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ANTON COLICOS
Pendant qu’ils se traînaient dans les ténèbres, les survivants s’étaient cramponnés à l’espoir de trouver du secours à Maratha Seconda.
— Suivez-moi ! lança l’Attitré Avi’h en désignant la ville qui s’étendait devant eux. Les robots vont nous porter assistance. Ils attendent notre arrivée.
Tous se pressèrent en direction du complexe fourmillant de robots klikiss. Anton, qui restait en arrière, les interpella :
— Prudence ! Il faut d’abord savoir ce que…
Ses compagnons, obnubilés, ne l’écoutaient plus. L’Attitré se mit à courir en criant et en agitant les bras. Vik’k, le terrassier, et même l’ingénieur Nur’of, d’ordinaire si posé, l’accompagnèrent. Même Vao’sh s’avança en direction des robots à l’allure familière. Anton lui empoigna un bras.
— Attendez une seconde, Vao’sh. Regardez ce qu’ils fabriquent, par là.
Les doutes qui assaillaient le remémorant composaient un ballet de couleurs sur ses lobes faciaux.
— Nous avons traversé la moitié d’un continent. Et voici que se présente un abri. Pourquoi hésiter ?
Anton pointa l’index vers les multiples galeries, et les tumulus anguleux évoquant une ruche ayant poussé de façon anarchique.
— Seconda n’est pas censée ressembler à cela. Quelque chose ne va pas !
Le remémorant effrayé dégagea son bras, incapable de résister aux sirènes de l’espérance.
— Nous aurons toutes les réponses à nos questions dès que l’Attitré aura parlé aux robots. Venez ! dit-il en s’élançant. Il ne faut pas se laisser distancer.
Malgré ses réserves, Anton le suivit.
Après les terreurs qu’ils avaient supportées dans la nuit, le jeune homme comprenait que les Ildirans puissent perdre la tête. Isolé, leur esprit partait à la dérive et régressait peu à peu vers la folie.
Quand bien même, il ne pouvait les laisser se diriger droit dans un piège.
Autour de lui, il voyait les robots klikiss se mouvoir avec une précision mécanique. D’un côté de la cité, il aperçut un hangar identique à celui de Maratha Prime. Il y dénombra trois vaisseaux spatiaux ildirans, parés à transporter des fournitures.
Les robots klikiss remarquèrent enfin le petit groupe de réfugiés. Dans un ensemble parfait, ils cessèrent leurs activités et firent pivoter leur tête anguleuse pour fixer sur eux leurs capteurs optiques écarlates.
Avi’h avait devancé le terrassier et l’ingénieur.
— Nous sommes ici ! Nous avons survécu au voyage sur la face nocturne, cria l’Attitré en s’arrêtant devant l’un des robots noirs. Nous avons besoin de votre aide.
Une masse de robots insectoïdes se mit en branle et se referma sur eux à la manière d’un collet. De plus en plus troublé, Anton regarda à droite et à gauche.
— D’où viennent-ils tous ?
Mais Vao’sh, les yeux brillants, le visage toujours traversé d’une palette de couleurs, répondit :
— Gardez vos questions pour plus tard, remémorant Anton. Nous les poserons quand nous serons en sécurité à l’intérieur.
Le robot noir interpellé par l’Attitré se dressa au-dessus de lui. Il étendit ses bras articulés, terminés par un outil tranchant. Dans son dos, sa carapace s’ouvrit, comme pour le faire paraître plus grand et intimidant.
Sur le chantier devenu soudain silencieux, Anton entendit les robots échanger des paroles dans leur langage bruissant, telles des lames fendant l’air.
— Les Ildirans ont rompu notre accord ancestral.
Avi’h leva les yeux.
— Quel accord ?
Le robot abattit brutalement un bras en forme de faux et lui trancha la tête. L’Attitré n’eut même pas le temps de crier qu’un jet de sang jaillissait de son cou. Il bascula en avant.
Vik’k et Nur’of s’arrêtèrent en trébuchant, incapables de supporter cette nouvelle horreur, cette nouvelle trahison. Un bourdonnement traversa les robots, comme ils activaient leurs systèmes de défense. Glissant avec rapidité, ils encerclèrent les quatre réfugiés.
— Courez ! cria Anton. Ils comptent nous tuer tous.
Vao’sh, près de s’écrouler, secoua la tête.
