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CELLI
Le golem de Beneto conduisit Celli et Solimar sur les larges pistes défrichées par les Vagabonds. Tous trois s’enfoncèrent dans la forêt brisée et calcinée.
— Es-tu prêt, Solimar ? murmura Celli en lui attrapant la main. Quoi que ce soit ?
— Quoi que ce soit, répéta son compagnon. Je suis certain qu’en nous choisissant, la forêt-monde sait ce qu’elle fait.
— Ce n’est pas elle qui vous a choisis, mais moi, fit remarquer Beneto. Vous êtes les sujets idéaux pour envoyer un message aux arbres… un message qu’ils ont besoin d’entendre.
La jeune fille échangea un regard de confusion avec Solimar.
— Eh bien, je suppose que cela explique tout.
Beneto avançait avec détermination. Le bois qui constituait son corps bougeait comme de la chair ; ce spectacle rappela à Celli les esprits sylvestres de ces contes de fées que les prêtres novices racontaient aux arbres.
Tous les trois abordèrent une vallée ravagée telle que Celli n’en avait pas vu depuis longtemps. Le golem étendit les doigts, comme des brindilles au bout d’une longue branche.
— Malgré les apparences, cette vallée recèle une énergie enfouie. La véritable puissance des verdanis réside quelque part près de la surface. Vous pouvez aider à la faire resurgir, dit-il en s’approchant d’eux.
Solimar plissa le front, incertain de ce que l’on attendait de lui. Celli paraissait tout aussi perdue.
— Tu ne peux pas être plus explicite ? Rappelle-toi, je ne suis même pas une prêtresse Verte.
— Mais tu es humaine. C’est de cette force que nous avons besoin. (Il baissa les bras et recula.) Vous devez convaincre les arbres qu’ils ne sont pas morts. Que ce serait une folie de renoncer.
— Ils nous ont demandé d’emporter des surgeons sur d’autres planètes, s’exclama Solimar. Cela, ce n’est pas renoncer, n’est-ce pas ?
— Exact, répondit Beneto. Mais ici, sur Theroc, la forêt-monde s’est résignée à la défaite. Elle sait que les hydrogues peuvent revenir n’importe quand. Cependant, les arbres possèdent un pouvoir profondément enfoui. Vous devez les amener à en faire usage. Ne les laissez pas capituler.
Celli posa les mains sur ses hanches étroites.
— Et comment est-on censés procéder ?
— En pratiquant la danse-des-arbres.
Solimar et Celli regardèrent le golem de bois d’un air sceptique. L’air environnant sentait encore la fumée.
— C’est aussi simple que ça ? Vraiment ?
— Les arbres ressentaient quelque chose quand vous dansiez, poursuivit Beneto. Vous pouvez éveiller les souvenirs des verdanis.
— Comme un rituel ? s’enquit Solimar.
— Allons, tu plaisantes ! (Celli donna un coup sur la branche d’un arbuste carbonisée à cœur.) En dansant dans les cendres ?
— Non : en faisant montre de joie et d’espoir. (La tête de Beneto pivota, embrassant le paysage en ruine.) Je suis une manifestation de la forêt-monde, mais je suis également humain. Cet aspect implique une caractéristique incompréhensible aux verdanis : la détermination.
» Songez à leur nature. Les arbremondes sont ancrés au sol ; ils ont toujours accepté ce qui venait à eux. Ils sont forts et patients, mais ils ont oublié comment se battre. Leur lutte se limite à résister contre l’agresseur. Ils sont passifs. Contrairement aux humains. Quand les hydrogues et les faeros se combattaient, les arbres ont cru qu’ils seraient tous détruits. Ils se sont rendus sur Theroc et ont espéré survivre sur d’autres mondes, grâce aux surgeons.
Un souvenir illumina Celli.
— Mais Reynald ne les a pas laissé baisser les bras ! Il a grimpé au sommet de la canopée avec deux prêtres Verts, et il a crié après les arbres jusqu’à ce qu’ils contre-attaquent !
Beneto opina.
— Reynald a obligé les arbremondes à puiser dans des pouvoirs enfouis qu’ils n’avaient pas encore utilisés. Ils n’avaient jamais pensé lutter pour une cause désespérée, mais grâce à notre frère ils se sont activement défendus. Même si la bataille a été une catastrophe pour Theroc, les hydrogues ont été chassés, et la forêt-monde a survécu. (De sa main salie de suie, il toucha les épaules de Celli et de Solimar.) Vous devez faire la même chose. Les arbres se doutent que les hydrogues vont revenir les anéantir pour de bon. Ils sont heureux de savoir que leurs surgeons survivront ailleurs. Mais on ne peut pas les laisser abandonner Theroc.
