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TASIA TAMBLYN
Comme elle était certaine que le moissonneur d’ekti de la Hanse avait été détruit, Tasia trouva le vol vers Qronha 3 d’une longueur exaspérante. Les compers Soldats accomplissaient leur tâche à la lettre mais offraient une bien médiocre compagnie.
EA était le seul ami de Tasia, même s’il avait radicalement changé. Les modèles Confidents étaient programmés pour être de fidèles compagnons ; au cours des années, EA avait développé une réelle complicité avec Ross tout d’abord, puis Jess, et enfin Tasia. Quand la jeune femme évoquait des souvenirs choisis avec soin et parcourait avec lui de vieux fichiers mémoriels de l’Institutrice UR, elle le voyait développer de nouveau une personnalité. Ce n’était pas exactement celle de son ancien ami, mais au moins EA se rapprochait-il de ce qu’il avait été…
Enfin, les soixante vaisseaux-béliers pénétrèrent dans le système qronhien. Tasia regarda la géante gazeuse ildirane devenir plus grosse et lumineuse sur les écrans d’observation de la passerelle. Elle contacta les autres commandants de fardage et leur exposa le plan d’assaut en détail.
« Vérifiez les relevés de vos capteurs de proue, dit-elle pour finir. Voyez si vous trouvez des survivants de l’usine flottante. »
Pendant que les compers Soldats effectuaient un balayage radar rapide, Sabine Odenwald transmit, depuis son bélier :
« Nous ne sommes pas en mission de sauvetage, commandant. Les FTD ont d’ores et déjà fait une croix sur cette station d’écopage.
— En outre, nous n’avons pas les ressources suffisantes pour prendre des réfugiés à bord », renchérit Hector O’Barr.
Tasia était obnubilée par l’image de Ross tué lors de la destruction de sa station du Ciel Bleu. S’il y avait le moindre survivant, elle devait trouver un moyen de l’aider. Mais après avoir vérifié les résultats du balayage, elle sut que le problème ne se posait plus.
« Il ne reste rien d’autre qu’un peu de fumée, et quelques débris qui n’ont pas encore trouvé où tomber. (Elle déglutit pour avaler la boule qui obstruait sa gorge, puis se reprit.) Installons-nous en orbite haute et cherchons les hydreux. On sait que, de leur côté, ils brûlent de se battre…
— Alors, donnons-leur-en l’occasion ! lança Darby Vinh avec un gloussement nerveux.
— Vous avez beaucoup répété la manœuvre, rappela Tasia. Soyez prêts à sauter dans vos modules d’évacuation. Sitôt que nous apercevrons des orbes de guerre, nous ne serons plus à l’entraînement. »
Depuis l’orbite, les soixante béliers balayèrent les nuages de leurs capteurs. Quand ils repérèrent les débris d’une usine flottante bien plus vaste que le moissonneur hanséatique, Tasia, forte de son expérience de Vagabonde, identifia aussitôt la forme majestueuse et archaïque d’une cité des nuages. Apparemment, les hydrogues avaient détruit sans distinction les plates-formes humaines et ildiranes.
Comme la flottille croisait autour de la planète, les compers s’animèrent soudain. Avec une efficacité toute mécanique, ils activèrent les alarmes et annoncèrent le branle-bas de combat avant même que Tasia ait vu ce qu’ils avaient détecté. Une part de la jeune femme fut impressionnée par leur réactivité. Toutefois, n’était-ce pas elle qui était censée commander ?
— Eh, ça ne vous ferait rien de m’avertir ? lança-t-elle.
Puis elle vit. Les six croiseurs lourds ildirans multicolores formaient un spectacle impressionnant mais imprévu. Ils survolaient les nuages, leurs voiles solaires déployées.
— Pourquoi sont-ils là ?
— Raison inconnue, répondit l’un des Soldats. Leurs armes ne sont pas activées.
À ses côtés, EA ne fit aucun commentaire mais observait avec un vif intérêt.
