28
TASIA TAMBLYN
Jadis, Llaro avait été un monde klikiss plein d’animation, et le gouvernement terrien avait l’intention de faire de ce désert bien plus qu’un camp pour une poignée de prisonniers de guerre.
Alors que les trois transports pénitentiaires s’apprêtaient à atterrir près des ruines klikiss, Tasia considéra les rochers bistre, les fantastiques formations bombées qui avaient été des ruches habitées.
— Ce n’est certes pas le coin le plus fleuri de la galaxie, EA, mais ce n’est pas non plus l’enfer. Les Vagabonds se sont accommodés d’endroits bien pires.
— Oui, maîtresse Tasia Tamblyn. Vous m’avez fourni des données sur l’histoire des clans.
— Des comptes rendus, pas des souvenirs concrets.
— J’ai bien peur que ce soit tout ce dont je dispose.
Avant son envoi sur Llaro, Tasia avait étudié une carte de la colonie, sommaire mais officielle. À présent, elle notait les progrès réalisés dans la construction et les travaux de terrassement : une zone avait été nivelée afin d’aménager un astroport pour les vaisseaux militaires, les transports de personnel et les appareils à court rayon d’action. À proximité, une base de Terreux avait été érigée afin de surveiller les détenus provenant du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous. Comme on pouvait s’y attendre, ses bâtiments semblaient dessinés au cordeau, comme s’il s’agissait d’un jeu de construction géant, assemblé selon un mode d’emploi.
Constituée elle aussi de préfabriqués, mais moins bien organisée, se trouvait la ville des colons libres. D’intrépides volontaires avaient répondu à l’offre de terres et d’assistance gratuites émanant du gouvernement de la Hanse. Ils étaient arrivés ici par transportail klikiss afin d’y bâtir leurs maisons. Prêts à recommencer leur existence de zéro.
Puis on leur avait envoyé les Vagabonds. Le premier groupe, provenant du Dépôt du Cyclone, avait dressé son campement à la lisière de la ville. Un campement prétendument temporaire, véritable bazar d’auvents, de tentes et autres habitations de bric et de broc. Des fanions, bannières et même rideaux annonçaient fièrement l’identité des clans, malgré leur statut de captifs.
Et voilà que Tasia leur amenait de nouveaux prisonniers.
Elle attendit dans le poste de pilotage, tandis que les détenus étaient libérés des transports. Ceux-ci n’étaient pas gardés et ne suivaient ni règle stricte ni discipline excessive. Ses ordres consistaient seulement à les relâcher sur la planète. Llaro ne disposait ni de barbelés ni de couvre-feu. Ils ne pouvaient aller nulle part, de toute façon.
En colère et inquiets, les arrivants tournaient en rond au pied des vaisseaux, sous les cieux lavande rosé. Ils attendaient que quelqu’un leur dise quoi faire. Tasia sut qu’il lui était impossible de différer plus longtemps l’exercice de ses responsabilités. Elle rajusta son uniforme et sortit en compagnie d’EA, afin de s’adresser à eux en personne. Elle se devait de les regarder dans les yeux. Pour eux, aussi bien que pour elle-même… même si ce n’était pas forcément une bonne idée. L’amiral Willis l’avait avertie d’éviter de frayer avec les prisonniers :
« Je ne veux pas que l’on vous retrouve la gorge tranchée par des Vagabonds qui auront contesté votre choix de carrière.
— Ils ne sont pas comme ça », avait rétorqué Tasia.
Elle espérait que son jugement n’était pas erroné. Sa séparation d’avec les clans remontait à presque huit ans, et elle n’avait eu aucun contact direct avec eux depuis son engagement chez les Terreux.
Elle refoula son angoisse tandis qu’EA et elle descendaient sur la piste. La foule se tourna vers elle. Avec ses cheveux coupés au carré et son uniforme, Tasia ressemblait à n’importe quel officier. Personne ne verrait en elle une Vagabonde, et elle n’était pas certaine de vouloir le montrer.
