1
L’AMIRAL LEV STROMO
Bien qu’il soit l’officier le plus gradé à bord du croiseur Manta en patrouille, l’amiral Stromo laissait le commandant Elly Ramirez se charger des décisions courantes. Cela fonctionnait mieux ainsi. Il ne ressentait pas le besoin de se mettre en avant… et disposait ainsi d’un bouc émissaire en cas de problème.
Il avait assis toute sa carrière au sein des FTD sur sa capacité à déléguer les responsabilités. Lui-même ne participait que rarement aux opérations de terrain. Il ne s’était pas engagé pour combattre en première ligne, même si cela se révélait parfois nécessaire. Peut-être le succès total que constituait la destruction du site principal des Vagabonds suffirait-il à faire oublier son surnom de « Stromo le pantouflard ».
Cependant, en cet instant, il désirait surtout regagner le bureau d’une confortable base, sur Terre ou, à l’extrême rigueur, sur Mars. Il n’avait jamais imaginé mener une lutte sans pitié contre des extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses… ni devoir traquer une poignée de racailles de l’espace.
Tandis que la chasse aux Vagabonds entamait sa deuxième semaine, Stromo regardait son nouveau contingent d’officiers se faire les dents. Plus tôt ils montreraient de quoi ils étaient capables, plus tôt Stromo retrouverait ses fonctions d’officier de liaison du quadrant 0. Avec sa panse et ses troubles digestifs occasionnels, il n’était guère taillé pour ce genre d’aventure.
— Avons-nous des données tactiques sur notre prochaine cible, commandant Ramirez ? demanda-t-il une nouvelle fois. Redites-moi le nom de cet endroit…
— Hhrenni, amiral.
— On dirait qu’un cheval vient d’éternuer…
— Ce nom provient d’anciennes cartes stellaires ildiranes. Notre flotte n’a pas effectué de vol de reconnaissance là-bas.
Les bajoues de Stromo se plissèrent.
— Un défaut de notre réseau de renseignement, à votre avis ?
— Il n’a jamais été nécessaire d’y regarder de plus près, amiral. Il s’agit d’un système solaire de troisième zone, presque dépourvu de ressources. (La jeune femme fit apparaître des images à longue portée et des diagrammes répertoriant les probabilités de découvrir une base secrète.) Présence éventuelle de dômes à l’intérieur des astéroïdes. Les Vagabonds ont l’air d’aimer vivre dans la caillasse, monsieur.
— S’ils aiment tant la caillasse, on va leur en fournir gratis, répondit Stromo avec un sourire. Comme sur Rendez-Vous.
Après que les clans avaient rompu tout commerce avec la Ligue Hanséatique terrienne, le président Wenceslas avait instauré diverses mesures qui, bien que légitimes, s’étaient révélées jusqu’à présent inefficaces. Les Vagabonds avaient été touchés aussi durement que quiconque par les attaques hydrogues, mais ils refusaient toujours de fournir le carburant interstellaire dont les FTD avaient un besoin vital, et de suivre des ordres pourtant parfaitement raisonnables. La Hanse ne pouvait tolérer un tel manque de coopération.
Afin de contrer leur obstination, les FTD avaient détruit une station de distribution d’ekti. Il ne s’agissait que d’une petite démonstration de force, destinée à prouver aux clans qu’ils n’avaient aucune chance contre la puissante armée terrienne. Toutefois, au lieu d’effrayer les Vagabonds, cet acte n’avait conduit qu’à renforcer leur défiance insensée. Celle-ci n’avait fait que croître, au point que le président avait dû leur déclarer la guerre. Une mesure sans précédent, prise pour le bien de l’humanité.
Si les Vagabonds s’étaient montrés sensés, la guerre n’aurait pas duré plus de une heure. Hélas, cela ne s’était pas déroulé ainsi.
Une semaine plus tôt, Stromo avait détruit Rendez-Vous au cours d’une attaque punitive. Les clans avaient décampé dans toutes les directions, contraignant l’état-major à les traquer dans chaque quadrant, au prix de beaucoup de temps et d’efforts. Que c’était exaspérant ! Stromo et ses pairs avaient l’ordre de les débusquer, de confisquer toute marchandise nécessaire à l’effort de guerre et de mettre ces gens au pas de quelque manière que ce soit. Tôt ou tard, ils devraient solliciter la paix.
Depuis son fauteuil de commandement, Ramirez leva les yeux vers lui. Sur son visage froid, aucun sourire ne plissait ses lèvres pleines, et pas un cheveu ne dépassait de sa coupe réglementaire.
— Souhaitez-vous superviser l’approche, amiral ? Ou puis-je procéder à la manœuvre ?
— Vous vous en sortez très bien, commandant Ramirez. (Même s’il la soupçonnait de ne guère l’apprécier, elle s’était révélée un excellent pilote et navigateur ; on l’avait rapidement promue, à l’instar de nombreux jeunes officiers au cours de cette guerre dévastatrice.) Est-il possible d’agrandir l’image à l’écran ? Je veux jeter un œil à la cible.
— La première vague de Rémoras a installé des stations-relais, et les images arrivent dès à présent.