Celli renifla.
— Même une cause désespérée est une cause. Mieux vaut se battre que rester passif.
— Exactement. Vous deux, suivez l’exemple de Reynald : exposez aux verdanis la volonté, la joie et l’opiniâtreté des humains. Ils connaissent ces notions que nous leur avons inculquées, mais ils ne les comprennent pas.
Solimar leva les yeux vers les branches noircies.
— Et nous allons réussir grâce à la danse-des-arbres ?
— Les verdanis appréhendent les choses d’une façon différente de la nôtre. À travers les âges, un lien s’est développé entre la forêt-monde et les Theroniens… même ceux qui n’ont pas endossé la robe verte. Ce lien est particulièrement fort avec notre famille. Voilà pourquoi la destruction a tant affecté notre sœur Sarein, malgré ce qu’elle attendait. Voilà pourquoi Reynald a pu se faire entendre de la forêt, plus que les deux prêtres qui l’accompagnaient. Voilà pourquoi je crois que toi, petite sœur, et toi, Solimar, aiderez les arbres. Votre plaisir de danser provoquera une réaction chez eux, exaltera leur potentiel.
— On dirait de la magie, souffla Celli.
— Croyez-moi, le pouvoir est là. Jadis, les verdanis ont façonné leur corps dans les grands arbres, et ils le referont, quand les temps seront revenus. (La voix caverneuse de Beneto devint pressante.) Inspirez-les. Faites-leur savoir qu’ils ne peuvent attendre des siècles pour récupérer leurs forces. Nous avons besoin d’eux maintenant, avant le retour des hydrogues.
— Je suis d’accord, dit Celli. (Curieuse, elle se posta devant un grand arbre à moitié brûlé.) C’est parti.
Elle effrita l’écorce calcinée jusqu’à atteindre le bois sain. À travers ses doigts et ses pieds, elle sentit le flot de sève, le sang de la terre. Les racines s’enfonçaient profondément, liées en un réseau qui s’étendait à travers les continents. Les prêtres Verts percevaient-ils cela à chaque instant ?
Beneto conservait l’immobilité d’un arbre, ses pieds fermement ancrés. Sa poitrine se gonfla, comme s’il attirait l’énergie de la forêt jusqu’à la surface brûlée.
— Depuis l’attaque hydrogue, la forêt-monde s’est repliée dans les tréfonds du sous-sol, dit-il. À l’abri. Néanmoins, lorsque vous avez dansé tous les deux, en pensant que personne ne vous voyait, elle a réagi. Vous allez recommencer, sous ma supervision. J’userai de mon esprit humain pour indiquer à mon cœur verdani ce qu’il a besoin de savoir.
Bien qu’elle se tienne sur une zone calcinée, Celli sentait le bruissement de feuilles s’abreuvant de soleil et de nutriments : des sensations transmises par des oasis de végétation épargnées. Mais ces impressions provenaient de très loin, amorties par une sorte d’hébétude. Comme si les verdanis étaient tombés dans le coma.
— La forêt vit, mais il faut la réveiller. Allez, Solimar.
Celli examina le champ de carcasses charbonneuses, afin d’estimer quels arbres, quelles branches supporteraient leur poids et les risques qui les guettaient. Elle sourit à Solimar, puis prit une inspiration.
— Je vais commencer par la Danse amoureuse du lucane géant. Ensuite, j’enchaînerai sur le Papillonnage.
Les yeux de Solimar pétillèrent.
— Je serai juste derrière toi.
Ils s’élancèrent de conserve, formant de gracieuses arabesques jusqu’à ce qu’ils aient atteint les branches basses. Solimar pivota sur lui-même, la saisit dans ses bras musclés et lui donna une impulsion vers le haut.
Celli s’élança telle une gazelle. Elle rebondit sur une grosse branche, se propulsa en direction d’un autre tronc, sur lequel elle prit appui pour effectuer un triple saut périlleux dans les airs. Elle retrouvait un plaisir qu’elle avait oublié. Elle atterrit sur le sol cendreux, avant d’entamer un nouvel enchaînement. Sur ses talons, Solimar continuait son ballet.
Beneto leva la tête vers le ciel radieux et écarta les bras.
