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SAREIN
Au terme d’un voyage en ligne brisée, au cours duquel plusieurs prêtres Verts furent déposés sur des colonies hanséatiques, Sarein revint enfin sur Terre. Il lui semblait avoir été absente pendant des siècles. Elle espérait que Basil serait heureux de la voir de retour, même si les choses ne s’étaient pas déroulées comme il l’escomptait. Elle éprouvait une telle impatience à son endroit qu’un vertige la prit. Un manque complet de professionnalisme, songea-t-elle. Elle ne voulait pas encourir son mépris.
Lorsqu’elle approcha de son bureau, au sommet de la pyramide du siège de la Hanse, le président était d’une humeur massacrante. Son adjoint, Eldred Cain, sortait à reculons. L’anxiété se lisait sur son visage. Il jeta un coup d’œil à Sarein, et son visage revêtit une curieuse expression.
— Le président appréciera votre visite si vous avez de bonnes nouvelles, l’avertit-il. Mais si quelque chose s’est mal passé, je vous conseille de reporter votre compte rendu.
Voilà des semaines que Sarein attendait de voir Basil, c’est pourquoi elle répondit :
— Je prends le risque.
Elle avait du mal à admettre à quel point il lui avait manqué ; pas seulement du point de vue amoureux, mais aussi pour leurs conversations et l’impression de faire partie d’une immense trame politique. Elle désirait également oublier les incendies de Theroc qui hantaient son esprit.
— Ça ira, ajouta-t-elle.
Elle repoussa Cain et pénétra dans le bureau présidentiel.
Basil leva vivement les yeux vers elle, comme s’il ne la reconnaissait pas.
— Tu interromps mon travail.
— Bonjour à toi aussi, Basil. J’espérais que mon arrivée serait une surprise agréable.
Il la toisa comme un scientifique examinant un spécimen. Ses yeux gris glacé la firent frissonner.
— La surprise agréable aurait été que tu sois devenue chef de Theroc. Nous en avons discuté. Que fais-tu ici ?
Sarein rassembla son courage et se dirigea d’un pas nonchalant vers son bureau garni d’écrans. Elle refusait de montrer combien sa réaction l’avait blessée.
— Les plans changent, Basil. (Avide de lui plaire, elle lui sourit d’un air triomphant.) Mais j’ai accompli la plus grande partie de ma tâche. J’ai enrôlé des dizaines de prêtres Verts. Plusieurs ont déjà pris leur poste dans les colonies, et d’autres attendent d’être emmenés de Theroc à bord de nos vaisseaux.
Basil la regarda, réservant son jugement.
— Continue, dit-il, contenant visiblement sa mauvaise humeur.
— Les Theroniens sont convaincus, avec raison, que les hydrogues attaqueront de nouveau la forêt-monde. Étant donné l’étendue de la dévastation, ils craignent que les arbremondes soient détruits jusqu’au dernier. Ils ont besoin de l’aide de la Hanse pour disséminer autant de surgeons que possible. En échange de quoi les prêtres Verts iront sur tous nos mondes. C’est exactement ce que tu voulais, conclut-elle avec un large sourire.
— Je suppose que ce n’est pas une catastrophe totale.
Sarein contourna le bureau et entreprit de lui masser les épaules ; autant masser une statue, songea-t-elle.
— Après cet accueil pour le moins enthousiaste, vas-tu me dire ce qui te rend aussi furieux ?
— Par lequel des milliers de problèmes veux-tu que je commence ? Les Vagabonds ? La colonie détruite de Corribus ? La disparition des robots klikiss ? Les bombes à retardement que les compers Soldats représentent peut-être pour les FTD ? Les hydrogues, qui recommencent à attaquer nos planètes ?
Sarein prit une profonde inspiration, frappée par ces urgences dont elle ignorait tout.
— D’accord. Alors, à cause de quel problème Eldred Cain a-t-il filé, avec un air de chien battu, il y a quelques minutes ?
Les doigts de Basil coururent sur le bureau et firent apparaître des rapports audiovisuels.
— Personne ne sait d’où vient la rumeur, mais elle se répand. Il n’est plus possible de la démentir… pas plus que de trouver comment diable elle a pu filtrer !
Sarein survola les rapports.
— Estarra est enceinte ? (Cela lui fit plaisir pour sa sœur, et leurs parents seraient aux anges. C’était le premier enfant de la prochaine génération.) C’est merveilleux…
Basil sauta sur ses pieds, manquant de renverser sa tasse de café à la cardamome à moitié refroidi.
— Peter m’a défié ! Je lui avais donné pour instruction de ne pas avoir d’enfants avec la reine sans mon autorisation. Ils ont essayé de garder la grossesse secrète, mais je m’en suis rendu compte – et j’ai ordonné à Estarra d’avorter.
— Basil ! C’est déplacé.
Sarein plissa les yeux. Peu de temps auparavant, quelque chose de terrible s’était produit entre le président et le roi. Estarra avait suggéré à sa sœur que Basil avait organisé leur assassinat à tous les deux. Lorsque Sarein l’avait interrogé là-dessus, il avait écarté – ou plutôt repoussé avec violence – cette idée. Et maintenant, cette proposition insensée…
Il parlait sans cesser d’aller et venir avec rage derrière son bureau.
— Je lui ai montré ce que j’ai fait à Daniel, dans l’espoir qu’il me cause moins de problèmes. J’ai préparé l’intervention de spécialistes en interruption de grossesse pour aujourd’hui. Nous pourrions prétexter une visite médicale de routine…
De plus en plus inquiète, Sarein avait du mal à suivre.
— Qu’as-tu fait au prince Daniel ?
— Je ne sais comment, l’histoire a filtré auprès des médias, ce matin ! Après lui avoir fait la leçon, j’ai placé Peter sous étroite surveillance. Il n’a eu aucun contact extérieur. Aucun ! Alors, d’où est partie cette rumeur ? (Ses épaules s’affaissèrent.) Je dois trouver un moyen de réagir. Je ne peux pas permettre à Peter de me défier ainsi. Mais aujourd’hui, il m’est impossible de m’opposer à la reine et à lui de façon trop voyante. Daniel est un échec complet, et Peter est incontrôlable. Une catastrophe à ajouter aux autres…
Sarein le sentit devenir comme un étranger à ses yeux, quelqu’un qu’elle ne comprenait plus. Elle éprouva un tiraillement d’appréhension pour sa sœur. Elle ne parvenait pas à croire que, sur un claquement de doigts, Basil la forcerait à avorter. Ce n’était pas l’homme qu’elle avait tant chéri. En dépit des affinités politiques qu’éprouvait Sarein, plus proches de lui que de Theroc, Estarra était de sa famille !
Peut-être pouvait-elle lui parler de cette série de mauvaises décisions. Qu’il s’en rende compte ou non, Basil avait manifestement besoin du soutien de quelqu’un de confiance. Elle tenta de lui frictionner de nouveau les épaules.
— Je viens de débarquer, Basil. Accorde-moi une heure, et je nous préparerai un déjeuner dans mes appartements. Cela te ferait du bien de prendre un peu de repos ; ainsi, les solutions t’apparaîtraient plus clairement. Il est certainement possible de tourner cette grossesse à notre avantage, d’un point de vue politique.
D’un geste, il lui indiqua la porte de son bureau.
— J’ai du travail. Je dois remettre le roi Peter à sa place, avant qu’il tente autre chose.