18
TASIA TAMBLYN
Lorsqu’elle atteignit le point de rendez-vous spatial, Tasia songeait aux problèmes que sa mission ne manquerait pas de soulever. Quand bien même, elle ne regrettait pas d’avoir pris en charge les prisonniers vagabonds des astéroïdes de Chan.
« Vous êtes sûre de vouloir vous en occuper, commandant Tamblyn ? lui avait demandé l’amiral Willis, tandis qu’elle bouclait ses bagages avant de quitter la base martienne. Ces gens risquent de ne pas apprécier de voir une de leurs compatriotes porter l’uniforme des FTD.
— Je ne peux pas dire que je sois moi-même ravie de la direction qu’ont prise les FTD, m’dame. Cependant, je servirai mieux les prisonniers que quelqu’un de plus… crédule vis-à-vis des discours des médias. »
Les lèvres fines de la vieille femme s’étaient ridées d’un sourire.
« Votre franchise est toujours rafraîchissante, Tamblyn. Mais vous ne m’avez pas répondu.
— Je veillerai à ce que l’on traite les prisonniers correctement, même si certains pensent que je suis un Judas. (Elle avait regardé stoïquement l’amiral aux cheveux gris acier.) En outre, tout vaut mieux que se morfondre sur Mars. Dès que se présentera l’occasion de combattre vraiment les hydreux, je veux être la première sur les rangs.
— Vous êtes déjà en tête de ma liste, commandant. Tout le monde connaît l’étendue de vos talents. Mais pour le moment, cette mission est tout ce que j’ai à vous offrir. Faute de mieux… »
Ainsi, Tasia dirigeait un convoi de geôliers. Elle avait éprouvé de l’indignation quand elle avait appris que l’amiral Stromo avait mené ce raid gratuit contre une poignée d’astéroïdes-serres sans défense. Utiliser sa propre Manta avait ajouté l’affront au préjudice.
Au point de rendez-vous, Stromo se déchargea des Vagabonds prisonniers, puis repartit vers sa destination suivante : la colonie réfractaire d’Yreka. Comme le convoi s’acheminait vers un monde klikiss, Tasia espérait rester le plus clair du voyage sur la passerelle de son vaisseau, car l’idée de se retrouver en face des prisonniers ne l’enthousiasmait guère. Qu’était-elle censée leur dire ? Qu’elle était désolée que les Terreux soient déchaînés ?
Ce fut un long voyage.
Les prisonniers croyaient dur comme fer que la Grosse Dinde les jetterait dans quelque enfer carcéral où on les forcerait à trimer du matin au soir. Une fois arrivés à destination, ils se rendraient bien compte que leur situation n’était pas si terrible… du moins Tasia l’espérait-elle. Elle-même ne s’était jamais rendue sur Llaro.
Elle aurait pu les convoyer jusqu’à une planète plus proche dotée d’un transportail, et de ce fait économiser l’ekti d’un transport massif de prisonniers. Mais son vaisseau était également chargé de provisions et d’équipement lourd pour la nouvelle colonie hanséatique, de sorte que les officiers comptables avaient jugé bon d’organiser ce convoi. Si Tasia savait une chose, c’est qu’il était inutile de contester la logique bureaucratique.
Elle restait à l’écart, même si elle songeait souvent à aller discuter avec les détenus et les assurer de son soutien. Mais cette initiative serait sans doute ressentie comme une provocation. Peu importeraient ses explications et ses excuses : les membres des clans ne verraient en elle qu’une Vagabonde ayant passé l’uniforme des soldats qui avaient détruit leur foyer.
Elle ne fraternisait pas non plus avec son équipage, et pas seulement à cause de son grade. Ses subordonnés accomplissaient leurs tâches, mangeaient ensemble au mess, mais traitaient Tasia avec froideur en raison de ses liens avec les Vagabonds.
Au moins lui restait-il EA, même si elle devait recomposer leur histoire commune. Le soir précédant leur arrivée sur Llaro, Tasia arriva dans sa cabine, située près de la passerelle, et se laissa tomber lourdement sur sa couchette. Puis elle ramena ses jambes sous elle et se pencha vers le comper de modèle Confident.
— Je sais que tu ne te rappelles rien de l’histoire que je vais te raconter, aussi te donnerai-je autant de détails que possible. Je ne l’embellirai pas trop.
— Vous ne me tromperiez pas, maîtresse. J’ai hâte de vous écouter.
Tasia gloussa.
— Ta mémoire a peut-être grillé, mais mon cerveau n’est pas non plus infaillible. En tout cas, voici ce que je me rappelle.
Elle émit un long soupir, comme elle se représentait la scène dans son esprit. Depuis des semaines, elle racontait ses souvenirs à EA des heures durant, lui rapportant leurs aventures, leurs moments passés ensemble. Lui offrir un passé de seconde main était mieux que rien.
Bien qu’elle l’ait assuré de son honnêteté, Tasia censurait ses descriptions. Elle soupçonnait les FTD d’espionner ses conversations, dans l’espoir qu’elle divulgue par mégarde des informations sur ses compatriotes et les endroits où ils se trouvaient. Ils ne lui faisaient pas confiance. Si Tasia ne leur avait donné aucune raison concrète de douter de sa loyauté, elle n’avait jamais non plus caché les sentiments que lui inspirait l’offensive contre les clans. Sa hiérarchie lui avait retiré le commandement de sa Manta, soi-disant pour ne pas la forcer à « choisir son camp ».
