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LE ROI PETER
Malgré les reportages sur la « destruction triomphale » de Rendez-Vous, malgré le gala organisé en l’honneur des FTD, le roi Peter ne voyait guère de raisons de se réjouir. Le général Lanyan proclamait en bombant le torse qu’ils avaient remporté une bataille décisive sans difficulté, mais celle-ci n’aurait pas dû avoir lieu. Peter le savait, mais dans le gouvernement de la Hanse personne n’avait écouté ses objections. Après tout, il n’était que le roi.
Depuis plusieurs mois, des rumeurs relayées par les médias conditionnaient les citoyens de la Hanse à considérer les Vagabonds comme un peuple sournois, rapace et indigne de confiance. Tout le monde ignorait pourquoi ils avaient décrété l’embargo d’ekti, mais Peter savait qu’il s’agissait d’une réaction aux raids des FTD contre leurs cargos désarmés. Ces provocations étaient assurément suffisantes pour que les Vagabonds rompent toute relation commerciale, mais le président Wenceslas n’avait jamais reconnu la moindre culpabilité, même de façon officieuse. Au contraire, il utilisait les Vagabonds comme boucs émissaires, afin de détourner l’attention de ses échecs militaires. C’était bien dans sa manière de procéder.
Peter songeait qu’il aurait mieux valu négocier plutôt que d’agir en brute. Basil aurait pu résoudre le problème des Vagabonds de façon pacifique ; à présent, il ne ferait plus machine arrière. Chaque jour, il devenait plus violent et tyrannique.
Comment cela va-t-il finir, Basil ? Tu as fait étalage de ta force – mais as-tu laissé la porte ouverte à une solution ? Et est-ce vraiment notre problème prioritaire ?
Qu’en était-il des nombreuses colonies non autonomes des confins, abandonnées sans ravitaillement régulier ? Qu’en était-il de la forêt-monde dévastée de Theroc ? Qu’en était-il de ses soupçons vis-à-vis des dizaines de milliers de compers Soldats ? Basil avait choisi de s’aveugler sur cette menace éventuelle. Qu’en était-il des hydrogues ?
Le couple royal apparut au banquet de célébration, un sourire factice aux lèvres, ainsi que leur rôle l’exigeait. On avait ordonné à Peter de lire un texte truffé d’allusions sur la nécessité de « se dresser contre les ennemis de l’humanité ».
Immobile au côté de Peter qui prononçait son discours, Estarra ajoutait une note exotique à ce spectacle guindé. Hors du champ des caméras, cependant, elle serrait sa main à lui faire mal, et les mots qu’il prononçait lui écorchaient la gorge. Comme ses compatriotes, la jeune femme comprenait le ressentiment des Vagabonds, forcés d’obéir à un dirigeant qu’ils ne reconnaissaient pas. Son cœur souffrait du triste état de la forêt-monde, et elle savait le peu d’assistance que la Hanse avait offert aux Theroniens, alors que les clans de Vagabonds les avaient aidés, sans même qu’on le leur demande.
Leur mariage avait beau résulter d’une alliance politique, Peter aimait désespérément Estarra. Plongée tout comme son époux dans un monde de manipulations et de luttes de pouvoir, elle s’était ouverte à lui, si bien qu’aujourd’hui ils partageaient leurs secrets et leurs plans.
C’est pourquoi Basil Wenceslas n’avait conscience que de la moitié de ses problèmes…
Dans les somptueuses salles de réception du Palais des Murmures, les invités festoyèrent tard dans la nuit, profitant de la musique et portant des toasts. Les chargés du protocole avaient déterminé la conduite du roi et de la reine durant chaque minute de la soirée. Ces derniers firent preuve de courtoisie et passèrent le temps requis avec chaque invité important, mais pas davantage. Au retour dans leurs quartiers privés, tous deux étaient épuisés, les nerfs à fleur de peau.
Au cours des derniers mois, Wenceslas s’était employé, avec beaucoup d’efficacité, à exclure Peter de toute participation à la politique de la Hanse. À l’instar du Vieux roi Frederick, Peter ne remplissait qu’un rôle de façade, et le président ne manquait jamais une occasion de le lui rappeler. Lorsque Peter pensait par lui-même, lorsqu’il tentait de dépasser son rôle de marionnette affublée d’un joli costume, Basil le punissait sévèrement. Dans sa jeunesse, Peter n’avait pas apprécié sa liberté à sa juste valeur. Il était pauvre alors, mais heureux ; il avait une famille qui l’aimait et prenait plaisir aux petites choses de l’existence. Mais il savait fort bien qu’il ne pouvait fuir, pas plus qu’il ne redeviendrait un jour le gamin des rues qu’il avait jadis été.
Aujourd’hui, il se trouvait pris au piège, sans autre allié qu’Estarra, et peut-être OX, le comper qui lui avait été attaché comme précepteur. Il devait rester très prudent, car Basil avait déjà tenté de l’assassiner. Le couple ne disposait d’aucun asile, même au sein du Palais.
Lorsqu’ils arrivèrent dans l’aile royale, ils trouvèrent le président qui les attendait. Lui aussi avait déserté la réception.
Flegmatique, il occupait le fauteuil préféré de Peter. À son côté, Eldred Cain était penché sur un pad et des papiers éparpillés sur une petite table. L’adjoint à la peau blafarde et glabre interrompit leur entretien ; il semblait mettre à profit le moindre instant de disponibilité du président. Voyant le couple entrer, il remit ses papiers en ordre et éteignit son pad.
Peter inspira lentement afin de dissimuler sa colère.
