89
RLINDA KETT
Le simulacre de commission d’enquête sur BeBob se déroula exactement comme Rlinda l’avait redouté. En temps de guerre, l’armée bénéficiait du sceau du secret, et les lois plus lâches favorisaient ses desseins. Lanyan, apparemment trop occupé à décortiquer les données de Corribus avec l’amiral Stromo, ne se donna pas la peine d’assister à la seconde journée de débats.
Rlinda pressa le bras de BeBob, tandis que le président du tribunal annonçait :
— Capitaine Branson Roberts, puisque vous ne contestez pas les charges retenues contre vous, cette commission juge suffisant le motif de vous déclarer coupable de désertion et de vol d’un vaisseau de reconnaissance appartenant aux Forces Terriennes de Défense.
— C’était mon vaisseau ! s’exclama BeBob.
— Lequel a été dûment acquis par la Hanse à des fins militaires en temps de guerre, rétorqua le président avec dédain. Par l’autorité dont ce tribunal est investi, vous serez incarcéré sur la Lune, jusqu’à l’annonce de votre sentence.
— Je proteste, dit BeBob.
Rlinda foudroya du regard l’avocat militaire.
— Et moi, je proteste contre ce procès grotesque. Faites appel immédiatement, exigez un procès équitable – pour changer.
L’avocat la fixa du regard.
— Vous ne pouvez pas faire cela maintenant.
— Et moi, j’aurais bien aimé que vous le fassiez pendant le procès.
— Techniquement, il ne s’agissait pas d’un procès, seulement d’une commission préliminaire. Selon toute probabilité, il y aura un procès public en cour martiale, à moins qu’un règlement d’exception soit invoqué.
— De toute façon, ils ne me laissent le choix qu’entre deux options, dit BeBob en reniflant : une exécution sommaire, ou les travaux forcés à perpétuité ! Quelles chances cela m’offre-t-il ?
— J’ai cherché de l’aide partout, dit Rlinda, ignorant l’avocat. Je peux rameuter les médias – j’ai des amis, tu sais.
Comme s’il comprenait enfin ce qui l’attendait, BeBob grommela :
— Quelle merde… si tu me pardonnes l’expression.
— Elle a le mérite de résumer la situation, dit Rlinda en lui tapotant le dos, en un geste rude mais maternel.
Quatre gardes apparurent dans la chambre d’audience et encadrèrent le prisonnier. Ils avaient revêtu des tenues de commando et étaient coiffés de casques, à cause de l’état d’alerte décrété après l’attaque de Corribus et la destruction de Relleker ; l’un d’eux, plus grand que les autres, portait même un masque intégral. Un tel nombre de soldats semblait exagéré pour ramener un prisonnier effrayé à sa cellule, songea Rlinda. Ils s’emparèrent de BeBob, et lorsque son amie voulut les suivre ils l’arrêtèrent sans ménagement :
— Votre présence n’est plus nécessaire, madame Kett, dit l’un des gardes.
Elle mit ses mains sur ses hanches et se planta devant eux.
— Au moins, laissez-moi lui cuisiner un dernier repas. Ce sera toujours meilleur que tout ce que cette base a à offrir. Qui sait, vous pourrez peut-être garder quelques restes.
Le président de séance se leva.
— Il n’y a plus rien que vous puissiez faire, madame Kett. Rentrez chez vous.
— Eh bien, je peux l’accompagner jusqu’à sa cellule, n’est-ce pas ? Accordez-moi au moins cela.
— S’il vous plaît, madame Kett, ne rendez pas les choses plus difficiles…
— Nous pouvons nous en charger, monsieur, intervint le garde masqué. Laissez-la nous accompagner, tant qu’elle ne nous ennuie pas avec ses récriminations.
— Je promets de mettre mes récriminations en sourdine.
Elle leva les bras et se soumit de bon gré à une nouvelle fouille destinée à vérifier qu’elle ne cachait pas d’arme sur elle. Rassemblant toute sa fierté, elle accompagna un Branson Roberts démoralisé hors du tribunal.
Les gardes les menèrent dans les galeries de la base lunaire, de plus en plus profond, tournant sans cesse aux intersections, comme s’ils voulaient désorienter leur prisonnier.
— Regardez un peu tout cet espace gaspillé, railla Rlinda sur un ton qu’elle s’efforçait de garder léger. L’armée pourrait transformer ces cellules en quartiers de luxe, ouvrir un hôtel. À moins que vous utilisiez tout le niveau de détention ?
L’escorte continua à avancer sans se donner la peine de répondre. Le porteur du masque se rapprocha des deux civils, comme pour les prendre personnellement en charge.
À l’approche de la prison, l’homme ralentit le pas. Rlinda leva les yeux vers lui comme il rajustait son masque et aperçut des yeux marron, dotés d’une expression étrange. Avant que ses soupçons se soient mués en certitude, il fouilla dans son treillis et en tira une bombe à gaz.
Un nuage de fumée blanche jaillit et se répandit dans le tunnel. Elle enveloppa les autres gardes en un instant. Ceux-ci, toussant et se contorsionnant, poussèrent des cris de surprise à l’adresse de leur camarade. Rlinda ouvrit la bouche pour poser une question, mais les effluves chimiques emplirent ses poumons, ses yeux, son nez. Elle n’aurait jamais cru qu’un gaz anesthésiant puisse assommer quelqu’un si rapidement…
Rlinda se réveilla en toussant. Il lui fallut un certain temps pour voir de nouveau clair. Elle se balançait la tête en bas ?… Ses bras et ses jambes pendaient, et le sol se déplaçait sous elle à la manière d’un tapis roulant. Mais c’était impossible : la gravité lunaire avait beau être plus basse que celle de la Terre, elle n’aurait jamais dû se sentir si légère.