Et de fait, ce problème se posait. Avant l’attaque d’Osquivel, elle avait discrètement envoyé son comper avertir les Vagabonds des chantiers spationavals qu’une flotte était en route. EA avait bien livré son message, mais quelque chose s’était produit sur le chemin du retour, car sa mémoire avait été effacée. Parfois, la jeune femme se demandait si ce n’était pas l’armée qui avait déclenché la procédure de sécurité incluse dans la programmation de tous les compers vagabonds… C’est pourquoi ses récits ne comportaient aucun nom, aucune coordonnée ni autre indice pouvant donner une piste aux Terreux.
— J’avais neuf ans, raconta-t-elle, et cela a été le jour le plus important de ma vie. De la tienne aussi. (Le comper la fixait de ses yeux luisants, manifestement captivé.) Mes deux frères nous avaient emmenés en bateau sur la mer sous-glaciaire de Plumas. Jess avait dix-huit ans, et Ross dans les vingt-trois. Notre père voulait qu’ils dirigent les puits ensemble, mais Ross rêvait de monter sa propre station d’écopage d’ekti sur une géante gazeuse. Comme j’étais beaucoup plus jeune, je ne passais pas beaucoup de temps en leur compagnie. Ils avaient des responsabilités, et je n’étais qu’une enfant.
» J’avais deviné qu’ils préparaient quelque chose. Ross éloignait le bateau de la banquise, en direction d’une zone qui n’était pas soumise au feu des soleils artificiels fixés au plafond de glace. Nous nous trouvions tous les quatre à bord… toi y compris, donc.
— Je suis heureux d’avoir pu venir.
Tasia se souvenait du comper assis sur l’un des sièges, aussi raide qu’une dame collet monté. Elle-même et ses frères portaient des vêtements chauds, l’air vif rosissait leurs joues. Elle décrivit l’eau, presque en état de surfusion. Les reflets du plafond surélevé et des parois incurvées de la caverne conféraient à la mer une teinte vert-de-gris.
— Ross emmena le bateau au large, où l’on avait l’habitude de jouer à un jeu. On allumait des tubes de cyalume, puis on les jetait par-dessus bord, en différents endroits. On les regardait couler, jusqu’à ce qu’ils soient avalés.
— Avalés ? demanda EA.
— Sous la croûte de glace, quelques créatures sous-marines parviennent à survivre, en particulier des nématodes primitifs : de gros vers plats, plus longs que ma jambe. La lumière des tubes les attire comme des appâts. Le concours consistait à voir quel tube durerait le plus longtemps… Ce jour-là, j’ai gagné, précisa-t-elle, les yeux pétillants.
EA traita la scène comme s’il s’agissait d’un souvenir qu’il essayait de se rappeler.
— Ces vers sont dangereux ? s’enquit-il.
L’excitation s’empara de Tasia, alors qu’elle constatait que le petit comper interagissait de nouveau avec elle.
— Autant que je sache, ils n’ont jamais ennuyé personne. Mais je me souviens que tu étais un peu mal à l’aise de te trouver sur un bateau. Il t’était arrivé une fois de tomber à l’eau, et on avait mis un sacré bout de temps à te tirer des profondeurs.
— Vous m’avez déjà raconté l’histoire.
— Eh bien, à la fin du jeu, Ross se tourna vers moi et dit : « Jess et moi avons beaucoup à faire ces temps-ci, gamine. Mais être notre petite sœur n’implique pas de passer toutes tes journées à jouer. » Jess enchaîna : « Le temps est venu de te donner quelques responsabilités. Un jour, c’est peut-être toi qui dirigeras le clan. Mais nous n’allons pas te faire débuter par une tâche trop difficile. Tu devras t’occuper d’une chose… mais importante. Nous verrons comment tu te débrouilles. »
Tasia se pencha en avant.
— Sais-tu de quoi il s’agissait ?
— Vous ne me l’avez pas encore dit.
— Ce que mes frères m’ont offert, c’est toi, EA. Tu as d’abord appartenu à Ross, puis Jess a pris la suite. Mais ils ont pensé que toi et moi avions besoin l’un de l’autre. (Ses yeux se mirent à la picoter, et elle se réjouit que son comper ne puisse déchiffrer cette bouffée d’émotion.) Ils avaient raison. Nous avons besoin l’un de l’autre.
— Me direz-vous ce qui est arrivé à Jess et Ross ? Où sont-ils ?
Tasia déglutit péniblement.
— Une autre fois, EA. Une autre fois.
Dans ses cauchemars, elle voyait les derniers instants de Ross au sein des nuages de Golgen, au milieu des débris de sa station d’écopage détruite par les hydreux. Lui et son père ayant disparu coup sur coup, Jess était le seul membre de sa famille proche qui restait à la jeune femme. C’était EA qui avait intercepté le bref message indiquant la mort du père, Bram. Mais depuis qu’elle s’était engagée, Tasia n’avait eu aucun contact avec son frère survivant. Où se trouvait-il en cet instant ? Même si elle le pouvait, elle ne saurait où le dénicher.
Comment la jugeaient ses compatriotes ? Son engagement dans l’armée hanséatique avait sans doute provoqué un scandale parmi les clans. Son choix se justifiait lorsque les hydrogues détruisaient les stations d’écopage, mais aujourd’hui que les Terreux s’en prenaient aux installations des Vagabonds ceux-ci devaient la considérer comme une traîtresse. L’avaient-ils exclue ? ou, pire, simplement oubliée ?
Plusieurs niveaux en dessous, les ponts réservés aux passagers grouillaient de Vagabonds. Elle pouvait aller leur parler quand bon lui semblerait… ou quand elle en trouverait le courage.