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OSIRA’H
Ces derniers jours, les tests s’étaient multipliés. Aucun des instructeurs n’en avait expliqué la raison à Osira’h, pas plus qu’à ses frères et sœurs, mais elle savait que le temps leur manquait. À moins que l’urgence ne soit qu’une nouvelle façon de manipuler les télépathes hybrides ?
Osira’h feignait l’innocence et la bonne volonté. Mais en son for intérieur, elle n’avait confiance en rien ni personne depuis qu’elle avait appris la sinistre vérité au sujet des agissements de son oncle Udru’h et de ses employés ici, sur Dobro. Son mentor bien-aimé l’avait dupée, altérant la réalité afin de la manœuvrer plus aisément. Sa mère lui avait été enlevée, et son véritable père – le puissant Mage Imperator – affirmait tout ignorer de ce qui s’était passé. Que devait-elle croire ?
On la surveillait à chaque instant. Osira’h et ses frères et sœurs s’efforçaient d’impressionner les mentalistes et les lentils. Tous étaient nés dans une intention précise, et l’un d’entre eux devait réussir à briser la barrière de communication qui les séparait des hydrogues. Jour après jour, les trop rares heures de repos entre les séances conduisaient les enfants à l’épuisement.
Osira’h écoutait et observait en silence, sans parvenir à trouver de réponse claire à son dilemme. Elle offrirait aux Ildirans ce qu’ils désiraient… en espérant qu’ils reconnaissent un jour leurs fautes.
Les enfants étaient assis en tailleur sur une natte, tandis qu’au-dehors l’obscurité recouvrait la colonie ildirane et le camp de reproduction fortifié. Juché sur un siège surélevé, un mentaliste surveillait leurs exercices. Aucune parole n’était prononcée ; les deux plus jeunes serraient les paupières afin de se concentrer, mais les autres n’avaient pas besoin de tels expédients.
Osira’h savait comment procéder. Dès qu’elle eut ouvert son esprit, elle se déploya hors de la pièce, puis de la ville, pour pénétrer dans le camp humain. Pendant des années, elle n’avait jamais imaginé que sa mère se trouvait là-bas, si proche et pourtant livrée à la solitude, violentée… puis tuée.
À présent, chaque fois qu’elle voyait la clôture, les baraquements, les médecins avec leurs contrôles de fertilité, elle savait ce qui se déroulait. Elle songeait à Nira, traînée dans une chambre et contrainte d’endurer les viols répétés de soldats, de lentils… de l’Attitré Udru’h en personne. C’était ainsi que sa mère avait conçu sa progéniture.
Rod’h, le fils d’Udru’h, travaillait plus dur que les autres, afin d’essayer d’atteindre le niveau d’Osira’h. En principe, ils partageaient les mêmes buts. Osira’h mourait d’envie de lui apprendre la vérité, mais elle doutait qu’il l’écoute.
De tous les frères et sœurs hybrides, seule Osira’h connaissait le sort de leur mère. Nira s’était évanouie, comme un dossier jeté à la corbeille, juste après avoir tout révélé à sa fille. Convaincus de leur importance dans le destin des Ildirans, les enfants ne soupçonnaient rien de leurs origines. Mais contrairement à elle, ils ne détenaient pas la mémoire de leur mère.
Parfois, durant la nuit qui effrayait tant les Ildirans, la jeune fille percevait des pensées fascinantes, des images prophétiques qui lui faisaient espérer, contre toute raison, que Nira était en vie. Elle avait usé de toute la puissance de son esprit pour répondre, invoquant l’infime murmure qui lui rappelait sa mère. Mais bien qu’elle l’ait cherchée au point d’avoir parfois l’impression que sa tête explosait, elle ne trouvait aucun lien tangible avec la prêtresse Verte.
Osira’h laissa ses pensées agitées flotter tels des flocons de neige parmi les prisonniers ; elle touchait leurs esprits, effleurait leurs expériences… Ils différaient sensiblement de la mentalité ildirane mais demeuraient bien moins étrangers que les hydrogues.
À l’issue de l’exercice, le mentaliste hocha la tête.
— Tout au long de votre vie, nous avons aiguisé vos talents ainsi que votre sens du devoir. Il vous échoit de sauver l’Empire ildiran.
Les enfants inclinèrent la tête de conserve. Osira’h avait cru ces mots pendant des années, mais à présent elle était tourmentée. Malgré ce qu’elle avait découvert, elle n’avait jamais rejeté ses engagements. Son mentor avait travesti la vérité, mais elle restait convaincue qu’il n’avait pas exagéré la menace hydrogue et, bientôt, elle devrait plonger dans les profondeurs d’une géante gazeuse infestée pour les affronter. Elle comprenait l’enjeu : le destin d’une espèce entière se trouvait entre ses mains. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si les Ildirans menteurs et cruels méritaient d’être sauvés…
Sa mère avait eu la certitude que Jora’h était innocent, et que l’Attitré de Dobro avait seul ourdi ce plan machiavélique. Si tel était le cas, pourquoi Jora’h n’avait-il rien entrepris pour faire cesser les atrocités du camp d’élevage ? Pendant des générations, les Ildirans avaient maintenu des humains en captivité et les avaient maltraités. Jora’h était devenu le Mage Imperator de l’Empire ildiran. Il avait eu l’occasion de rétablir la justice, et cependant, il n’était pas intervenu.
