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BASIL WENCESLAS
Il fallut plusieurs jours aux espions de Basil pour prélever des échantillons, sans que Peter et Estarra le sachent. Plus d’une semaine s’était écoulée depuis leur départ d’Ildira et les premiers soupçons du président au sujet de l’état de la reine. À présent, il attendait les résultats.
Il étudiait les rapports qui s’affichaient sur une dizaine d’écrans différents, sur son bureau d’un blanc laiteux. Penché derrière lui, Eldred Cain indiquait du doigt une colonne de chiffres ; la surface translucide renvoyait son image blême, comme s’il s’agissait d’un fantôme.
Pellidor entra dans le cabinet du président avec le rapport médical. Les traits de son visage à la mâchoire carrée étaient contractés. Il s’arrêta devant le bureau, silencieux, mal à l’aise. Basil soupira et son regard quitta les projections sur lesquelles Cain et lui discutaient.
— Le résultat des tests, je suppose ?
— Oui, monsieur le Président. Vérifié et revérifié.
— Et la réponse est celle que je craignais ?
— Oui, monsieur. Le test est assez simple. Il n’y a aucun doute.
Basil serra les dents en s’efforçant de se calmer. Mieux valait ne pas laisser éclater son écœurement et son impatience devant ses hommes.
— Comment Peter a-t-il pu manquer à ce point de prudence ? lâcha-t-il sèchement. J’attendais mieux de quelqu’un que j’ai formé !
Son adjoint cligna des yeux, parvenant de lui-même aux conclusions.
— Dois-je penser que la reine Estarra est enceinte ?
— Hélas oui. (Basil se tourna vers Pellidor.) Sait-elle que vous détenez ces échantillons ?
— Non, monsieur. Elle croit son secret à l’abri.
— Sa grossesse est-elle avancée ? Est-il trop tard pour s’en occuper avant que quiconque le sache ?
— Trois mois et demi. Nous sommes largement dans les temps.
Basil s’aperçut qu’il serrait les poings. Il raidit les doigts énergiquement, jusqu’à entendre craquer ses articulations.
— Pourquoi n’a-t-elle rien révélé à personne ?
— Excusez-moi si j’ai du mal à comprendre, monsieur le Président, intervint Cain avec un calme exaspérant, mais où est le problème exactement ? Si Peter et Estarra ont un enfant, les gens percevront cela comme un signe d’espoir, un événement à fêter.
— Ce qui me met en colère, c’est son manque de coopération. C’est le manque de coopération de tout le monde. Pourquoi chacun ne fait-il pas ce qu’on lui demande sans compliquer les choses ? Peter n’a agi que dans l’intention de me contrarier. Maintenant je comprends pourquoi, récemment, l’humeur d’Estarra s’est altérée ; et pourquoi elle a évité les examens médicaux de routine. Bientôt, il faudra l’enfermer.
Les mesures contraceptives étaient relativement simples et efficaces… mais celles qui n’étaient pas permanentes n’étaient hélas jamais non plus infaillibles. Basil leur avait imposé un régime en ce sens, et il présumait qu’ils l’avaient suivi. Peut-être l’avaient-ils fait. Mais même s’il s’agissait d’une erreur involontaire, Peter et Estarra auraient dû venir le trouver immédiatement. S’ils avaient fait partie de l’équipe, s’ils avaient eu à cœur les intérêts de la Hanse, ils n’auraient pas hésité à le tenir au courant, même pour une décision aussi difficile. Ces temps-ci, on aurait dit que lui seul possédait la concentration et le dévouement nécessaires… De nouveau, ses poings se serrèrent.
À cet instant, il aurait souhaité la présence de Sarein. Elle se trouvait sur Theroc depuis plus d’un mois. Elle lui manquait, bon sang ! et pas seulement pour le sexe. Le président de la Hanse pouvait avoir une partenaire au lit à n’importe quel moment, mais lui et Sarein se plaisaient ensemble. Ils se comprenaient… et elle n’aurait jamais provoqué une situation pareille. Ils avaient fait l’amour des centaines, voire des milliers de fois, or Sarein n’était jamais tombée enceinte.
Puis, avec un froncement de sourcils, Basil se rappela que, plusieurs fois au cours de leur relation, elle avait en effet agi de façon bizarre. Des réflexions cassantes de sa part l’avaient amené à se demander si elle entretenait une liaison… ou si quelque chose la tracassait, dont elle n’osait lui parler. Mais si en vérité elle avait porté son enfant…
Puis ses épaules se décontractèrent. Si tel avait été le cas, Sarein s’en serait discrètement occupée, prouvant ainsi son niveau de responsabilité. Néanmoins, l’idée que quelqu’un d’aussi proche de lui soit parvenu à garder un secret d’une telle importance le troublait : un nouvel exemple du chaos qui l’environnait. Ses soi-disant alliés se fichaient du bien commun pour suivre obstinément leurs propres intérêts.
— On ne peut se le permettre en ce moment, dit-il enfin. Il doit être possible de provoquer une fausse couche au moyen d’un produit qui n’apparaîtra pas au détecteur de poison. Faire avorter la reine avant qu’il soit trop tard. Elle croira peut-être à un phénomène naturel. (Ses pensées s’emballèrent.) Toutefois, le roi Peter doit être puni pour son manquement à l’obéissance. Il a recommencé à penser et à agir par lui-même…
Il s’interrompit, comme il remarquait que sa voix échappait à son contrôle. Son visage s’était échauffé. Il serra les doigts si fort que leurs extrémités blanchirent. Il devait de nouveau s’occuper lui-même de cette affaire. Trop de choses lui échappaient.