Si la situation n’avait pas été aussi bizarre, elle se serait rendu compte plus tôt qu’on la déplaçait comme un vulgaire bagage. Un harnais antigrav, destiné à soulever de lourdes caisses, enserrait son dos. Elle n’aurait jamais imaginé que ce genre d’outil pouvait servir à transporter des personnes.
L’homme en uniforme marchait à vive allure. Rlinda se tortilla pour regarder sur sa gauche et aperçut BeBob pareillement saucissonné, au bout de l’autre main de l’inconnu. Elle leva enfin les yeux.
Davlin Lotze était vêtu d’un uniforme de garde et les portait tels deux volumineux paquets. Son expression était indéchiffrable.
— Êtes-vous capables de marcher par vous-mêmes, maintenant ? demanda-t-il. Nous gagnerons du temps de cette façon.
Elle refoula les questions qui lui venaient aux lèvres. Ce n’était pas le moment.
— Allez, BeBob, réveille-toi ! Il faut foutre le camp d’ici.
Davlin désactiva les élévateurs portatifs, et Rlinda sentit son corps toucher de nouveau le sol.
— Désolé d’avoir mis si longtemps, dit-il, mais c’est le mieux que j’aie pu faire dans un délai si court.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et appliqua un baiser sur sa joue balafrée.
— Je n’avais jamais cru à l’évasion comme solution de secours.
— C’était la seule. D’après moi, cela vaut toujours mieux que l’exécution sommaire ou que les travaux forcés à perpétuité.
— Moi, ça me va, glissa BeBob.
Davlin désigna le bout du couloir.
— Nous sommes presque arrivés à la baie de chargement. Nous allons prendre les deux vaisseaux et filer.
— Comment êtes-vous entré, malgré les sécurités de la base lunaire ? Comment vous êtes-vous procuré un uniforme ?
— J’en ai toujours eu un, bien que j’aie été promu béret d’argent il y a longtemps, répondit Davlin. Mais assez de questions : nous n’avons qu’une dizaine de minutes pour en avoir fini ici.
— Que se passera-t-il dans dix minutes ? demanda BeBob, qui luttait pour conserver son équilibre mais titubait comme un ivrogne.
— L’enfer se déchaînera. L’effet du gaz anesthésiant sur les gardes ne tardera pas à se dissiper ; nous devrions entendre bientôt les alarmes. (Malgré les circonstances, sa voix restait étonnamment calme.) Néanmoins, la base sera lente à réagir : tout le personnel, sans exception, doit assister à une réunion d’urgence. Apparemment, c’est le général Lanyan lui-même qui l’a convoquée, voilà quelques minutes.
— Cela tombe au bon moment, fit Rlinda avec un grognement dédaigneux. Sûrement l’un de ses discours patriotiques.
Un bref sourire éclaira le visage de Davlin.
— Oh ! le général sera aussi surpris que les autres. Il ne sait rien de cette réunion. La bonne nouvelle, c’est qu’elle a lieu à l’autre bout de la base. Maintenant, entrez dans la baie de chargement.
Rlinda gloussa :
— Ça, j’aimerais bien voir sa figure, quand il se rendra compte de ce qui se passe.
— Je préférerais filer, si ça ne vous ennuie pas, intervint BeBob. Pour ma part, j’ai assez vu le général.
La baie de chargement était aussi vide que Davlin l’avait promis. La rapidité d’exécution du « spécialiste des indices cachés » émerveillait Rlinda. Mais elle avait passé du temps avec lui sur Rheindic Co et l’avait aidé à secourir les colons de Crenna, de sorte qu’elle avait appris à ne pas sous-estimer son efficacité.
Sur le tarmac au fond du cratère, le Curiosité Avide avait été laissé intact. Le Foi Aveugle de BeBob stationnait derrière un cordon de sécurité. Les FTD l’avaient radoubé. On lui avait retiré ses diverses marques d’identification, mais il semblait toujours capable de prendre l’espace. Il le faudrait bien.
— Dès qu’on aura décollé, les FTD se mettront à notre poursuite, fit remarquer Rlinda.
— Probablement. C’est pourquoi il nous faut un avantage au départ.
— Il n’y a pas moyen de manœuvrer l’ouverture de la baie de chargement, lança BeBob, consterné. Il faut un laissez-passer militaire. Nous n’arriverons jamais…
— C’est déjà réglé, l’interrompit Davlin, le réduisant au silence d’un regard. Vous deux, grimpez dans le Curiosité et préparez-vous à décoller. Je prends le Foi Aveugle. Il a été confisqué, de sorte que j’aurai peut-être à bricoler ses systèmes.
— Je ne veux pas abandonner mon vaisseau, protesta BeBob. N’est-ce pas à moi de le piloter ?
Rlinda le tira en direction du Curiosité Avide.
— Ce n’est pas le moment. Si quelqu’un peut faire voler le Foi Aveugle, c’est bien Davlin. Allons-y.
Arrivé près des cordons de sécurité qui encerclaient le vaisseau de BeBob, Davlin lança un digidisque à Rlinda. Dans la faible gravité lunaire, l’objet décrivit une boucle gracieuse avant qu’elle l’attrape avec adresse.
— Insérez ces codes dans le système de navigation. L’autorisation de décoller y figure.
Ses deux amis foncèrent vers le Curiosité. Lorsqu’elle atteignit l’écoutille, Rlinda se retourna vers l’espion.
— Davlin… Merci.
Il la regarda fixement un bref instant.
— Vous m’avez attendu sur Rheindic Co, quand n’importe qui m’aurait considéré comme perdu. (Il haussa les épaules, avant de se retourner pour embarquer sur le Foi Aveugle.) C’est le moins que je pouvais faire pour vous.