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RLINDA KETT

–Je me suis retrouvée coincée dans de pires endroits, et en plus mauvaise compagnie, dit Rlinda à BeBob, en embrassant d’un geste la caverne sous la croûte de glace de Plumas. Mais tout de même, je souhaiterais avoir quelque chose à faire. Peut-être pourrait-on apprendre le travail de puisatier…

— Et essayer de saboter nos installations ? dit Caleb Tamblyn en levant des yeux soupçonneux du générateur qu’il réparait. (Il souffla sur ses mains glacées, lui lança un regard mauvais, avant de retourner à sa besogne.) C’est une guerre, pas des vacances. Il va falloir vous y faire.

— Ce n’est pas le genre de guerre que je comprends… et vous non plus, à mon avis.

Rlinda n’avait jamais gardé rancune aux Vagabonds, sauf quand Rand Sorengaard s’en était pris aux vaisseaux de sa compagnie.

— Je pourrais avoir une autre paire de gants, s’il vous plaît ? demanda BeBob, qui sautillait en se frottant les mains. Il fait froid tout le temps, ici.

— On est sur une lune de glace, grommela Caleb, ceci explique peut-être cela… (Il ramassa ses outils. Lorsqu’il se releva, ses genoux émirent un craquement audible.) Vous vous y habituerez. En outre, je suis sûr que vous avez de meilleures conditions de vie que les Vagabonds capturés par les Terreux au cours de leurs raids.

— Invoquer le fait qu’il y a pire ailleurs m’a toujours laissée dubitative, fit remarquer Rlinda.

BeBob s’assit à côté d’elle sur une grosse pièce de moteur mais ne tarda pas à se relever, comme le froid du métal traversait son pantalon.

Au vu de la manière dont le clan menait ses affaires, Rlinda ne doutait pas de pouvoir s’évader avec BeBob, et peut-être de reprendre son Curiosité Avide, si Denn Peroni et les frères Tamblyn ne l’avaient pas trop abîmé en le « réparant ». Dans l’immédiat, ils pouvaient cependant supporter leur sort ; en outre, les FTD en avaient toujours après eux. Ils resteraient donc ici et verraient comment les choses évolueraient.

Le soir, Rlinda et BeBob n’avaient guère de passe-temps hormis celui de se câliner dans leur cabane commune, et d’apprendre les jeux prisés par les Vagabonds. Le jour, ils s’emmitouflaient et marchaient le long de la saillie qui s’avançait en surplomb de la mer souterraine.

À l’évidence, les frères Tamblyn ne savaient que faire de leurs otages. Sur le moment, s’emparer du Curiosité Avide et capturer ses occupants leur avait semblé une bonne idée, mais à présent ils en payaient les conséquences.

Rlinda et BeBob se confectionnèrent des vêtements chauds. Vu sa maigreur, BeBob n’eut aucun mal à emprunter de vieilles combinaisons de saut et des chemises brodées à quelques puisatiers. Cependant, rares étaient ceux qui avaient la corpulence de la jeune femme, de sorte qu’elle dut utiliser ses propres habits de capitaine, des couvertures et une partie de sa garde-robe personnelle que les Tamblyn furent obligés de lui laisser prendre sur le Curiosité.

En tant que femme d’affaires, elle s’était prise d’intérêt pour l’industrie de Plumas. La maintenance et la distribution suivaient un modèle d’organisation cohérent, et le clan prospérait ici depuis plusieurs générations, bien que personne dans la Hanse n’ait jamais entendu parler de cet endroit.

Elle et BeBob se promenaient au milieu des installations, faisant crisser sous leurs pieds le sol gelé, et contemplaient la mer souterraine. Tous deux s’arrêtèrent devant une femme qui semblait extraite d’un bloc de glace. Elle se tenait debout, statufiée. Mais il s’agissait d’un être humain réel, congelé des années plus tôt au cours d’un accident, et laissé à la vue de tous, telle une sculpture de glace. Aucun des Vagabonds ne leur avait expliqué comment elle s’était retrouvée là, ni ce qu’ils avaient l’intention de faire d’elle.

La couche de glace commença à luire, comme si la femme se réchauffait de l’intérieur. Rlinda et BeBob distinguèrent les traits de Karla Tamblyn, sa peau cireuse. Une flaque d’eau tiède grossissait à ses pieds.

— Eh ! cria Rlinda, quelqu’un veut venir voir ça ?

Une énergie étrange émanait des tissus gelés de la femme. Lentement, tel un serpent en train de muer, le cocon de glace commença à se réduire, couche après couche.

— Peut-être voudra-t-elle une couverture chauffante quand elle se réveillera, dit BeBob. Ou du thé.

— Moi, je te parie qu’elle prendra quelque chose de plus fort…

Les jumeaux, Wynn et Torin, sortirent et vinrent se placer à côté de leurs prisonniers.