« Ne devrait-on pas effectuer une frappe préventive, commandant ? appela Erin Eld par radio. Tirer quelques bordées, avant qu’ils…
— Ils cherchent probablement des survivants de leur cité des nuages », rétorqua Tasia, avant de se tourner vers le comper Soldat le plus proche :
— Ouvrez une fréquence standard de la Marine Solaire. Je veux parler à leur septar.
Lorsque le comper eut obéi, Tasia afficha un sourire chaleureux.
« Ici le commandant Tamblyn, des Forces Terriennes de Défense. Nous répondons à un signal de détresse de notre moissonneur d’ekti. Nous sommes venus rendre la monnaie de leur pièce aux hydrogues. Nous serions ravis que vous vous joigniez aux réjouissances, si vous le souhaitez. »
La réaction se fit attendre, comme si les Ildirans discutaient longuement. Le septar répondit, laconique :
« Pas cette fois. »
Puis, sans plus d’explication, les vaisseaux filèrent de Qronha 3 et quittèrent le système.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Tasia.
— Des alliés, soi-disant…, émit Odenwald.
— Peu importe. De toute façon, nous ne comptions pas sur leur aide. Approchons-nous de ces nuages et entamons la chasse. Débusquons-les ! »
Les six commandants déversèrent imprécations et railleries dans les nuages. Tasia les laissa donner libre cours à leurs insultes, même si les hydrogues ne saisissaient pas les nuances du langage humain… Et si leur simple présence ou leurs provocations verbales ne suffisaient pas, les béliers transportaient plusieurs ogives atomiques de forte puissance pour les forcer à sortir, comme on agace un chien méchant.
Tout était prêt. Les réacteurs des béliers fonctionnaient à la limite de la surcharge ; il suffirait d’une légère saute de puissance pour l’atteindre. Aucun des compers Soldats ne semblait inquiet de son sort à venir. EA non plus, bien que Tasia soit décidée à prendre son Confident dans le module d’évacuation avec elle.
Leur provocation fonctionna, bien plus rapidement qu’ils avaient osé l’espérer. De nombreuses sphères hérissées de pointes s’élevèrent des profondeurs nuageuses, comme si elles attendaient à l’affût. La rapidité et la coordination de leur réaction alertèrent Tasia.
C’est comme s’ils savaient que nous venions. Et s’ils avaient attaqué le moissonneur d’ekti hanséatique dans l’unique but de nous attirer ?
L’un après l’autre, comme les bulles d’un chaudron commençant à bouillir, les orbes apparaissaient. Leur nombre lui donna le vertige.
— Comptez-les ! Faites-moi savoir combien il y en a.
— Soixante-dix-huit orbes de guerre dénombrés jusqu’ici, annonça l’un des compers Soldats.
— Par le Guide Lumineux, nous n’aurons jamais assez de… (Elle laissa sa phrase en suspens, puis :) On fera ce que l’on peut. Faisons-les souffrir !
Depuis sa passerelle, Tom Christensen cria, en guise de bravade :
« Prenez donc ça, bande de salopards ! »
Les compers Soldats restaient à leur poste sans faillir. EA regardait fixement devant lui. Tasia estima qu’il lui faudrait une dizaine de secondes pour sauter dans son module d’évacuation et s’extraire de la mêlée.
Le commandant de la Marine Solaire ildirane avait péri avec ses quarante-neuf croiseurs au cours d’une attaque qui avait sérieusement atteint les hydrogues. À présent que ces derniers étaient revenus sur Qronha 3, la flotte de vaisseaux-béliers leur infligerait une nouvelle blessure.
Du moins Tasia l’espérait-elle.
Un nombre irrésistible d’orbes de guerre s’élevaient autour d’eux. Tasia lança un ultime regard à EA puis contracta les mâchoires.
« Tout le monde ne peut pas se targuer un jour de voir son nom mal orthographié dans les livres d’histoire, dit-elle. Lancez les moteurs et préparez-vous à la vitesse d’éperonnage ! »