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ADAR ZAN’NH
Dès qu’il eut investi le centre de commandement du vaisseau amiral, Rusa’h ne perdit pas de temps à consolider son contrôle. Bien que Zan’nh ait rendu les armes afin de sauver son équipage, les gardes hyrillkiens subornés par l’Attitré insensé tenaient toujours l’adar en respect. Leur armure et leurs katanas éclaboussés de sang rappelaient à ce dernier que les cadavres des otages jonchaient la baie d’amarrage. Ils le fixaient du regard comme s’il représentait un danger mortel, et il se jura de le devenir… aussitôt qu’il aurait élaboré un plan.
« La Saga nous enseigne que l’on gagne rarement la guerre à partir d’une victoire unique, lui avait un jour expliqué Kori’nh. Il faut considérer la stratégie globale. »
Son mentor avait souvent pesté contre le manque d’imagination de ses officiers, ainsi que leur tendance à suivre des procédures militaires éprouvées depuis des millénaires. Zan’nh avait incarné le meilleur espoir aux yeux du vieil adar. Aujourd’hui, que penserait celui-ci s’il le voyait prisonnier de son propre vaisseau ?
Il lui fallait pousser son esprit dans des directions inusitées pour obtenir d’autres alternatives. Ce combat ne correspondait à rien de ce que l’Empire avait connu. Les stratégies séculaires ne fonctionneraient pas.
Des transports de troupes affluaient d’Hyrillka, un pour chacun des quarante-six croiseurs lourds de la maniple qui avaient reçu l’ordre de les accueillir sans résistance. Zan’nh observait avec incrédulité le nombre de fidèles de Rusa’h. Après avoir tué Pery’h, celui-ci avait converti la population de la planète tout entière.
Au cours des deux jours suivants, les sept septars et les quarante-six capitaines de la maniple furent amenés à bord du vaisseau amiral. Ligoté, Zan’nh fut forcé de regarder l’Attitré leur administrer de fortes doses de shiing. La drogue les rendait malléables en desserrant les fils du thisme qui les reliait au Mage Imperator ainsi qu’à tous les Ildirans.
Une fois que le shiing avait fait effet, Rusa’h ordonnait à ses assisteurs de transporter son chrysalit dans une petite salle, puis de faire entrer les sous-commandants, cinq par cinq. À leur sortie, Zan’nh était stupéfait de constater qu’ils avaient été assimilés, séparés de l’Empire pour être convertis à cette étrange insurrection.
— Vous voyez, nous progressons petit à petit, lança Rusa’h en regardant l’adar depuis son chrysalit. C’est inéluctable. Vous feriez preuve de sagesse en me rejoignant de votre plein gré.
— De mon plein gré ? Comme mes officiers ?
L’Attitré gonfla les joues.
— Le sang du Mage Imperator coule dans vos veines, ce qui renforce votre lien avec le thisme corrompu. Mais vous pourriez changer cela si vous le vouliez. Comme Thor’h.
— Je ne désire pas être comme Thor’h.
Bien qu’aucun Ildiran ait pu prévoir les traîtrises de Rusa’h, Zan’nh éprouvait de la honte de s’être fait surprendre aussi aisément. Des otages abattus, le qul Fan’nh et ses officiers de pont assassinés, un croiseur lourd rempli d’innocents détruit… Il en portait l’entière responsabilité. S’il avait agi selon ses doutes – s’il les avait crus –, ces victimes seraient en vie.
Au lieu de cela, Rusa’h maîtrisait désormais une maniple, et l’adar avait perdu ses meilleurs officiers… tout cela en l’espace de deux jours.
Puis Rusa’h entreprit de s’occuper des membres d’équipage. Depuis sa caricature de chrysalit, il interpella l’un des gardes, installé à une console de la passerelle :
— Montre-moi la baie d’amarrage. Je veux voir comment nous avançons, avec le gaz de shiing.
Les écrans montrèrent les favorites ainsi que des techniciens qui menaient les opérations dans le vaisseau amiral. Manifestement, ils comptaient s’emparer d’un croiseur à la fois. Des gardes musculeux transportaient des réservoirs de gaz de shiing, issu des nialies d’Hyrillka. Les techniciens installaient des conduites pour raccorder les réservoirs au système de ventilation, avant d’ouvrir les valves permettant de diffuser la drogue dans tout le vaisseau.
