrogues la capturaient au moyen d’un rayon invisible. Aucune pensée ne lui parvint en retour.
Sans se presser, les orbes traînèrent la bulle, comme un poisson dans une nasse. Osira’h perdit la notion du temps et des distances. Tout au long du voyage, elle continua à émettre. Puis, les yeux agrandis par l’admiration et la crainte, elle aperçut un gigantesque complexe de globes géodésiques. La villesphère multipliait les angles étranges et les courbes qui se rejoignaient dans des directions inusitées. Elle évoquait ces lieux magiques issus des fables que racontait sa mère, telle la cité de l’Atlantide ou quelque fabuleux royaume féerique.
Toutefois, la fillette ne se berçait pas d’illusions. Les hydrogues n’avaient rien de créatures de fantaisie éthérées ou bienveillantes. C’étaient des ennemis mortels, qui avaient prouvé leur appétit de destruction.
Les orbes de guerre tirèrent le caisson à travers l’une des parois de la villesphère. Les pensées d’Osira’h résonnaient sans interruption. Elle patienta, tout en observant par la paroi transparente.
Enfin, des masses de vif-argent prirent la forme de silhouettes humanoïdes. Cinq hydrogues s’approchèrent : tous identiques, tous habillés comme le Vagabond qu’ils avaient copié. Au cours de son entraînement, Osira’h avait examiné la moindre bribe d’information sur l’ennemi, y compris les images du Palais des Murmures, sur Terre.
Ses responsabilités pesaient sur ses épaules avec une force semblable à l’atmosphère qui entourait son caisson. Elle se pencha en avant jusqu’à toucher la barrière cristalline qui la protégeait. Les formes chatoyantes des hydrogues se tenaient devant elle. Le temps était venu d’entamer les négociations.