36
CESCA PERONI
Jonas 12 retrouva bien vite son atmosphère laborieuse. En doublant les heures de travail, les ouvriers compensèrent le temps perdu pour les funérailles de l’ancienne Oratrice. Aux yeux de Cesca, c’était également leur manière de lui rendre hommage… à moins qu’il se soit agi pour eux d’un moyen de garder l’esprit occupé, alors que leur communauté se trouvait confrontée à un nouvel ordre des choses.
Jack Ebbe était l’un des deux découvreurs du site. Le cryologiste continuait ses recherches sur place, tandis que son partenaire était revenu à la base organiser une expédition. Chaque Vagabond avait un travail assigné, de sorte que, même si le tombeau de robots klikiss les intriguait, ce n’était pas leur priorité. Seuls Cesca et l’administrateur Purcell Wan avaient le temps de se rendre sur l’autre face du planétoïde.
Cesca n’avait pas voulu quitter Jonas 12 avec la vieille Oratrice, à cause de son état préoccupant. Aujourd’hui, celle-ci disparue, elle avait l’intention de partir en quête des clans éparpillés dès le retour des courriers rapides. En attendant, Purcell et elle se rendraient auprès des robots ensevelis.
Danvier Stubbs, l’extracteur-gazier au tempérament exubérant, inspecta le brouteur, rechargea les batteries et les réservoirs d’oxygène, empila des rations puis s’accorda une nuit de sommeil avant d’annoncer qu’il était prêt pour le voyage.
— Jack doit devenir nerveux, dit-il. C’est lui seul qui s’est chargé de creuser alentour, de monter le camp, de fixer les éclairages et de collecter les informations. Je lui ai conseillé de revenir, mais il était très excité par sa découverte, et il peut se montrer sacrément têtu ! Essayez donc de l’avoir pour compagnie dans un brouteur plusieurs jours d’affilée…
— Dans ce cas, allons-y, l’interrompit Cesca. Durant ces quatre derniers jours, il a eu le temps d’effectuer des fouilles, et le voyage s’annonce long.
Elle le suivit à l’extérieur des dômes tandis que Purcell se pressait pour les rattraper. Tous trois tenaient sans peine dans le véhicule en forme de tortue, conçu pour cinq personnes plus du matériel et des instruments de sondage. Puisque le trajet serait long, Danvier pressurisa la cabine, afin qu’ils puissent retirer leur casque.
Le brouteur quitta les dômes éclairés pour s’enfoncer dans les ténèbres glacées. Il bondissait par-dessus les saillies de la surface, contournait des lacs d’hydrogène liquide. Danvier donna un coup de sa main gantée sur le tableau de bord.
— Ces engins ne sont pas faits pour la vitesse, mais ils sont sacrément fiables.
La spécialité de Danvier consistait à filtrer les molécules utiles des gaz congelés. Au cours du trajet, il en expliqua tous les arcanes, bien trop au gré de Cesca.
Lui et son camarade menaient une prospection de routine lorsqu’ils avaient découvert les robots.
— On a repéré une poche dans le sous-sol gelé, assez distante pour que personne ne l’ait détectée avant. Les capteurs sont réglés sur les éléments légers et les traces de métaux, on ne savait donc pas à quoi s’attendre. La supposition la plus plausible de Jack a été qu’une météorite avait heurté la glace. Mais, pour moi, les relevés ne concordaient pas. (Danvier se fendit d’un large sourire, comme s’il s’attendait qu’on l’applaudisse.) Ce qui a détraqué les capteurs, c’est l’enveloppe polymère qui entoure le tombeau – ou quoi que ça puisse être. Les robots sont emmurés dans une sorte de bulle protégée par une membrane. Mais on a détecté les métaux et les matériaux polymères de leur corps. J’ai dit : « Jack, c’est vraiment bizarre. » Et pour la première fois depuis qu’on fait équipe, il ne m’a pas contredit.