Les muscles de Zan’nh se bandèrent tandis que ses gardiens l’obligeaient à regarder, leurs armes toujours pointées sur lui.
— Vous empoisonnez mon équipage ?
— Je leur ouvre les yeux. Le shiing ôte le voile qui leur trouble la vision.
— À moins qu’il leur en ajoute un autre.
Rusa’h ne releva pas le sarcasme de Zan’nh. Il ordonna au nouvel équipage du centre de commandement d’obstruer les bouches de ventilation.
— Plus besoin de shiing ici, dit-il.
En dessous, les techniciens avaient passé des masques respiratoires afin de ne pas inhaler les vapeurs.
— Vous avez peur que ceux que vous avez convertis reprennent de la drogue ? interrogea Zan’nh, perplexe.
— Le shiing avec lequel ils ont été baptisés dénoue les fils du thisme, ce qui me permet de les renouer à mon propre réseau. Une fois son effet dissipé, je n’ai plus besoin d’amollir de nouveau leur volonté puisqu’ils me sont loyaux.
Le gaz grisâtre envahit les compartiments du croiseur ; les membres d’équipage de Zan’nh ne se rendaient pas compte de ce qu’ils respiraient.
Thor’h envoya un message du croiseur naguère commandé par Fan’nh :
« Imperator, mes objectifs ici sont atteints : l’esprit de l’équipage est réceptif à présent. Il ne tient qu’à vous de vous en emparer.
— Excellent, Premier Attitré.
Rusa’h agrippa les rebords de son chrysalit. Avant de fermer les yeux, il jeta un dernier regard à Zan’nh.
— Je vais les arracher à la corruption de Jora’h, et les guider sur la voie authentique de la Source de Clarté. Voyez comme je dénoue le thisme qui maintient les Ildirans dans un mirage impie.
— Je vois bien un mirage, repartit Zan’nh, mais ce n’est pas mon équipage qui en souffre.
L’Attitré lui retourna un sourire empreint d’ironie, puis rejeta la tête en arrière et ferma les yeux dans un effort de concentration. Son cerveau chevaucha le thisme pour s’étendre à travers les ponts du vaisseau, puis vers le vaisseau capturé par Thor’h.
Par sa seule force mentale, Rusa’h prit le contrôle de leurs pensées, puis, comme il l’avait fait avec la population d’Hyrillka, étendit sur eux son propre thisme. Lorsque le gaz de shiing se fut dissipé, un nouveau réseau était désormais ancré en eux, aussi solide que de la résine durcie. Une fois qu’il en eut terminé, l’Attitré sembla rayonner de joie, malgré l’épuisement qui se lisait sur son visage blême.
Sans contact mental avec son oncle, Zan’nh ne pouvait deviner ce que celui-ci avait fait, mais il sentait l’esprit des membres de son équipage devenir flou, comme s’ils tombaient au fond d’une trappe… perdus dans une tempête de pensées perverties.
La solitude et le détachement s’insinuèrent en lui. Il tâcha de faire face et d’éviter de laisser transparaître son angoisse, mais il ignorait combien de temps il pourrait endurer cela. Après une longue inspiration, il se focalisa sur les souvenirs du grand adar Kori’nh et du Mage Imperator.
Je tiendrai ce qu’il faudra.
Rusa’h lui sourit avec un air de confiance absolue.
— À présent, ils me sont acquis : l’équipage des deux croiseurs lourds, de même que les sous-commandants. Ils ont changé d’allégeance, car je leur ai montré ce qu’on leur avait caché. Leurs pensées suivent les miennes, et ils croient ce que je leur raconte. Je m’emparerai de chaque croiseur, l’un après l’autre. À mesure que le nombre de mes fidèles s’accroît et que mon thisme s’étend, la tâche devient plus facile.
Zan’nh redressa le menton.
— Vous ne m’avez pas donné de shiing. Craignez-vous que ma volonté soit plus forte ?
— Comme je l’ai dit, le sang de votre lignée vous attache plus fortement au thisme de Jora’h. Vous devez me rejoindre de votre propre volonté. Une fois que vous aurez vu notre œuvre, que vous aurez compris comment on vous a trompé, vous changerez d’avis.
Je tiendrai ce qu’il faudra. Zan’nh se répétait ces mots à la manière d’un mantra.
Rusa’h poussa un soupir satisfait et se rallongea au fond de son chrysalit.
— Appelez mes favorites. Nous avons encore du travail.