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CELLI
La première vague de prêtres Verts s’était répandue dans le Bras spiral pour y implanter de nouveaux bastions de la forêt-monde, afin de la préserver des hydrogues. C’était ce qu’ils faisaient depuis plus d’un siècle, mais jamais l’entreprise n’avait atteint une telle échelle.
Au cours des trois derniers jours, Celli avait passé des moments aussi épuisants qu’exaltants auprès de Solimar : ils dansaient, exhumant l’énergie enfouie des verdanis. Non seulement c’était plus amusant que de déblayer le bois mort, mais elle sentait l’énergie de la forêt augmenter, à mesure que les réserves dormant au sein des arbremondes étaient libérées. C’était comme jeter un seau d’eau froide à la face d’un géant endormi. Même Solimar était abasourdi par la vie qu’ils extirpaient de la forêt blessée. Après tant de mois, Theroc semblait se remettre sur pied.
Assis l’un à côté de l’autre, tous deux transpiraient sous la lumière tamisée, après une séance particulièrement énergique. Celli reposait contre Solimar. Sa peau verte était chaude, ses muscles puissants, aussi réconfortants que les frondaisons des arbres géants.
— Je prendrais volontiers l’habitude de ce genre de chose, dit-elle.
Il l’embrassa, essuya une tache de suie sur sa joue puis recommença à la couvrir de baisers.
— Moi, je m’habituerais bien à ce genre de chose, répliqua-t-il, et elle gloussa.
Soudain, Solimar s’assit d’un bloc, la faisant sursauter.
— Beneto nous appelle. Tous. Vite ! Le chemin est long, il faut nous dépêcher !
Malgré ses membres courbaturés, elle courut à sa suite jusqu’à son cycloplane. Une demi-heure plus tard, ils arrivèrent au récif de fongus. Là, de petits groupes de prêtres Verts scrutaient le ciel. Ils semblaient en proie à l’agitation. Certains, trop éloignés, avaient trouvé des arbremondes sains et s’étaient connectés au télien pour écouter l’annonce de Beneto.
Dans la clairière, le golem de bois constituait le point focal de l’énergie et de l’esprit de la forêt-monde. Les grands arbres à l’écorce roussie commencèrent à osciller, frottant leurs feuillages tels d’anciens guerriers entrechoquant leurs épées.
Même sans télien, Celli sentit un frisson dévaler son échine. Quelque chose n’allait vraiment pas. La main en visière, chacun observait le ciel. Elle ressentait une peur évidente, qui se répercutait dans le télien ; pas simplement dans la forêt-monde environnante, mais de planète en planète, partout où un surgeon avait pris racine.
La jeune fille agrippa la main de Solimar.
— Ce sont les hydrogues ? Ils arrivent ?
Elle perçut le frisson qui le traversait, et la terreur la saisit. Elle leva les yeux vers Beneto, espérant des réponses à ses questions.
Son frère parla à voix basse, mais le vent et les arbres transmirent ses paroles au loin :
— Oui. Les hydrogues. Nous savions que cela se produirait.
Les prêtres Verts touchèrent les troncs squameux, essayant de rassembler leur courage.
— Tu as dit que de l’aide nous parviendrait, dit Celli d’une voix insistante. Que tu avais entendu un appel lancé vers d’anciens alliés. S’ils n’arrivent pas très vite, c’est à nos funérailles qu’ils assisteront.
Le golem, avec ses yeux ligneux posés sur elle, ressemblait douloureusement à son frère disparu. Quand elle était enfant, Beneto avait été l’un de ses plus proches amis… mais aujourd’hui, il semblait au-delà de son entendement.
— Oui, nos alliés voyagent depuis la première attaque sur Corvus, où je suis mort. Mais ils sont encore trop loin. Ils n’arriveront pas à temps.
Pendant une heure, les arbres géants bruissèrent et crissèrent. L’assemblée observait Beneto, comme pour attendre ses ordres. Mais il demeurait figé : l’une des pièces de ce tableau imposant.
Yarrod murmura :
— Au moins, les surgeons que nous avons envoyés seront à l’abri.
— Mais pas nous, dit une femme à la peau blême.
Celli entendit un cri, et les prêtres Verts montrèrent du doigt un point dans le ciel. Elle aperçut un éclat de lumière, le reflet du soleil sur des coques de diamant, les éclairs bleutés qui crépitaient au bout d’excroissances pyramidales.
L’un après l’autre, les orbes de guerre convergèrent sur eux et descendirent une nouvelle fois sur la forêt-monde.
Les arbremondes ressuscités frémirent sous l’assaut des ondes réfrigérantes. L’air même sembla voler en éclats. Les Theroniens, en proie à la panique, coururent à la recherche d’un abri. Certains prêtres Verts restèrent immobiles, désemparés.
Lentement, Yarrod tomba à genoux.
— Tout ce travail… La forêt-monde est encore trop faible. Cette fois, nous ne pourrons résister.
Celli empoigna son épaule.
— Allons, mon oncle ! Il faut agir. Certains des arbres ont guéri. N’y a-t-il aucun moyen de contre-attaquer, comme Reynald l’a fait tantôt ?
Elle jeta un regard désespéré à Beneto.
De nombreux Theroniens fuyaient le couvert des arbres, même si l’attaque précédente leur avait appris qu’il n’existait aucune cachette.
Un orbe de guerre rasa les cimes, et des éclairs bleutés crépitèrent le long des arbres, les faisant exploser. Les étincelles enflammèrent le bois tendre, et le feu commença à s’étendre.
