88
NIKKO CHAN TYLAR
Après que Jess Tamblyn lui en eut confié la tâche, il ne fallut que cinq jours à Nikko pour localiser où se nichait Cesca Peroni. L’Oratrice avait envoyé des messagers depuis Jonas 12, et le bouche à oreille en usage chez les Vagabonds avait fait le reste.
Le deuxième marchand rencontré au hasard d’une escale indiqua à Nikko où se trouvait l’Oratrice. En retour, il lui demanda de répandre la nouvelle que les wentals avaient expurgé Golgen des hydrogues, et que les Vagabonds pouvaient y revenir. Nikko n’aurait pas été étonné d’apprendre qu’une ou deux stations d’écopage étaient déjà en chemin…
Comme le Verseau dépassait les confins obscurs du système de Jonas, le jeune homme envoya un appel aux mineurs de la colonie mais ne reçut aucune réponse.
— Ohé, en bas ? Y a-t-il quelqu’un à l’écoute ? L’Oratrice est-elle là ?
Perplexe, il détecta des pics d’énergie à l’endroit où la base aurait dû se trouver. Des salves de signaux modulés crépitaient à la radio, mais sur des fréquences rarement utilisées par les Vagabonds. Il déglutit péniblement : et si une autre flotte de Terreux avait découvert Jonas 12 ?
Il se mit à voler en cercle à basse altitude et aperçut des lueurs artificielles autour de la base. Il régla l’amplificateur de lumière et fixa la scène avec soin, afin d’être certain que ses yeux ne le trompaient pas. Il n’était jamais venu ici auparavant, mais manifestement, quelque chose clochait.
La prudence le poussa à garder le silence radio. Une activité frénétique régnait dans la base, mais il n’arrivait pas à savoir de quoi il retournait. En changeant de spectre radar, il se rendit compte que le semis de lueurs ne constituait que la pointe émergée de l’iceberg : aux infrarouges, elles luisaient avec la force d’un incendie. Des panaches de gaz vaporisés s’élevaient dans le ciel. La petite pile atomique, d’un modèle couramment utilisé sur les avant-postes isolés, avait été adaptée pour débiter une quantité d’énergie colossale.
La grappe de dômes, le lanceur électromagnétique et les tours de communication avaient été démantelés puis convertis en d’étranges structures. Nikko repéra les vestiges de quelques cargos vagabonds. Leurs moteurs avaient été extirpés et remontés sur des squelettes métalliques tout en angles. Des structures extraterrestres. Cinq énormes vaisseaux, pareils à des ossements revêtus de carapaces d’insectes.
Puis il aperçut des silhouettes engoncées dans des scaphandres blindés, qui ne réfléchissaient presque pas la lumière. Des ingénieurs avaient-ils conçu une combinaison permettant de manœuvrer longtemps dans le froid extrême ? Il fit descendre le vaisseau et augmenta l’amplification. Les silhouettes, subitement, se précisèrent. Des automates insectoïdes noirs. Partout.
Nikko n’avait jamais vu de robots klikiss pour de vrai, mais il savait parfaitement à quoi ils ressemblaient. Qu’est-ce qu’ils fabriquaient sur Jonas 12 ? Et qu’avaient-ils fait de la base minière ? On aurait dit une invasion ! Nikko ne voyait aucun être humain, nulle part. Les dômes avaient été percés, les murs démolis, l’atmosphère dispersée dans le vide.
Ces robots avaient détruit la station ! À présent, ils en utilisaient chaque débris pour assembler des espèces de vaisseaux spatiaux. Ceux-ci avaient l’air près d’être achevés.
Les têtes de plusieurs machines pivotèrent vers le ciel et détectèrent son vaisseau. Sur l’image grossissante, l’éclat de leurs capteurs optiques écarlates lui fit froid dans le dos.
Ignorant s’ils pouvaient l’abattre, Nikko accéléra le Verseau pour disparaître derrière l’horizon proche. Là, il se trouvait à l’abri d’une embuscade possible. Sur les haut-parleurs, les transmissions crépitantes s’éteignirent comme il passait hors de portée.
Personne ne savait ce qui s’était déroulé ici. Nikko était le seul à pouvoir alerter les clans. Soudain, sa radio bipa : un signal frêle, provenant loin en contrebas de la base.
« Bonjour, vaisseau ! Veuillez répondre… et faites que vous soyez piloté par un être humain. »
Une voix de femme. Nikko crut la reconnaître. Il amplifia son signal afin de compenser celui de l’expéditeur.
« Ici Nikko Chan Tylar. Que diable se passe-t-il en bas ? »
Il entendit un cri de jubilation.
« Ici l’Oratrice Peroni. Merci, Nikko ! (Sa voix semblait lasse, comme si chaque respiration était un effort, et elle claquait des dents.) Suivez ces coordonnées et atterrissez. J’espère que vous pouvez prendre deux passagers. Nous sommes coincés ici depuis des jours.
— Il nous reste sûrement moins d’une heure avant que l’air soit épuisé ou que nous mourions gelés, ajouta une voix masculine. Pour ce qui arrivera en premier, c’est à pile ou face.
— Tenez bon ! J’arrive dans une minute. »
Il fonça en rase-mottes au-dessus de la glace, jusqu’à une éminence sur laquelle était échoué un brouteur. Le Verseau atterrit, ses stabilisateurs compensant les inégalités du terrain. De la vapeur fusait de l’énergie thermique résiduelle irradiant des cheminées de refroidissement.
Après s’être extrait du sas, Nikko marcha en faisant crisser le sol sous ses pas jusqu’au brouteur silencieux. L’arrière avait été déchiré, et des éraflures irrégulières balafraient la coque blindée. Une plaque isolante avait été arrachée, ses entrailles mises à nu. Les yeux du jeune homme coururent le long des traces du brouteur, et il fut émerveillé que le petit engin se soit traîné si loin.
L’Oratrice et un homme en combinaison dégringolèrent du sas du brouteur. Tous deux se déplaçaient avec raideur et difficulté, comme s’il ne leur restait plus une once d’énergie. Leurs batteries thermiques devaient être au plus bas, leurs réservoirs d’air presque vides.
Nikko attrapa l’Oratrice par le bras et la guida jusqu’au Verseau. Elle présenta son compagnon, Purcell Wan. En quelques mots, ils racontèrent, le souffle court, comment ils avaient découvert et réveillé les robots enfouis sous la glace.
Pendant qu’ils s’entassaient dans le sas du vaisseau porteur d’eau, Nikko attendit dehors, seul dans le silence froid et intense. Chaque recoin d’ombre semblait dissimuler une de ces machines tueuses.