Bien que les FTD aient fourni aux Vagabonds des combinaisons standard et des affaires de toilette, la plupart des prisonniers continuaient à porter leurs défroques, arborant les insignes de leur clan brodés sur les poches ou le long des coutures. Tasia ne pouvait le leur reprocher.
L’air perdu, les prisonniers contemplaient le panorama ; certains déçus, d’autres soulagés. L’un d’eux scrutait Tasia sans discontinuer, comme s’il était sur le point de se rappeler quelque chose. La jeune femme reconnut Crim Tylar, qu’elle avait aperçu au cours des assemblées claniques de jadis. Le regard de ce dernier se porta sur EA, puis de nouveau sur Tasia. Elle décida d’attendre sa réaction. Enfin, il dit :
— Tu ressembles à une Tamblyn.
— Tasia Tamblyn, la fille de Bram.
Tylar grimaça.
— C’est bien ce que je pensais. Tu as rejoint les Terreux après la destruction de la station du Ciel Bleu.
— Je me suis engagée pour combattre les hydrogues.
— Ouais, c’est ce que je vois, gouailla Tylar. Qu’en disent tes oncles ? Ils doivent être fiers.
Le sarcasme lui fit mal, mais elle n’en laissa rien paraître.
— Je n’ai pas eu l’occasion de les revoir. Les FTD ne me laisseraient pas visiter des installations vagabondes cachées.
— Je parie qu’ils adoreraient ça… avec un joli petit pisteur sur ton vaisseau ! À moins que tu leur aies dit où se trouvaient nos astéroïdes-serres, le Dépôt du Cyclone, et Rendez-Vous…
Les yeux de Tasia flamboyèrent.
— Je n’ai jamais fait ça.
Marla Chan se dressa au côté de son mari.
— As-tu fait partie du raid qui a détruit Rendez-Vous ? Étais-tu dans un des vaisseaux qui ont attaqué Hhrenni ?
— Je ne suis pas d’accord avec leur politique, et je n’ai jamais participé à aucune action contre des Vagabonds. Mes supérieurs m’ont retirée du théâtre des opérations. J’ai accepté cette mission pour aider les détenus. C’est le mieux que je puisse faire.
Crim Tylar renifla.
— Tu pourrais voler un vaisseau et filer. C’est à la portée de n’importe quel Vagabond.
— Dans ce cas, comment aiderais-je les gens ici ? Et comment pourrais-je jamais combattre les hydrogues ? Je dois me convaincre que la Grosse Dinde reviendra à la raison bientôt…
— Bien sûr, dès qu’ils nous auront tous exterminés !
Les autres Vagabonds commençaient à gronder. Tasia bomba le torse et éleva la voix :
— Je ne suis pas votre ennemie. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre votre séjour sur Llaro supportable. Je sais que je vous en demande beaucoup, mais j’espère que ceux qui connaissaient mon père, mes frères et mes oncles me donneront le bénéfice du doute.
Tylar lorgna ostensiblement l’insigne de son grade sur son uniforme impeccable.
— Le doute ne semble guère permis.
— Je m’assurerai qu’on vous installe avec les autres Vagabonds. Vous y serez en sécurité jusqu’à ce que cette pagaille soit terminée. J’espère que cela ne tardera pas.
— Ce n’est pas demain la veille, rétorqua Marla. Surtout avec les Terreux qui continuent à nous attaquer. Rendez-Vous et le Dépôt du Cyclone ont été détruits, les clans sont dispersés dans le Bras spiral. Personne ne sait où se trouve l’Oratrice.
Gênée, Tasia ne sut quoi répondre. Enfin, elle se tourna vers son comper.
— EA, veille à ce que mon équipage aide ces gens à s’installer où ils le voudront.
— Oui, maîtresse Tasia. Je leur parlerai et écouterai leurs doléances.
Elle regarda le premier groupe de Vagabonds venir à la rencontre des nouveaux arrivants. Le rayon de soleil qui l’aveuglait l’empêcha miséricordieusement de voir la défiance qui se lisait sur les visages autour d’elle.