— C’est impossible… Les robots klikiss ont toujours été nos alliés. Nous les avons extraits de la glace il y a cinq cents ans. Ils ont…
Anton le tira à l’écart et les lança tous deux dans une course effrénée, même s’ils ignoraient où aller. Le chantier de Seconda était un vaste labyrinthe. Ils trouveraient peut-être une cachette, une barricade ou une cabane susceptible de les abriter en ultime recours ; mais sans arme, ni lui ni Vao’sh ne résisteraient longtemps. Ils devaient trouver autre chose.
Après avoir vu l’Attitré massacré, Vik’k n’eut plus besoin d’explication. Lorsque les machines l’acculèrent, il ferma ses poings calleux. Derrière lui, Nur’of ramassa une barre de fer. Les deux Ildirans se tinrent ensemble, dos à dos, tandis que les robots cuirassés s’avançaient, pinces claquantes.
Nur’of balança sa barre, et le coup résonna contre la carapace du robot le plus proche, sans causer le moindre dommage. L’un de ses moulinets frappa un bras mécanique puis écrasa les capteurs optiques d’une autre machine… ce qui n’empêcha pas celle-ci de s’approcher.
Intrépide, Vik’k se jeta sur deux robots. Alors même que leurs pinces déchiraient sa combinaison puis son rude épiderme, il ne cessa de crier et de se battre. Mais il fut bientôt submergé par les robots, dont les puissants appendices taillaient et tranchaient… L’ingénieur et le terrassier disparurent sous l’essaim.
Anton et Vao’sh couraient, tandis que dans leur dos retentissaient cris et cliquetis. Puis il y eut un silence sinistre, comme les robots concentraient leur attention sur les deux derniers survivants. Anton chercha un abri des yeux, quel qu’il puisse être. Toute sa vie, il avait raconté les aventures de valeureux commandants et de héros résolus, toujours prêts à proposer des solutions originales dans les cas désespérés. À présent qu’il avait l’occasion de devenir un véritable héros, il n’avait pas le temps d’apprendre son rôle.
Ultime survivant ildiran de Maratha, à présent totalement coupé du thisme, Vao’sh était dans un état d’hébétude, à peine capable de bouger. Mais Anton n’avait pas l’intention de lâcher son ami.
— Le hangar ! Celui qui jouxte le dôme. J’ai vu des vaisseaux là-dedans. Peut-être que l’un d’eux fonctionne toujours.
Le vieux remémorant marmonna des paroles inintelligibles, mais quand Anton le tira par le bras il le suivit sans discuter. Sous l’effet de l’adrénaline, le jeune homme accéléra, sautant par-dessus les tas de débris et louvoyant entre les structures à moitié construites.
D’autres robots klikiss émergèrent des tunnels, telles les fourmis d’un nid dérangé. Anton zigzagua afin de les empêcher de prévoir sa course. Dès que les attaquants sauraient où il se dirigeait, ils essaieraient certainement de l’intercepter.
— On va y arriver, Vao’sh. Le hangar est droit devant nous, il suffit de continuer.
Les ennemis comprirent son plan.
— Courez de toutes vos forces, Vao’sh !
Anton n’avait jamais été aussi fatigué ni terrifié de sa vie. Il avait les jambes en coton, mais il se força à continuer. Vao’sh trébucha, mais il l’attrapa avant qu’il tombe.
— Continuez ! Encore un peu plus loin !
À présent, les cargos ildirans étaient bien visibles. L’un d’eux était à demi démonté, comme si son programme d’entretien avait été interrompu. Mais un autre, dans le fond du hangar, semblait prêt à décoller. Anton espérait que les moteurs fonctionneraient.
— Vous sauriez piloter, Vao’sh ?
Ce dernier semblait trop mal en point pour cela, mais, tout en courant, il parvint à souffler :
— Les commandes standard… surtout automatiques… Vous y arriverez.
— On dirait bien que je n’y couperai pas.
Derrière eux, leurs poursuivants ouvrirent leur carapace et déployèrent de larges ailes. Les lourdes machines s’envolèrent, avalant rapidement l’espace qui les séparait de leurs proies.
— Ce n’est pas juste !
Enfin, Anton et son compagnon s’engouffrèrent sous le toit en pente du hangar.
— Le vaisseau, Vao’sh ! Il faut y pénétrer.
