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L’AMIRAL LEV STROMO
Il ne fallut pas plus de vingt-quatre heures à la flotte terrienne pour nettoyer le complexe astéroïdal des Vagabonds. L’amiral Stromo s’était installé dans le fauteuil de capitaine de la Manta. Les mains sur les accoudoirs, il se balançait, avec la volonté de paraître dans son élément.
— Je reste aux commandes pendant que vous dirigerez l’intervention en bas, indiqua-t-il à Ramirez. Envoyez des équipes dans les dômes et commencez à récupérer les prisonniers, comme au Dépôt du Cyclone.
À présent tout entière dévolue à sa tâche, Elly Ramirez n’avait plus formulé aucune plainte depuis le début des opérations.
— Je recommande le port d’une cuirasse et d’un armement défensif, au cas où les Vagabonds adopteraient une tactique de guérilla.
Stromo opina. Voilà précisément la raison pour laquelle il souhaitait rester sur la Manta jusqu’à ce que le périmètre soit sécurisé.
— Ils n’ont encore manifesté aucune violence, mais ils seront désespérés. Comme des rats acculés.
Ramirez appela ses fantassins, dont chacun avait subi plusieurs mois d’entraînement sur la base martienne des FTD. Beaucoup d’entre eux considéraient les exercices d’infanterie comme une perte de temps, dans la guerre contre les hydrogues. À présent, ils allaient avoir l’occasion de mettre leur instruction en pratique.
Un escadron d’élite repéra une rampe d’accès au dôme principal. Un tir de Manta avait percé une brèche dans la serre. Des volutes s’enroulaient au-dessus des rochers ; pour une raison inconnue, l’intégralité de l’atmosphère n’avait pas fui. Des scanners externes indiquaient que l’air du dôme était toujours respirable. Néanmoins, Ramirez ordonna d’enfiler des combinaisons spatiales.
— Les Vagabonds pourraient faire exploser les joints d’étanchéité. Mieux vaut prévenir que sucer du vide…
— Prenez les précautions nécessaires pour qu’aucun soldat ne soit blessé, confirma Stromo, désireux de ne pas avoir à justifier de victimes auprès du général Lanyan. Oh, et le président demande que l’on réduise au minimum les pertes vagabondes.
— Certainement, amiral.
Le ton de la jeune femme laissait entendre qu’elle trouvait inepte de formuler une remarque aussi évidente.
Le croiseur amiral s’amarra à l’astéroïde à l’aide de grappins. Un tube d’accès colla ses lèvres de plastique à l’écoutille, qu’une équipe de démolition ouvrit à l’explosif. Une avant-garde en combinaison entra avec précaution, armée de fusils à impulsion d’ondes paralysantes en cas d’embuscade. En arrière, une deuxième et une troisième vague d’assaut attendaient, prêtes à déferler sur ce nid de Vagabonds.
Des escouades avaient investi des stations périphériques, des entrepôts blindés, des dômes où poussaient des cultures rustiques. Le miroir solaire avait dérivé jusqu’à recouvrir, tel un linceul, un minuscule astéroïde satellite.
Dans le ciel, des Rémoras parés au combat croisaient avec prudence entre les blocs rocheux. À cause de la brèche dans son dôme, le mouvement de l’astéroïde principal était devenu instable. Les pilotes de l’armée terrienne tiraient sur tout ce qui bougeait, dénichant des vaisseaux qui avaient tenté de se cacher dans l’ombre des rochers orbitaux.
Un petit appareil jaillit de l’astéroïde-serre comme un lapin de son terrier. Son pilote zigzaguait sans arrêt, changeant constamment de cap.
Stromo se redressa sur son siège.
— Empêchez-le de s’échapper ! brailla-t-il sur la fréquence générale.
Six Rémoras repérèrent le vaisseau en fuite et le prirent en chasse. D’après ce que Stromo put apercevoir sur les écrans, l’engin constituait un amalgame approximatif. Mais, en dépit de sa laideur, ses moteurs surgonflés le faisaient briller comme une étoile ; ils lui permirent d’accomplir des manœuvres à une vitesse que les intercepteurs militaires les plus rapides ne pouvaient atteindre.
Stromo régla les capteurs de façon à suivre le vaisseau, dont les rebonds erratiques à travers le champ d’astéroïdes provenaient en partie d’évitements et en partie de sa fuite aveugle. Le pilote prenait des risques invraisemblables. Très vite, il laissa les Rémoras loin derrière. Une situation quelque peu embarrassante…
— Cessez la poursuite, ordonna Stromo. J’ai décidé de laisser filer un de ces Cafards, afin qu’il fasse passer le mot au sujet de leur écrasante défaite. Tôt ou tard, ils devront changer d’attitude.