— Vous rendez-vous compte, monsieur le Président, demanda Cain à voix basse, que ces derniers temps vous avez pris nombre de décisions dont on pourrait juger qu’elles frisent l’irrationalité ?
Basil se tourna vers lui avec mépris. Au moins pouvait-il se défouler sur lui…
— Je vous ai considéré comme un éventuel successeur, Eldred, mais des commentaires de ce genre démontrent le peu d’entendement que vous avez de la gouvernance.
Blessé, Cain recula.
— Je suis désolé, monsieur le Président.
Basil essaya de retrouver son calme. Avec une grimace, il reposa sa tasse de café à la cardamome, froid et amer.
— Tous les deux, retirez-vous. Nous discuterons de ces affaires plus tard. Pour l’instant… (Les mots tournoyaient sous son crâne, tandis qu’il tentait de les contrôler.) Pour l’instant, je dois m’occuper de notre plan d’urgence. Le roi Peter continuera à s’opposer à nous jusqu’à ce qu’il voie que son remplaçant est prêt. Je vais donc sermonner le prince Daniel… lui faire comprendre qu’il doit me craindre.
— Debout, et vite ! lança le président avec une violence qui le surprit lui-même.
Le prince Daniel dégringola du lit où il se prélassait en tenue négligée. Des taches de nourriture maculaient sa chemise, dont les manchettes présentaient des traînées suspectes. Il s’était sans doute mouché dedans.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Bon sang ! Pas grand-chose, justement.
Daniel aspira l’air comme s’il était au bord de l’hyperventilation. Cela fit ressortir les taches de rousseur sur ses joues, et ses yeux bovins clignèrent. Basil dut lutter pour refouler son envie de l’étrangler.
— Comment ai-je pu songer un seul instant que tu étais un candidat valable pour devenir prince ? Nous avons investi des ressources considérables pour te modeler, t’entraîner, te préparer. Mais tu ne vaux rien. Tu es même trop crétin pour être manipulé. (Basil désigna la pagaille qui régnait dans la chambre.) Quand as-tu rangé tes affaires pour la dernière fois ?
— C’est OX qui s’en occupe, répondit Daniel.
— Quand l’a-t-il fait pour la dernière fois ?
— Ce matin.
— Ce n’est pas une façon de se conduire pour un prince. Serais-tu infirme, pour te montrer incapable du moindre effort ? Tu te dois de faire bonne figure. Or, regarde-toi ! Tu es gros. Tes habits sont de vraies guenilles. Tu te tiens mal. Aucune fierté ne se lit sur ton visage. Comment pourrai-je un jour te permettre de paraître en public ?
— Je fais ce qu’on me dit, répondit Daniel en ébauchant une moue.
Basil dirigea son courroux sur OX, qui se tenait dans la chambre.
— Où en sont ses études ? Est-ce qu’il maîtrise les rudiments historiques de la Hanse, et la Charte, le fondement juridique du gouvernement ?
— Il fait quelques progrès, monsieur le Président, répondit le comper Précepteur. Ma mémoire regorge de souvenirs accumulés au cours des siècles, c’est pourquoi j’ai supposé que je serais un bon professeur d’histoire. Mais ses résultats laissent à désirer jusqu’à présent. Même mes anecdotes les plus intéressantes n’ont pas d’effet sur lui.
— Dans ce cas, je te tiens pour responsable autant que lui, dit Basil en marchant avec précaution, de peur de salir ses chaussures en écrasant quelque chose de déplaisant. J’ai passé en revue ton registre, Daniel. Tu refuses souvent de faire tes devoirs, et tes résultats aux examens les plus simples sont minables. Est-ce que tu appréhendes ne serait-ce qu’une fraction de la responsabilité qui pèse sur toi ?
— Bien sûr, repartit Daniel, sur la défensive. Je vais être roi.
— Tu vas être renvoyé et remplacé si tu ne te secoues pas. Je n’ai jamais entendu excuse plus décevante chez un prince. Tu n’as aucun port royal, aucun charisme, aucun charme. Tu ne montres ni intelligence ni ambition. (Basil fit la moue.) Et assurément, ni hygiène ni bonnes manières. Ta mission est d’être prêt à succéder au roi Peter le jour où la Hanse l’aura décidé. Pour le salut de l’espèce humaine, je prie pour qu’un événement aussi dramatique n’advienne pas bientôt. (Il pointa l’index sur OX, se rendant compte qu’il aurait dû réagir beaucoup, beaucoup plus tôt.) Voici des ordres directs et sans ambiguïté. Tu vas soumettre le prince à un régime sévère. Je veux voir disparaître ces kilos de graisse aussi vite que possible. Impose-lui des séances d’exercice, en alternant la gymnastique avec des cours d’instruction intenses. Tu vas établir un programme précis… et tu l’appliqueras. Tu surveilleras son sommeil, le réveilleras à l’heure et veilleras à ce qu’il ne prenne aucun dessert ni aucune friandise. (De la main, il balaya les rangées de figurines d’une étagère.) Je ne veux plus voir ces distractions. Pareilles bêtises n’ont aucune place dans la vie d’un Grand roi.
Enfin, ses déclarations et le ton de sa voix commencèrent à faire leur effet. La lèvre inférieure du prince se mit à trembler, et les larmes lui montèrent aux yeux.
— Mais… mais je ne peux pas faire tout ça !
— Tu le feras, ou nous trouverons quelqu’un d’autre. Nous t’avons arraché à la rue et transformé en prince. N’imagine pas un instant que nous ne puissions faire marche arrière. Personne ne saurait jamais l’erreur que nous avons commise.
Lorsque le garçon lui parut suffisamment terrifié, Basil sortit de la chambre gardée avec un sentiment de satisfaction. Les choses allaient enfin s’améliorer.