— Je vais réclamer leur attention, dit-il. (Comme s’il redevenait arbre, ses pieds joints s’enracinèrent dans le sol.) Il faut obliger les arbremondes à puiser dans leur capacité à régénérer leurs tissus cellulaires.
Chaque fois qu’elle touchait une branche ou un tronc, Celli ressentait une infime décharge, comme si elle impulsait un choc à la forêt comateuse. Derrière les danseurs, Beneto plongea un bras à l’intérieur d’un arbre, fusionnant jusqu’au coude. Son expression, auparavant impassible, était à présent tendue par l’effort. Il forçait les verdanis à les regarder.
À l’origine, chaque mouvement de la danse-des-arbres évoquait un élément de la forêt : le balancement des feuilles, le vol des insectes, la floraison… Certains ballets symbolisaient la pollinisation des épiphytes par les coléoptères, l’éclosion simultanée de nuées de papillons pourpres, le vol d’un wyverne. Le cycle de vie de la vaste forêt theronienne.
Alors que leur numéro atteignait son paroxysme, une chose incroyable se produisit. Sur une racine découverte que Celli avait effleurée de son pied nu – là où, d’après Beneto, la puissance des verdanis se cachait –, une tache verte apparut. Une pousse vivace émergeait du substrat moribond, comme si elle était directement générée par la puissance créatrice des danseurs-des-arbres.
Solimar attrapa une branche et se hissa dessus. Il reprit son équilibre, banda les muscles de ses cuisses, et sauta. La branche sur laquelle il s’était tenu quelques instants auparavant se gonfla, effritant sa carapace de cendres pour se déployer, comme un poing qui s’ouvre. Les racines pompèrent l’énergie de leurs réservoirs souterrains, et des feuilles pâles surgirent au bout des ramures.
Au sol, Beneto avança jusqu’à un autre arbre. Il appuya les mains contre l’écorce réduite à une croûte noirâtre puis les enfonça jusqu’à la moelle.
À mesure que Celli et Solimar traversaient la forêt en ruine, celle-ci recouvrait son énergie. Comme s’ils éclaboussaient de vie chaque endroit qu’ils touchaient… Leurs pirouettes, combinaisons de ballet et de gymnastique, se poursuivaient à un rythme accéléré. Et sur leur passage, la forêt-monde guérissait de ses plaies. Celli riait, aux anges.
Les feuilles nouvelles proliféraient, tout comme les surgeons, que cette croissance explosive faisait vibrer. L’air s’imprégnait de parfums humides, piquants et frais.
Beneto se dégagea de l’arbre, tel un surgeon émergeant d’une profonde blessure végétale. Il appela les danseurs :
— La vie est mouvement, la vie est euphorie ! Par votre danse, vous exaltez son essence. Montrez aux arbres harassés le sens de l’existence !
Sur le moment, Celli ne prêta pas attention aux arguments du prêtre Vert. Elle s’amusait trop. Tout ce qu’elle avait besoin de savoir était que cela fonctionnait : pour la forêt-monde, pour elle-même, pour Solimar, pour Beneto.
Elle et son compagnon dansèrent pendant des heures, insouciants du temps qui passait. Ils ressentaient à peine la fatigue. Enfin, comme le crépuscule teintait le ciel de Theroc, ils s’effondrèrent ensemble, exténués, entourés par le feuillage miraculeux. Malgré la sueur et la suie qui la recouvraient, Celli ne s’était jamais sentie aussi satisfaite de toute sa vie. Solimar passa un bras par-dessus ses épaules et l’attira à lui. À leur propre surprise, ils s’embrassèrent, en un geste d’allégresse autant que d’amour mutuel.
— Vous deux avez accompli beaucoup aujourd’hui, dit Beneto en se postant devant eux, les jambes toujours à demi enfouies dans le sol. J’espère que vous voudrez recommencer.
Celli regarda autour d’elle, émerveillée. Il lui semblait que la forêt-monde avait pris une grande inspiration et avait recouvré sa puissance. C’est comme s’ils avaient jeté un seau d’eau sur le visage fatigué de la forêt. Elle s’appuya sur le large torse de son compagnon.
— On devrait pouvoir arranger ça.
Beneto étendit les mains pour se connecter à la forêt-monde. Ses traits exprimaient son bonheur.
— Maintenant, nous sommes plus forts. Les verdanis continuent à appeler, bien qu’ils aient commencé il y a longtemps. Avant peu, l’aide arrivera.