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NIRA
Pour une femme marchant à pied, Dobro paraissait infinie.
Dans les jours heureux de jadis, lorsqu’elle avait voyagé de Theroc à Ildira, Nira avait admiré le vide pailleté d’étoiles, et cette vision avait dilaté sa perception de l’univers. Enfant, elle n’avait rien connu d’autre que la forêt-monde et jamais envisagé les vastes distances – années-lumière, parsecs, unités astronomiques – que de façon théorique. Par les hublots du Curiosité Avide, elle avait vu la galaxie comme un océan parsemé d’îles habitées. Aujourd’hui toutefois, après avoir cheminé un mois à travers ce pays inconnu, elle appréhendait les distances de façon totalement différente.
Tout n’était pas mauvais cependant. Garder les yeux fixés sur l’horizon, avec ses arroyos déchiquetés, ses plaines arides et ses forêts chétives, permettait à son esprit de flâner. Et de guérir.
Tant d’années de captivité l’avaient menée à la claustrophobie, incapable qu’elle était de parler avec Jora’h, de voir sa fille bien-aimée… ou l’un des nombreux autres enfants hybrides qu’on l’avait forcée à porter. Ici, au sein des étendues sauvages, son esprit respirait enfin.
Nira se sentait toujours sourde au télien, aveugle à tout contact avec sa fille. Mais les sourds et les aveugles n’en vivaient pas moins. Malgré ce qu’elle avait enduré, elle refusait d’abandonner. Elle gardait espoir.
Pendant deux jours, elle traversa une série de collines onduleuses. Dans une large vallée apparut la plus épaisse forêt qu’elle ait jamais vue sur Dobro. Des arbustes noueux s’élevaient plus haut que sa tête, avec leurs rameaux pareils à des doigts entrelacés. À chaque inspiration, les fragrances émanant de leur feuillage humide la mettaient en joie et ravivaient ses souvenirs. Un endroit de paix tel qu’elle n’en avait pas connu depuis des années.
Elle envisagea de construire un abri et de passer ici le reste de sa vie. Il y avait peu de chance qu’elle regagne un jour la civilisation, sinon pour retourner au camp de reproduction, avec cet Udru’h qu’elle détestait. Alors, pourquoi ne pas s’installer ?
Elle connaissait la réponse : parce qu’elle devait retrouver sa fille et retourner dans la forêt-monde. Librement.
Elle se reposa une journée, adossée au tronc des arbustes. Elle raconta à haute voix son histoire aux plantes broussailleuses. Mais celles-ci, contrairement aux arbremondes, ne retransmettaient pas ses paroles à un esprit plus vaste. Peut-être la comprenaient-elles, mais elles ne lui répondaient pas. Ou bien Nira ne pouvait plus les entendre.
Il ne fallait pas qu’elle oublie ce qui lui était arrivé, quand bien même elle n’en avait pas envie. Elle devait s’en souvenir à tout prix, pour le salut de sa fille…
Une semaine plus tard, Nira aborda une lande qui semblait avoir été cultivée jadis. Elle découvrit une piste tracée au cordeau, menant à d’anciennes bâtisses. Un groupe d’habitations et d’entrepôts effondrés dessinait une ébauche de ville : une scission abandonnée de longue date, entourée de vastes champs dont les cultures étaient retournées depuis longtemps à la vie sauvage en débordant de leurs clôtures.
Elle s’arrêta au milieu de l’ancienne place centrale et écouta la brise souffler à travers les poutres et les fondations écroulées. Le bruissement des herbes évoquait l’écho évanescent des conversations de ceux qui avaient jadis vécu ici.
Nira appela, mais c’est un croassement qui jaillit de sa gorge. Aucune réponse ne lui parvint. Les Ildirans, qui craignaient tant la solitude, ne seraient jamais restés dans un tel endroit.
Cette bourgade était morte depuis longtemps. Aucun équipement ne fonctionnait plus. Nira avait espéré trouver une radio, ou même une carte du continent, mais tout était tombé en poussière. Il devait y avoir des siècles que Dobro avait été une planète prospère, abritant plus d’une seule scission.
Nira effleura un mur délabré et put presque sentir les rêves oubliés qui s’y accrochaient encore. Mais il n’y avait rien pour elle, rien pour aucun prêtre Vert.
Elle se remit en marche pour s’éloigner de la ville fantôme.