Son compagnon avait un don pour faire fonctionner les machines dans un froid proche du zéro absolu, c’est pourquoi il était resté, arguant qu’il préférait la solitude. Cesca n’avait aucune peine à imaginer que l’homme voulait un ou deux jours de tranquillité, loin du bavardage amical mais incessant de Danvier.
— Pourquoi les robots klikiss sont-ils venus jusqu’ici se mettre au frais ? s’enquit Purcell avec son habituel hochement de tête.
L’extracteur-gazier haussa les épaules.
— Eh, c’est pas moi l’administrateur, Purcell. Moi, je me contente d’agir. C’est vous le responsable des explications !
Purcell laissa échapper un long soupir.
— Je savais que je n’étais pas taillé pour ce boulot.
Le commandant de la base allait sur ses soixante ans. Ses cheveux en pelote désordonnée tiraient sur le gris. Il arborait d’épais sourcils noirs qui saillaient d’autant plus sur son visage émacié.
— J’aimerais que Kotto revienne… Probablement que lui saurait.
Cesca savait que Kotto Okiah avait du mal à rester concentré longtemps sur un domaine. Juste après avoir installé Jonas 12, il avait foncé sur Theroc afin de reconstruire la colonie de la forêt-monde, puis sur Osquivel pour étudier l’épave hydrogue. Certains Vagabonds plaisantaient au sujet de l’« étoile variable » qui servait de Guide Lumineux à Kotto. Purcell, lui, était coincé ici pour un bon moment avec ses responsabilités.
Le reste de la journée, Danvier remonta la route jusqu’à la mystérieuse enclave. Le brouteur laissait des empreintes rectilignes sur la surface gelée, heurtant des aspérités avec force grincements et aplanissant des monticules.
Enfin, le véhicule atteignit le sommet d’une colline, et ils aperçurent le chapelet de lanternes que le cryologiste avait suspendu à l’entrée de la galerie voûtée. On aurait dit une crypte, creusée sous la surface morte du planétoïde.
— Voyons ce que Jack a pêché là-dessous, déclara Danvier. Maintenant, il devrait avoir les réponses à nos questions.
— Je me demande si nous pourrons sauver un de ces robots, dit Cesca.
— Si vous comptez les vendre, Jack et moi espérons participer aux bénéfices.
— Je doute que l’on puisse reprogrammer ces machines comme des compers, fit remarquer Purcell.
Les Vagabonds avaient rarement eu affaire à ces robots millénaires, qui se montraient de temps à autre sur les mondes de la Hanse. Ils avaient été créés par l’espèce depuis longtemps disparue des Klikiss, puis découverts par les Ildirans plus de cinq siècles auparavant.
— Les tout premiers n’ont-ils pas été découverts dans une lune de glace du système d’Hyrillka ? se rappela l’administrateur. Peut-être s’agit-il d’une cache identique.
Les voyageurs remirent leur casque, s’extirpèrent l’un après l’autre du brouteur par le sas puis se mirent lourdement en marche. Les deux prospecteurs avaient déjà percé un passage à travers les couches de glace de méthane et d’hydrogène, puis dans la coquille polymère qui obturait l’entrée de la grotte.
Pendant son séjour solitaire, Jack avait fixé des bandes fluorescentes le long des parois et installé une génératrice portative afin de travailler confortablement. Danvier, qui menait la procession, entra en baissant inutilement la tête.
— Eh, Jack ! Tu as de la compagnie !
La voix du cryologiste éclata sur la fréquence :
— J’espère que tu as amené quelqu’un d’important. Tu n’imagines pas l’envergure de ce qu’on a découvert.
— L’Oratrice en personne et Purcell sont avec moi. Ça te paraît suffisant ?
— On fera avec.
La galerie semblait avoir été forée à l’acide. Danvier fit courir ses doigts sur les parois.
— L’excavation est artificielle, pas de doute. C’est comme si ces robots s’étaient aménagé un nid par eux-mêmes.
Tous trois traversèrent la grotte voûtée, et Jack agita la torche de sa combinaison dans leur direction.
— Venez voir. Il doit y en avoir une centaine là-dedans. Cette chambre s’étend au-delà de mon champ de vision.