Les débris rocheux autour de Hhrenni évoquaient une poignée de gravillons que l’on aurait projetés sur la toile noire de l’espace. À cette distance, ils n’avaient rien de remarquable, mais la forme géométrique de certains objets, leur composition métallique ainsi que leur albédo les trahissaient. Une colonie humaine se cachait là. Des Vagabonds.
— Ils sont là, comme nous le pensions. (Il malaxa son menton.) Très bien, allons jeter un coup d’œil à ce nid de rats. Activez les jazers de proue et de poupe, chargez les canons principaux. Ordonnez aux Rémoras d’intercepter tout vaisseau qui tenterait de s’échapper. (Il fit un geste en direction de l’écran.) En avant, au nom du roi, de la patrie et de tout le reste !
À mesure qu’ils s’approchaient de l’objectif, l’audace des Vagabonds devenait plus flagrante. C’était une véritable base secrète ! Des dômes transparents grêlaient les astéroïdes telles des cloques remplies de pus. Déployés sur des points gravitationnels stables, des miroirs dirigeaient les rayons solaires vers les dômes afin de les éclairer et de les fournir en énergie. Des stations orbitaient à des distances variables, à la manière d’un nuage de moucherons. Peut-être s’agissait-il d’entrepôts gonflables.
— Visez-moi ça ! Assurément, ces Cafards ne manquent pas d’ambition.
— Ils sont entreprenants et ingénieux, fit remarquer Ramirez d’un ton peu enthousiaste. Le commandant Tamblyn l’a assez prouvé.
Stromo fronça les sourcils. Il y avait peu, cette Manta avait été commandée par Tasia Tamblyn. En raison de ses liens avec les Vagabonds, cette dernière avait été affectée à un poste moins crucial, avant l’assaut contre Rendez-Vous. Ramirez manifestait-elle ainsi sa loyauté vis-à-vis de son précédent commandant ? Il aurait pensé qu’elle serait heureuse de sa propre promotion.
— Les clans devraient canaliser leur créativité et leur énergie pour aider l’humanité dans son ensemble, et pas seulement eux-mêmes. (Surveillant d’un œil le complexe, avec ses dômes illuminés et ses onéreux miroirs, il secoua la tête.) Pourquoi ne se contentent-ils pas de vivre sur des planètes, comme tout le monde ?
Malgré les coups du sort, les Vagabonds n’avaient jamais plié devant l’autorité. Ils s’étaient dispersés comme des grains de chevrotine – ce que la Hanse avait considéré comme une victoire, bien entendu, selon le bon vieux principe du « diviser et conquérir ». Une fois les Vagabonds démoralisés et dépourvus de chef, il aurait dû être facile de les faire rentrer au bercail… Mais ils étaient aussi difficiles à attraper et à maîtriser que des chats mouillés. Pour Stromo, qui avait passé sa vie dans l’armée, une telle anarchie était à retourner le cœur.
— Des barbares, grommela-t-il.
Il supposait que, lorsqu’ils se trouvaient sous la bannière de l’Oratrice Peroni, les clans se sentaient obligés de tenir une ligne commune. À présent, le siège de leur gouvernement détruit, qui négocierait en leur nom ? Il fallait quelqu’un pour signer la capitulation et appeler les autres à se soumettre et à retourner au travail. Dénicher chacune de ces minables colonies nécessiterait un temps considérable.
— Quatre vaisseaux détectés, amiral. Rien d’assez massif pour constituer une menace. Aucune de ces installations ne semble être en mesure de nous causer le moindre problème.
— Je n’en attendais pas moins, répondit Stromo en faisant craquer ses phalanges.
Des courbes indiquant en détail les trajectoires d’astéroïdes ainsi que des modélisations des installations s’affichèrent sur l’écran. Ramirez examina les images tactiques tout en ramenant une mèche noire derrière son oreille. Manifestement, quelque chose la troublait.
— Amiral… Permission de parler franchement ?
Stromo se raidit. Ce genre de préliminaire n’augurait jamais rien de bon. Mais toute la passerelle avait entendu la question de Ramirez posée à haute voix, de sorte qu’il ne pouvait l’ignorer.
— Soyez brève, commandant. Nous avons une mission à accomplir.
— Si je puis me permettre, qu’attendons-nous réellement de cette opération ? Notre objectif, en frappant le Dépôt du Cyclone et Rendez-Vous, consistait à faire peur aux Vagabonds afin qu’ils lèvent l’embargo d’ekti. Si nous augmentons leur haine à notre égard, ils ne collaboreront jamais. Si nous les menons à la ruine, comment pourront-ils redevenir un jour des partenaires commerciaux ?
— Ce n’est plus d’actualité. La Hanse se passera bientôt des Vagabonds, et ils resteront tout seuls dans l’espace. Nous avons d’ores et déjà une station d’écopage opérationnelle sur Qronha 3, et on peut parier qu’il y en aura d’autres. (Ramirez ayant toujours l’air sceptique, Stromo décida de détourner l’attention de l’équipage.) Vous verrez bientôt ce que je veux dire, commandant. (Il se renfonça dans son siège d’observation, impatient d’en découdre à présent qu’il savait qu’il ne risquait rien.) Je suis prêt pour le spectacle. Faisons en sorte qu’ils se souviennent de nous.