La jeune fille ne pouvait donc faire confiance à personne.
Avant que le mentaliste achève son discours, Udru’h entra dans la pièce. Il balaya d’un regard angoissé les cinq enfants de Nira, avant de se concentrer sur Osira’h. Ses yeux luisaient comme s’il venait de pleurer, mais elle y lut également la fierté fanatique qu’il éprouvait à son égard.
— Un message du Palais des Prismes vient de me parvenir, lui dit-il. Les hydrogues ont détruit notre monde minier de Hrel-oro. La Marine Solaire n’a pu l’empêcher.
Osira’h percevait le trouble sur le visage et dans les gestes de l’Attitré. Les émotions émanaient de lui telle la chaleur d’un feu brusquement attisé. Elle demeura silencieuse. Udru’h s’était montré si gentil avec elle, si aimable et empressé… Elle l’avait adoré et respecté. Mais aujourd’hui, elle le voyait de deux façons différentes. Elle songeait à la manière dont il l’avait couvée, à l’abri dans la résidence qui donnait sur le camp d’élevage. Bien qu’Udru’h ne soit guère porté à l’éloge, Osira’h savait qu’elle lui était chère.
Elle se rappelait toutefois l’autre face de l’Attitré : sa brutalité froide et efficace, dont sa mère avait souffert. Il l’avait placée à l’isolement, la privant de lumière, sans jamais se soucier des dommages infligés à son esprit, tant qu’elle demeurait fertile. Il l’avait poussée sur un lit, puis violée. Il ne l’avait jamais regardée avec colère ou dégoût, mais simplement avec un détachement professionnel.
Osira’h puisait des souvenirs plus plaisants, dans lesquels Jora’h – son père – avait aimé et chéri la prêtresse Verte. Udru’h, quant à lui, n’avait vu en Nira que le réceptacle de son sperme, un objet avec lequel il devait accomplir une tâche déplaisante mais nécessaire.
Lorsque ces souvenirs embrasaient son esprit, Osira’h ne pouvait regarder son oncle.
Celui-ci continua :
— Depuis plusieurs années, les robots klikiss ne parviennent plus à protéger nos mondes des hydrogues. Maintenant, ils renoncent à honorer leurs obligations. (Il posa une main paternelle sur son épaule, et elle essaya de ne pas tressaillir.) Nous avons besoin de toi, Osira’h, aujourd’hui plus que jamais. Les hydrogues ont toujours refusé de répondre à nos appels. Nous avons besoin de toi pour les convaincre de s’entretenir avec le Mage Imperator avant qu’ils nous aient tous anéantis.
La jeune fille acquiesça, solennelle.
— Je suis née dans ce dessein.
Udru’h enchaîna avec des nouvelles plus extraordinaires encore.
— Bien que cela semble impossible, mon frère Rusa’h a fomenté une rébellion sur Hyrillka. De nombreux Ildirans se plaignent du comportement insolite du Mage Imperator et de son rejet des traditions sacrées. Mais cette fois, c’est allé beaucoup plus loin. Thor’h, le Premier Attitré, s’est joint à Rusa’h et a assassiné l’Attitré expectant d’Hyrillka.
Osira’h avait déjà senti une tempête mystérieuse croître au sein du thisme, tel un trou noir qui aspirait l’âme ildirane. La perturbation provenait d’un coin situé aux marges de l’Agglomérat d’Horizon… Hyrillka. À présent, elle comprenait pourquoi. À cause de Rusa’h, une partie de leur esprit collectif s’était muée en tumeur nécrosante.
Le mentaliste ne put refouler un hoquet de surprise.
— Un Ildiran a tué un autre Ildiran !
Udru’h concentra son attention sur les enfants.
— Le Mage Imperator a déchu Thor’h, et l’adar Zan’nh a été envoyé à la tête d’une maniple de croiseurs lourds afin de réprimer la révolte. (Il se reprit.) L’Empire fait face à des ennemis imprévus. Nous devons user de toutes les armes, de tous les instruments dont nous disposons. Par conséquent, Osira’h, le Mage Imperator m’a ordonné de te mener à Mijistra aussitôt que possible.
La jeune fille s’écarta des autres enfants. Elle avait toujours su que cet instant viendrait. En la regardant, Udru’h se gonfla d’orgueil.
— J’ai promis à Jora’h que tu ne le décevrais pas – et je sais que tu me donneras raison.
Il saisit sa petite main et l’emmena hors de la chambre d’entraînement. L’espace d’un bref instant, Osira’h se tourna vers ses frères et ses sœurs afin de leur adresser un regard d’adieu. Udru’h, de son côté, ne leur jeta pas un coup d’œil.