Le souffle manqua à Cesca lorsqu’elle aperçut les redoutables silhouettes insectoïdes. Le cryologiste s’agenouilla devant l’une d’elles et entreprit de triturer son exosquelette. Derrière se dressaient des rangées d’autres machines inertes. La jeune femme s’approcha.
— Je n’en avais jamais vu en vrai.
Le crâne de la machine avait un profil anguleux, avec des fentes latérales et comme l’ébauche d’un cimier. Un bouquet de capteurs recouvrait la face d’un noir mat, tels les yeux en grappe d’une araignée.
— L’état de préservation de ses organes internes est remarquable, s’exclama Jack tandis qu’il s’activait dans une ouverture du module central. À cette température et après tous ces siècles, ils ont tous l’air prêts à fonctionner. (Il sourit à travers la vitre de son casque.) Je vous le dis, on pourra apprendre beaucoup de ces choses, à condition d’en démanteler une.
— Ça, Kotto en baverait d’admiration, admit Purcell.
— Je suis certaine que l’épave hydrogue lui donne toute satisfaction, dit Cesca. C’est vous qui allez devoir vous y coller, Jack.
— Je ne laisserai pas passer cette chance.
À l’aide de sa torche thermique, il réchauffa la glace qui recouvrait le torse du robot klikiss puis manipula un panneau de contrôle interne… jusqu’à ce qu’un clignotement inattendu survienne.
— Merdre ! Je ne sais pas ce que c’était, mais redémarrer ces machines est plus facile que je le pensais.
Soudain, les yeux ternes du robot illuminèrent le froid tunnel d’une lueur rouge, et il se mit à bourdonner.
— Eh, on dirait que ça a marché, lança Jack en se relevant.
La tête anguleuse pivota, et le bruit s’accrut. Derrière le robot, un deuxième commença à bouger, puis un troisième. Leurs capteurs écarlates luisirent en se concentrant sur l’homme en combinaison devant eux.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Purcell ? interrogea Danvier. La situation vient de changer…
— Je, euh… m’en remets à l’Oratrice.
Avant que Cesca ait pu ouvrir la bouche, le robot s’activa. Sur son torse, des compartiments s’ouvrirent dans un clappement, révélant des bras mécaniques.
Jack s’approcha.
— Qu’est-ce que…
L’un des appendices dentelés surgit de l’orifice avec la force d’un piston. Il percuta le casque de Jack. La vitre explosa, expulsant l’air qui se mua aussitôt en vapeur. Le bras du robot se mit à tourner furieusement, à la manière d’un foret. Du sang, de la peau et des os pulvérisés jaillirent au-dehors. Jack n’avait pas eu le temps de pousser un cri.
Dans une embardée, le robot se dressa sur sa série de jambes courtaudes. En arrière, deux nouveaux robots s’animaient. Dans les tréfonds de la grotte, des myriades de capteurs écarlates s’allumaient, tels les yeux de dragons s’éveillant d’un long sommeil.
Danvier s’avança en hurlant, bien trop tard pour sauver le cryologiste, dont la masse sanguinolente s’abattit sur le sol. En un instant, l’extracteur-gazier comprit le danger qui le menaçait. Mais les trois premiers robots klikiss l’entouraient déjà. Ils déployèrent leurs membres de cauchemar, bardés de manipulateurs et d’instruments aiguisés. Dans son effort pour s’échapper, les bottes de l’homme dérapèrent sur le sol glissant.
Puis tout se déroula en l’espace d’un battement de cœur. Les robots saisirent l’homme et s’acharnèrent sur lui. Ils déchiquetèrent sa combinaison, défoncèrent son casque. Contrairement à son partenaire, Danvier eut tout le temps de hurler dans son micro, avant que les robots le détruisent.
Cesca agrippa le bras de Purcell afin de le tirer de son hébétude.
— Il faut revenir au brouteur !
Tandis que les trois robots achevaient leur boucherie, des dizaines d’autres s’arrachaient à leur immobilité pour se lancer à la poursuite des fugitifs.