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PATRICK FITZPATRICK III

Quand le cargo aborda la Manta ancien modèle de Maureen Fitzpatrick, Patrick fut accueilli en héros. Après tous ces mois, la Hanse pensait que lui et ses compagnons avaient péri.

L’expression dure, il repoussa les gardes et l’équipage qui l’acclamaient. Il avait une crise à gérer.

— Je dois voir ma grand-mère avant que la situation empire, intima-t-il.

Sur la passerelle, Maureen et le capitaine argumentaient avec Del Kellum, dont le visage las emplissait l’écran central.

« Merci, mais non merci, disait-il. En ce moment, nous n’avons pas besoin de votre fichue aide. Tout a été anéanti ! Pendant que mes hommes combattaient les compers Soldats, vous vous tourniez les pouces. Nous avons mis nos personnels à l’abri, détruit la majorité des robots devenus dingues… Et maintenant, vous faites irruption pour en tirer tous les bénéfices ? Merdre, votre arrogance me laisse sans voix. »

Glaciale, Maureen tint bon. Patrick pouvait voir d’où lui venait son surnom de « Virago ».

« Vous avez terriblement méjugé la situation, monsieur Kellum. Nous ne sommes pas venus en mission de sauvetage. Vous avez été déclarés hors la loi, et nous saisissons vos biens. Nous embarquons votre personnel et les emmenons dans un camp de détention hanséatique.

— Que je sois pendu si vous y arrivez. Pourquoi ne pas changer la devise des Terreux en : “Trop peu, trop tard” ? Ou : “Toujours prêts à se tromper de cible… et à la rater” ? (Sur son écran, Kellum aperçut Patrick avant même que sa grand-mère l’ait remarqué.) Bon sang, je vois que vous avez récupéré l’un de vos survivants. Je ne crois pas que vous nous rendiez le cargo qu’il nous a volé ? »

Les yeux de Maureen s’illuminèrent.

— Patrick !

Celui-ci n’avait jamais vu une joie aussi sincère sur le visage de la vieille femme ; il se demanda si elle s’était réellement souciée de lui. Pourquoi ne s’était-elle jamais donné la peine de lui montrer ses sentiments jusqu’à aujourd’hui ?

Par-dessus son épaule, elle lança d’une voix sèche au capitaine de la Manta :

— Continuez la négociation sans moi.

Elle ouvrit les bras, et la foule des familles fit cercle autour d’eux en bombardant Patrick de questions. Il les écarta sans façon.

— Pas maintenant. Grand-mère, il faut que je te parle. Tout de suite.

— Oui, Patrick. Nous avons beaucoup de retard à rattraper. Je…

Tout de suite. Là-bas, et en privé. (Il désignait la salle de conférences du capitaine qui jouxtait la passerelle. Quand il commandait son propre croiseur, il l’utilisait pour discuter avec ses officiers.) Il me faut te faire part de certains renseignements, avant que la situation vous échappe totalement.

Sa façon de parler surprit sa grand-mère. Mais toute sa vie, elle avait été une femme d’affaires avisée et savait fort bien ne pas prendre de décisions irrévocables avant d’avoir toutes les cartes en main. Patrick lui fournirait peut-être un avantage, avec ce qu’il avait appris durant son emprisonnement chez les Vagabonds.

Une fois la porte verrouillée, ils s’assirent chacun de part et d’autre de la petite table. Patrick se sentit gêné par ses vêtements vagabonds dépareillés. Il était certain que les médias se jetteraient bientôt sur lui et le harcèleraient. Mais pour le moment, il était seul avec la Virago. Il posa les coudes sur la table et se prépara à une rude négociation.

— Tout d’abord, dit-il, en guise de préambule et de conclusion, tu vas laisser partir les Vagabonds. Tous, sans exception.

Elle le regarda comme s’il avait perdu la raison.

— Ne sois pas ridicule. Nous les tenons.

— Vous ne les tenez pas complètement. Ils détiennent toujours trente prisonniers des FTD en bonne santé. J’ai promis de faire tout mon possible pour les secourir.

— Parfait, cela fait déjà partie des conditions de reddition des Vagabonds.

— Et comment allez-vous les imposer ? Avez-vous la moindre idée du nombre de Vagabonds et d’installations dispersées dans les anneaux ? Vous allez au-devant d’une sacrée surprise, si vous tentez de les avoir un par un. Ils sépareront les prisonniers et les éparpilleront un peu partout. Ils seront comme des aiguilles dans une botte de foin.

— Nous les traquerons. Nous avons les radars appropriés.

Le jeune homme secoua la tête.

— Ils disposent de milliers de petits entrepôts et de salles creusées dans des centaines de milliers de blocs rocheux. Il vous faudra fouiller pendant des années.

Maureen lui lança un regard aussi acéré qu’un scalpel.

— Que t’ont-ils fait, Patrick ? Ils ont dû te torturer, te laver le cerveau. Ce type, Kellum, t’a-t-il incité à dire cela ?

Son petit-fils éclata de rire.