Ces paroles sonnaient faux, mais il éleva la voix afin d’y insuffler de l’assurance.
Par les caméras embarquées, il regarda les troupes de Ramirez progresser dans les galeries puis dans les espaces sous dôme. Il pouvait passer d’une image à l’autre à son gré. C’était presque aussi bien que d’être là-bas pour mener en personne les opérations.
Les habitants n’opposèrent que peu de résistance. Ils étaient débordés par le nombre, sous-armés, et – heureusement – assez malins pour l’avoir compris.
Stromo estima le nombre de prisonniers à quelques centaines. Comment autant de personnes pouvaient-elles s’entasser à l’intérieur de ces bouts de rochers ? Lorsqu’il avait planifié la mission de Hhrenni, il avait fait reconfigurer les ponts de deux Mantas, afin de convertir les quartiers des simples soldats en lieux de détention ; ceux-ci n’offraient pas la protection d’une véritable prison, mais suffiraient à garder les prisonniers jusqu’à leur arrivée sur la planète klikiss, où se trouvaient déjà les détenus du Dépôt du Cyclone ainsi que ceux de Rendez-Vous.
Enfin, Ramirez annonça :
« Amiral Stromo, l’astéroïde est sécurisé. Nous sommes prêts à vous accueillir. »
Il se leva et ajusta son uniforme.
« Me faut-il une combinaison ?
— Inutile, amiral. Il y a plein d’air, même s’il fait frais. »
Dès qu’il eut pénétré à l’intérieur, Stromo regretta de ne pas avoir emporté de masque – non par manque d’oxygène, mais à cause de l’odeur. L’air exhalait un mélange de poussière et de métal, recyclé avec des engrais chimiques… une vraie puanteur de latrines. Ces Vagabonds utilisaient-ils réellement des excréments humains en guise d’engrais pour leurs plantes ? Quelle barbarie !
Sous le dôme endommagé, des techniciens militaires avaient monté des rampes lumineuses fonctionnant sur batteries. Un petit groupe de prisonniers se tenait au milieu de plantes abîmées et de matériel agricole. On aurait dit qu’un ouragan avait ravagé l’endroit.
Stromo redressa les épaules. Jouer le rôle d’un conquérant lui plaisait.
— Qui est le chef, ici ?
— Je parie que vous pensez que c’est vous, répondit un homme d’un certain âge, doté de cheveux blonds tirant sur le roux.
Son visage rude arborait les marques d’un masque à oxygène. Le sang séché à ses narines et les hémorragies dans le blanc de ses yeux indiquaient qu’il avait été exposé à la décompression brutale.
Stromo jeta un coup d’œil à la brèche. Des caillots d’une matière translucide avaient colmaté la plupart des fuites, mais il pouvait entendre l’air chuinter en se perdant dans l’espace.
— Je sais que je suis le chef. Mais y a-t-il un Vagabond auquel je puisse parler ?
— Je suis Crim Tylar. Vous pouvez me parler, aussi bien qu’à n’importe qui.
— Je souhaite que cette évacuation se déroule sans désordre. Nous vous déposerons sur une planète. Considérez cela comme des vacances, après avoir vécu sur ces cailloux flottants.
— Nous les avions rendus supportables. Jusqu’à aujourd’hui.
Stromo lui lança un sourire froid.
— Vous pourrez utiliser votre ingéniosité en aidant une nouvelle colonie hanséatique à s’établir. Une première compensation pour les moments où vous avez esquivé votre devoir envers vos congénères.
Il baissa le regard sur ce qui restait des plants. Il reconnut le rouge vif des légumes parvenus à maturité et se rendit compte à quel point une nourriture saine et fraîche lui manquait.
— Oh, des tomates !
Comme il se penchait vers l’une d’elles, Crim Tylar l’écrasa, projetant du jus mêlé de graines sur la jambe de l’amiral.
— Je ne l’ai pas fait pousser pour vous.
Stromo se figea mais parvint à refouler son mouvement de colère. Ses soldats ouvriraient le feu s’il en donnait l’ordre, mais il ne voulait pas que la situation dégénère, surtout s’il se trouvait directement exposé. Au lieu de cela, sachant combien sa réaction était puérile, il aboya :
— Les Cafards ne sauront décidément jamais partager.