C’était une navette relativement petite, utilisée pour acheminer du matériel et du personnel vers de plus gros vaisseaux en orbite. Anton espéra que les moteurs les mèneraient jusqu’à Ildira, ou sur quelque autre monde habité. Et il pria pour que les coordonnées aient été enregistrées : il ne pourrait certainement pas naviguer à l’estime.
Alors que son compagnon épuisé grimpait à l’intérieur, Anton entendit un grand fracas. Cinq robots venaient d’atterrir devant la porte du hangar et repliaient leurs ailes. Ils avancèrent en brandissant leurs bras articulés.
Anton pivota sur lui-même et chercha frénétiquement les commandes de l’écoutille. Cela se révéla plus long que prévu. Le temps que le sas se referme, les premiers robots avaient traversé le hangar.
— Nous devrions être en sécurité d’ici quelques minutes, dit-il sans y croire.
Choqué, Vao’sh s’écroula dans le cockpit ; ses mains tremblantes s’accrochaient au siège du copilote. Anton regarda le tableau de commandes… et soudain il eut un blanc. Les lettres et les mots de la langue ildirane, qu’il avait étudiée avec tant de soin, s’étaient effacés de son esprit. Les symboles étaient devenus incompréhensibles ! Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Lorsqu’il les rouvrit, il pouvait de nouveau se concentrer.
Les robots martelaient la porte extérieure. Quatre d’entre eux étaient apparus devant le hangar et se ruaient en avant. Anton savait que s’il ne décollait pas bientôt les robots enseveliraient le vaisseau sous leur nombre et n’auraient plus qu’à découper la coque plaque par plaque.
Vao’sh fit de son mieux pour recouvrer ses esprits. Il se pencha sur les commandes, comme si cela requérait un énorme effort, puis désigna une série de boutons.
— Là… c’est celui-là.
Anton comprit la séquence d’allumage et écrasa les boutons. Les robots convergeaient également à l’arrière de la navette ; lorsque les tuyères rugirent, l’un d’eux fut projeté dans les airs, brûlé.
— Bien ! En voilà un au tapis, s’exclama Anton. Plus que deux cents…
Il regarda les voyants et les écrans couverts de graphiques. Lorsqu’il lui sembla que les chambres de combustion avaient atteint la bonne température, il lança la phase suivante. Au-dehors, des assaillants empoignèrent le train d’atterrissage et commencèrent à le tordre et à l’arracher. Le vaisseau oscilla, déséquilibré.
Le martelage se poursuivait. Les machines les encerclaient, de plus en plus nombreuses.
— On ne risque rien à essayer, murmura Anton en enfonçant le bouton d’allumage.
La navette frémit. Les moteurs grondèrent, et l’appareil décolla légèrement. Il prit de la vitesse en restant près du sol, de sorte qu’il faucha les six robots klikiss qui bloquaient la sortie du hangar.
L’un des assaillants se cramponna à ce qui restait du train d’atterrissage. Anton s’envola de la bâtisse et dirigea le vaisseau vers l’espace, leur passager indésirable se balançant toujours en dessous. Le vaisseau trépida sous l’action de turbulences provenant des écarts de température du jour marathien. Comme l’ascension se poursuivait, le robot ne parvint plus à s’accrocher. Son bras se rompit, et la silhouette insectoïde culbuta dans les airs jusqu’à ce qu’elle se fracasse en mille morceaux, loin en dessous.
Épuisé, traversé par des frissons de terreur ininterrompus, Anton s’adossa à nouveau au siège de pilotage. Puis il laissa échapper un cri de victoire démentiel :
— On en est sortis, Vao’sh ! On a réussi ! On a échappé à ces salopards.
La navette fonçait dans la vive lumière du jour et s’efforçait d’atteindre les confins de l’atmosphère, puis le vide étoilé de l’espace. Anton espérait qu’il s’accommoderait des commandes et du système de navigation. Il ignorait leur niveau de carburant, et jusqu’où la navette pouvait les emmener. Bon, un problème à la fois.
Il regarda Vao’sh, sur le second siège, mais ce dernier ne partageait pas son exaltation. Ses lobes faciaux avaient tourné au gris cadavérique. Des tremblements parcouraient son corps, et il parvenait à peine à contenir ses sanglots.
— Nous nous sommes échappés, dit-il d’une voix rauque. Mais je suis seul. Complètement seul. Aucun Ildiran n’a jamais affronté une telle solitude et y a survécu. (Il s’affaissa en arrière puis ferma ses grands yeux expressifs.) Je ne sais pas si je pourrai le supporter très longtemps.