— Oh, crois-moi, je doute fort que les Vagabonds apprécient ma démarche. Néanmoins, j’essaie de nous sortir de cette impasse.

— Tu fais de nouveau partie des FTD, jeune homme. Tu es toujours un officier, et un authentique héros de guerre par-dessus le marché. Si nous jouons bien notre coup, c’est toi qui tireras les bénéfices fabuleux de l’opération. Je peux m’arranger pour t’obtenir une promotion.

— Ah oui ! ces chères Forces Terriennes, dit Patrick, soudain rembruni. Celles-là mêmes qui ont tourné les talons sans demander leur reste, à la bataille d’Osquivel. Lanyan et son état-major ont laissé dériver leurs hommes dans des modules-bouées qui émettaient des signaux de détresse… qu’ils ont ignorés. Les FTD ont abandonné leurs troupes, et tu voudrais que je me sente reconnaissant ? S’il n’y avait pas eu ces Vagabonds, les survivants seraient morts, moi y compris. À mon avis, cela compte.

Maureen laissa percer sa colère.

— Ils sont venus ici comme des charognards, des pilleurs de tombes. Ils ont récupéré les dépouilles de nos vaisseaux pour en tirer profit.

Patrick tapa du poing sur la table.

— Les chantiers spationavals existent ici depuis des décennies, bien avant la bataille d’Osquivel. Les Vagabonds se sont simplement cachés, quand notre flotte est arrivée. Nous étions trop accaparés par les hydrogues pour les remarquer.

Leurs regards se croisèrent, mais ni l’un ni l’autre ne cillèrent. Maureen elle-même lui avait appris à négocier, et aujourd’hui il lui montrait qu’il avait retenu ses leçons. Ils ne quitteraient pas la pièce avant d’avoir conclu un accord.

— Il y a une assemblée de familles et de proches, sur cette Manta, dit-il enfin. Veux-tu leur raconter que tu joues avec la vie de leurs époux, frères ou enfants ? ou que tu préfères perdre un an en une chasse stérile dans les anneaux d’Osquivel ? Je te connais mieux que ça, grand-mère. (Il se pencha en avant avec ferveur.) Écoute, je peux parler à Del Kellum, organiser un échange dans un lieu sûr, où les prisonniers seront récupérés. Mais les Vagabonds doivent être laissés libres. Ils partiront avec armes et bagages, et on ne se mettra jamais à leur recherche.

— Voilà justement le problème : tu n’es pas au courant des événements récents. Le président de la Hanse a mis les Vagabonds hors la loi. La flotte des FTD s’est emparée ou a détruit leurs plus grands centres, y compris leur complexe gouvernemental.

— Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Patrick, en sachant bien que Zhett lui avait déjà donné la réponse.

— Les Vagabonds ont rompu les relations commerciales avec la Hanse et refusent de livrer ce dont nous avons besoin pour la guerre.

— Grand-mère, arrête de débiter ces discours de propagande. Les Vagabonds sont des marchands et des hommes d’affaires. Demande-toi pour quelle raison ils cesseraient de commercer avec leur plus gros client.

— Ils ont inventé cette fable ridicule selon laquelle des croiseurs des FTD détournaient et détruisaient leurs vaisseaux.

L’estomac de Patrick se serra.

— C’est la vérité. Je le sais avec certitude. (Il déglutit, refusant d’admettre devant elle, comme devant quiconque, que lui-même avait détruit un cargo vagabond.) Tu as été présidente, grand-mère. Tu sais le genre de chose qui peut arriver.

Elle cilla.

— Quand bien même, il est impossible de revenir en arrière. Je n’ai plus guère de pouvoir dans la Hanse, mais je tiens pour certain que le président Wenceslas ne laissera pas tout cela lui échapper, rien que pour sauver trente prisonniers d’ores et déjà considérés comme perdus. Ce n’est pas suffisant.

— Bien sûr que non, dit Patrick, avant de dévoiler enfin son atout majeur. Les Vagabonds ont découvert un objet beaucoup plus précieux que tout ce que vous pourriez confisquer ici. Je peux te dire où le trouver. Quand nous l’aurons rapporté sur Terre, je te garantis que personne ne se souciera du nombre de Vagabonds qui se seront enfuis.

Maureen croisa ses doigts noueux.

— Tu n’as jamais été enclin à l’exagération, mais ton affirmation me paraît bien extravagante. Mieux vaudrait pour toi qu’elle soit étayée.

— Oh ! elle l’est, grand-mère. (Du regard, il lui prouva qu’il pouvait se montrer aussi buté qu’elle.) Après la bataille d’Osquivel, les Vagabonds ont découvert une épave hydrogue intacte. Un appareil en état de marche, avec un ou deux cadavres à l’intérieur, je crois. Personne n’a pu s’approcher d’un de ces vaisseaux auparavant, et encore moins en inspecter les machines, les propulseurs ou les armes. Tout est à l’intérieur. Imagine ce que les FTD pourraient en tirer.

Maureen tenta sans succès de dissimuler sa surprise.