Le golem-Beneto se tenait tel un prêtre au centre du cercle de troncs calcinés évoquant les pierres de Stonehenge. Ses yeux ligneux étaient clos, ses poings fermés, son visage tourné vers le ciel, comme s’il écoutait une voix lointaine. Appelait-il à l’aide ? Entendait-il une réponse ? Qui, ou quoi, pouvait aider la forêt-monde ?
Durant la dernière attaque, les faeros étaient arrivés, mais ils n’étaient pas sûrs en tant qu’alliés. En fin de compte, ils avaient causé autant de dégâts que les hydrogues, et Sarein avait affirmé qu’ils perdaient face à leur ennemi. Qui d’autre pouvait les sauver ?
Le bombardement s’intensifia.
Celli et Solimar coururent de conserve vers le grand arbre qui supportait le récif de fongus, bien qu’il ne constitue pas un abri sûr. Les parents de la jeune fille grimpaient les marches végétales qui y menaient, comme si le salut résidait dans les hauteurs. Celli les montra du doigt :
— Quoi qu’ils fassent, je veux les rejoindre. J’ai… besoin de me trouver à leurs côtés.
Solimar acquiesça.
— Je viens avec toi.
Tous deux escaladèrent le tronc, avec la grâce de danseurs- des-arbres. Au-dessus de leur tête, des explosions retentissaient comme des coups de tonnerre amplifiés. Les orbes de guerre déversaient des torrents d’ondes réfrigérantes sur l’ancien champ de bataille, répandant leur destruction électrique.
Celli se rua vers la salle du trône. Des tuyaux et des poutrelles tapissaient les murs, là où les ingénieurs vagabonds avaient consolidé la structure. Ils avaient en outre amélioré la plomberie et le réseau électrique, ajouté des commodités bien plus modernes que ce à quoi les Theroniens étaient accoutumés ; celles-ci comprenaient un nouveau système de communication.
Idriss, dubitatif, se tenait devant une batterie de transmetteurs. Alexa regarda sa fille qui arrivait.
— Celli, tu devrais trouver un endroit où t’abriter.
La jeune fille mit ses mains sur ses hanches fines.
— Où cela, mère ? Si j’avais un tel endroit à l’esprit, je vous y traînerais !
— Il n’y en aura aucun, à moins que je parvienne à entrer en contact avec les hydrogues, dit Idriss. Ou à appeler au secours.
— Entrer en contact ? gloussa Celli. Ça ne me paraît pas une très bonne idée.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils écouteront ? demanda Solimar. Ils ont l’intention de détruire la forêt-monde.
Sans lui prêter attention, Idriss pointa le tableau de commandes.
— C’est ce bouton, là ?
— Puisque vous persistez, s’empressa Solimar, laissez-moi vous montrer.
Son penchant pour la mécanique lui permettait de saisir d’instinct le fonctionnement de la radio et des technologies étrangères.
— Tu connais la nature des hydrogues, père, dit Celli. T’attends-tu réellement qu’ils répondent ?
Idriss lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Avec ses yeux rougis et sa barbe grise, il lui parut plus vieux que jamais.
— Les prêtres Verts envoient des messages par le télien, mais les hydrogues nous auront massacrés avant que quiconque intervienne.
Solimar recula, et la radio bourdonna.
— Elle est prête à émettre. Je l’ai réglée sur la plus large gamme de fréquences.
Idriss s’installa aux commandes.
« Ici Père Idriss, de Theroc. Nous sommes un peuple pacifique, nous ne vous avons rien fait. S’il vous plaît, laissez-nous tranquilles. Nous ne sommes pas vos ennemis. »
Celli eut un regard dur à son endroit.
— Les hydrogues ont toujours considéré les verdanis comme leurs ennemis. Parce que nous œuvrons pour les arbres, ils nous haïssent – tous. Ils n’arrêteront que lorsqu’ils auront réduit la planète en cendres.
« Nous exigeons de rencontrer un ambassadeur, comme celui que vous avez envoyé sur Terre, poursuivit Idriss. (Sa requête lui paraissait d’une naïveté ridicule, car il avait vu les hydrogues dévaster les forêts. Sa voix se fit plaintive :) S’il vous plaît, ne faites pas ça. »
La réponse qui grésilla à la radio les surprit tous. Elle ne provenait pas des hydrogues. Il s’agissait d’une voix humaine :
« Ne vous inquiétez pas, nous vous protégerons. (Puis un silence.) J’espère que ça va marcher. »
Mère Alexa se pencha sur le micro.
« Qui êtes-vous ? Aidez-nous, s’il vous plaît, qui que vous soyez.
— Oh, désolé. Ici Kotto Okiah. On dirait qu’il était grand temps que l’on arrive. Ces hydreux ne sauront même pas ce qui va les frapper… Enfin, si mes calculs sont exacts. »
Celli se rappela l’ingénieur excentrique, qui avait aidé à reconstruire la colonie theronienne. Lorsque les Vagabonds avaient quitté Theroc à cause des FTD à leur poursuite, ils avaient conscience que les hydrogues reviendraient.
Celli se rua vers l’une des fenêtres. Il semblait impossible que les renégats de l’espace possèdent une arme efficace contre les hydrogues ; mais l’idée était sans doute moins farfelue que la tentative de négociation de son père.
Dans le ciel, elle aperçut un groupe de vaisseaux vagabonds : sept vieux appareils cabossés, tout dépareillés. Les orbes de guerre les ignorèrent, les jugeant probablement inoffensifs. Sans s’arrêter, les vaisseaux se postèrent devant les sphères géantes. Celli n’arrivait pas à imaginer ce que les Vagabonds avaient en tête. Ils avaient l’air battus d’avance.