— Mettez-vous à l’aise, Basil. (Son ton ne laissa transparaître qu’un soupçon de mécontentement, afin de ne pas provoquer Basil, lorsqu’il ajouta :) Toutes les salles de conférences étaient-elles donc prises, à cette heure de la nuit ?
Basil restait décontracté, comme s’il se considérait partout le bienvenu.
— Il n’y a pas d’heure de fermeture pour les affaires, dans la Hanse.
Peter s’efforça de masquer son hostilité, bien qu’il n’ait jamais pardonné au président son assassinat manqué contre Estarra et lui, ainsi que le meurtre de sa famille.
— Dans ce cas, venons-en au fait, Basil. La journée a été longue, et je n’ai pas vu votre nom dans mon carnet de rendez-vous.
— Avec moi, pas besoin de rendez-vous. (Il écorna le rapport qu’il lisait et le tendit à son assistant, qui le rangea avec les autres.) Je suis venu vous informer d’un changement dans votre agenda. Préparez-vous pour un voyage important, une visite officielle que la Hanse juge indispensable.
Peter dégrafa le châle incrusté de joyaux d’Estarra et en recouvrit une statue qui représentait un homme corpulent tenant une grappe de raisins ; puis il se défit de sa lourde cape d’apparat et étira ses bras. La fatigue avait pris le dessus, et il ne put s’empêcher de titiller son interlocuteur.
— Où dois-je me rendre ? S’agit-il de conclure une trêve avec les Vagabonds ?
À cette suggestion Basil fronça les sourcils.
— Vous allez sur Ildira. Vous partez dans deux jours.
Peter et Estarra avaient tous deux entendu de merveilleuses histoires concernant la planète-mère ildirane, perpétuellement éclairée par sept soleils, mais ni lui ni elle n’avaient visité sa capitale.
— Il y a peu, expliqua le président, un nouveau Mage Imperator a accédé au trône. Il est opportun que le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne lui présente ses respects. Ces derniers mois ont été mouvementés, mais nous avons tout de même manqué à nos devoirs.
Peter se fendit d’un soupir.
— Le jeu de la politique…
Eldred Cain avait fini de ranger ses documents. Même si Peter le croisait souvent, il conversait rarement avec lui. La plupart du temps, l’adjoint gardait le silence, non parce qu’il devait demeurer dans l’ombre de Basil, mais parce qu’il se comportait en observateur attentif. Cette fois, cependant, il prit la parole :
— Ces jeux sont nécessaires, roi Peter, et dans ce cas précis ils valent bien l’ekti dépensé pour le voyage. Les Ildirans doivent demeurer nos alliés dans la guerre contre les hydrogues… surtout si l’on considère leur Marine Solaire.
Il parlait à voix basse, comme s’il craignait d’ennuyer son interlocuteur. Basil opina.
— Je pourrais m’en charger moi-même, mais du point de vue diplomatique le geste gagnera en ampleur s’il est accompli par le roi en personne. Voilà le genre de chose que les Ildirans apprécient. Nous vous arrangerons un voyage express, et vous resterez là-bas le temps d’honorer le Mage Imperator comme il se doit.
Puisqu’il s’agissait d’une conversation privée, Peter abandonna toute précaution oratoire.
— Comment puis-je m’assurer que le vaisseau n’explosera pas en route ?
Le président ne s’offusqua pas de la question.
— Parce que je vous accompagnerai. Je ne vous confierais pas une visite aussi importante sans veiller en personne à son bon déroulement.
— Alors, j’y vais aussi, déclara Estarra, à côté de Peter.
Ils se tenaient la main. Basil lui adressa un sourire condescendant.
— Cela ne sera pas nécessaire, ma chère.
— Au contraire, rétorqua Peter. En plus de la marque de respect qu’elle symbolisera, sa présence offrira un surcroît d’apparat… et un moyen pour moi de garantir sa sécurité. Je ne voudrais pas qu’un… accident survienne en mon absence.
Basil soupira.
— Je pensais que nous avions dépassé tout cela.
— Nous ne dépasserons jamais cela.
Il atténua sa remarque d’un sourire neutre qui masquait son émoi. Cain les examina alternativement, troublé par leur manque de confiance mutuelle.
— Souvenez-vous, monsieur le Président, dit Estarra d’un ton persuasif, mon frère Reynald a visité le Palais des Prismes et ne tarissait pas d’éloges au sujet de Jora’h lorsqu’il n’était que Premier Attitré. C’étaient d’excellents amis. Je pourrais raconter au Mage Imperator de quelle manière les hydrogues l’ont tué.
— Je suis certain que vous pourriez en tirer parti, renchérit Peter.
— Comme vous voudrez, concéda le président. Ensemble, le roi et la reine offriront un beau spectacle aux Ildirans et à nos médias. Je laisse le soin à mes employés de régler les détails.
Satisfait, il ne tarda pas à quitter l’aile royale.
Après avoir récupéré ses documents avec des gestes précautionneux, l’adjoint Cain s’arrêta un instant devant Peter et le toisa.
— Pourquoi provoquez-vous le président ? On dirait que vous nourrissez des griefs personnels à son encontre.
Peter chercha la sincérité dans son regard. Que savait-il au juste des activités de Basil ?
— Peut-être est-ce parce qu’il a tenté de nous assassiner.
La surprise de Cain ne sembla pas feinte. Ses traits s’altérèrent, comme si les pièces d’un puzzle changeaient de place dans son esprit, induisant de nouvelles questions. Il ouvrit la bouche, mais depuis le couloir Basil lui cria de se presser, laissant leur conversation inachevée.