— Il n’y a là rien de nouveau, Patrick. Nous possédons plusieurs fragments d’orbes de guerre, détruits au cours de l’attaque de Theroc. (Mais avant qu’il ait pu poser des questions à ce propos, ses épaules s’affaissèrent.) Enfin, je ne te raconterai pas d’histoire : ces débris se sont révélés sans utilité.

— Cette épave ne l’est pas, grand-mère. C’est la pierre de Rosette, la poule aux œufs d’or, quelle que soit l’image que tu préfères.

— Qu’est-ce qui nous empêche de la trouver tout seuls ?

— Le même problème que précédemment. Vous pouvez perdre des mois à la chercher, ou l’obtenir tout de suite. Mais dans ce cas, vous devez laisser partir les Vagabonds. (Il croisa les bras sur sa chemise de travail brodée.) C’est ma dernière offre. Accepte-la, et finissons-en.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda-t-elle, sincèrement inquiète.

Il réfléchit longtemps avant de répondre :

— Peut-être voudrais-je devenir un héros, rien qu’une fois, au lieu d’un personnage fabriqué de toutes pièces.

Au fond de lui, il savait cependant que ni l’armée terrienne ni les Vagabonds ne le considéreraient jamais comme tel. Il les avait tous les deux poignardés dans le dos. Même s’il avait agi sur ordre, c’était lui qui avait détruit le cargo de Raven Kamarov, déclenchant la guerre entre la Hanse et les clans.

Fitzpatrick demeurait persuadé d’avoir agi au mieux des intérêts des deux parties. Mais il doutait que le général Lanyan et plus encore Zhett Kellum le laissent jamais oublier ce qu’il avait fait. Le pardon, supposait-il, était hors de question.

 

Bien sûr, les Vagabonds accueillirent son offre avec méfiance, mais ils n’avaient guère le choix. La plupart des compers Soldats avaient été détruits ou désactivés, mais leurs sabotages avaient ravagé les principaux chantiers spationavals. Del Kellum affirmait que sept des siens avaient péri, mais tous les prisonniers militaires avaient été mis à l’abri et ne souffraient que de blessures légères.

La petite flotte de Maureen Fitzpatrick n’émit plus aucune menace vis-à-vis des clans. Ce match nul laissa chacun mal à l’aise, mais les ouvriers des chantiers spationavals commencèrent à croire que les Terreux ne les attaqueraient pas… du moins, pas tout de suite.

Patrick, après avoir troqué sa tenue de travail de Vagabond contre un uniforme des FTD, se tenait sur la passerelle au côté de sa grand-mère.

Dans les anneaux, les Vagabonds pliaient bagage et se dispersaient comme des souris effrayées dans chaque fente ou recoin. Patrick n’avait pas mentionné les usines d’extraction cométaire aux pôles du système solaire. Dès le départ de la flotte terrienne, des vaisseaux plus gros descendraient pour emmener les Vagabonds hors d’Osquivel – Zhett y compris.

Elle ne lui adresserait probablement plus jamais la parole.

Les trente prisonniers furent emmenés dans un lieu secret, où ils attendraient le temps que les Vagabonds soient convaincus que Maureen Fitzpatrick ne les piégeait pas. Celle-ci avait accepté non sans colère, mais elle reconnaissait cette solution comme la meilleure.

— D’accord, Patrick, tu as obtenu ce que tu voulais. (Elle contempla les anneaux majestueux de la planète géante.) Maintenant, montre-nous cette épave hydrogue. Il vaudrait mieux pour toi qu’elle vaille les problèmes qu’elle a causés. C’est tout ce que je peux dire.

— Oh, elle les vaut, grand-mère.

Le croiseur s’éloigna des chantiers spationavals puis quitta le plan de l’écliptique pour monter jusqu’à l’endroit isolé où Kotto Okiah avait laissé la sphère extraterrestre. Celle-ci scintillait, réfléchissant la lumière de la géante gazeuse.

Maureen envoya un escadron de Rémoras en prendre possession.

— Tu vois ? dit Patrick, lisant le triomphe sur son visage. Ce ne seront pas les applaudissements qui manqueront, à notre retour sur Terre.

Del Kellum transmit les coordonnées des prisonniers. Après avoir rapatrié la sphère de diamant dans la baie de chargement, le capitaine de la Manta fonça les récupérer. Les familles se bousculèrent dans l’espoir de retrouver leur bien-aimé. La liste complète leur avait été communiquée, à leur plus grande joie… ou angoisse.

Patrick éprouvait de la satisfaction pour ce qu’il avait accompli, mais son cœur n’en demeurait pas moins lourd. Il avait manipulé les émotions de Zhett afin de s’évader ; c’est pourquoi la jeune femme serait plus méfiante et furieuse. La reverrait-il un jour ?

Sur l’écran, il vit que la plupart des vaisseaux vagabonds s’étaient perdus dans la multitude de blocs à la dérive. Del Kellum avait du mal à croire que lui et ses hommes étaient libres de filer d’Osquivel.

Pleine d’entrain, Maureen ordonna au croiseur Manta de partir et de ramener Patrick chez lui.

Soleils éclatés
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