— Elle a beaucoup changé depuis hier, indiqua Wynn à son frère, comme s’il parlait d’un conteneur. J’aurais préféré que Jess nous explique ce que l’on est censés faire avec elle… ou à quoi s’attendre.

— Il se passe quelque chose, c’est sûr, releva Torin.

BeBob enroula ses bras autour de sa poitrine.

— Il fait si froid que je me demande comment elle arrive à fondre.

Rlinda examina le visage de la défunte et détailla ses traits délicats, aux pommettes accentuées, et son front imposant. Ses yeux, curieusement ouverts, paraissaient regarder à travers l’enveloppe de glace.

Wynn s’aperçut de la curiosité des prisonniers et poussa un soupir.

— Ah ! Karla et Bram se sont sacrément aimés, vous savez. Non pas que mon frère ait été un gars facile à vivre, mais Karla était intelligente. Bram pouvait râler comme personne, ça laissait Karla indifférente. Elle se contentait de l’ignorer quand il sortait de ses gonds ou le faisait se sentir ridicule quand il soulignait les imperfections de tout et de tout le monde sans voir les siennes.

— C’est pour ça que je ne me suis jamais marié, fit remarquer Torin. Avec pareil exemple, j’ai décidé d’échapper à tous ces embêtements.

Wynn lui lança un regard noir.

— Alors, tu n’as pas vu tout l’amour qu’ils se portaient aussi. Mieux vaut vivre avec des hauts et des bas que suivre une ligne plate, comme toi.

— Je te le rappellerai la prochaine fois que tu ronchonneras à propos de…

Soudain, la fine couche de glace qui enrobait la dépouille de Karla se lézarda. Les jumeaux cessèrent de plaisanter et retinrent leur souffle. Des craquelures apparurent, s’élargissant avec des bruits d’os rompus. Torin poussa un cri.

Derrière eux, une casemate administrative s’ouvrit à la volée et Andrew, le troisième frère, apparut.

— Elle se décongèle ! lui lança Wynn.

Les bras de Karla étaient bizarrement tournés. L’un d’eux, alors, se redressa lentement. La glace qui l’entourait se brisa, et des paillettes tombèrent dans la flaque. Les frères Tamblyn poussèrent un glapissement d’enthousiasme et de peur mêlés.

Rlinda attrapa le bras de BeBob et l’entraîna en arrière.

— Laissons à la… dame un peu de place.

Le reste de la glace tomba en grêle sur le sol. Karla tourna la tête, et des aiguilles s’échappèrent de ses cheveux raides. D’autres fines parcelles tombèrent comme des écailles de son uniforme moulant. Sa peau irradiait étrangement, et sa chevelure, bien qu’humide, commença à se tordre comme ceux de Méduse. Avec le bruit de deux glaciers se fracassant l’un contre l’autre, sa poitrine se dilata.

Sans se soucier d’enfiler un manteau, Andrew, incrédule, traversa la saillie en courant.

Karla libéra un pied du sol, le souleva puis avança d’un pas. Ses mouvements étaient maladroits, mais elle retrouva rapidement son équilibre. L’énergie phosphorescente qui l’habitait augmenta, investissant ses vêtements, sa chair, ses cheveux.

— Karla, tu te souviens de nous ? demanda Wynn en s’avançant avec hésitation. (Il cherchait quelque chose dans ses yeux, une lueur de reconnaissance.) Jess t’a ramenée ici, mais il ne nous a pas dit quoi faire.

— Elle n’allait pas venir avec une notice d’instruction ! aboya Caleb.

La femme se retourna mais ne répondit pas. Elle fit un autre pas.

Andrew arriva à leur niveau et s’arrêta en dérapant :

— Elle est en vie ! Karla, tu es revenue.

Crépitante d’énergie wentale résiduelle, celle-ci avança lourdement. L’énergie sortait à chaque pas en flammes froides qui se répercutaient sur la glace du sol. Des fumerolles de vapeur s’enroulaient autour d’elle.

Rlinda regarda BeBob.

— Je n’aime pas beaucoup ça. Je trouve l’accueil vraiment frais… sans vouloir faire de jeu de mots.

— Karla, pourquoi ne dis-tu rien ? Tu ne te souviens pas de nous ?

Andrew tendit les bras et attrapa ses mains, afin d’attirer son attention. Dès que ses doigts la touchèrent, il hurla, le corps soudain traversé par une décharge. Karla le chassa d’un geste dédaigneux, comme un insecte. Andrew s’effondra, agité de spasmes.

D’un coup d’œil, Rlinda comprit qu’il était mort : brûlé ou électrocuté.

Karla s’arrêta, et sa tête pivota. Ses yeux étaient aussi noirs que des puits sans fond. Un brouillard de vapeur s’élevait autour d’elle. Constatant ce qu’elle avait fait, Karla replia son bras puis leva la main afin d’observer ses doigts. Enfin, elle reporta son attention sur la dépouille d’Andrew. Et ses lèvres pâles s’incurvèrent en un sourire satisfait.

Soleils éclatés
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