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ADAR ZAN’NH
Autrefois, de magnifiques vignes vierges drapaient les arches et escaladaient les murs du palais-citadelle. Zan’nh était venu en visite à plusieurs reprises, en compagnie de l’adar Kori’nh. En ce temps-là, l’Attitré d’Hyrillka adorait les parades aériennes de la Marine Solaire.
Aujourd’hui, le palais-citadelle n’était rien d’autre qu’une prison de luxe dirigée par des Ildirans manipulés, et la capitale, une ville où n’existaient plus ni arts ni jeux.
Les favorites de Rusa’h gardaient les quartiers de Zan’nh, prêtes à bondir, comme si elles espéraient le voir les combattre. Ces beautés avenantes s’étaient transformées en cruelles machines à tuer. Même si elles ne le gardaient pas entravé, leurs traits contractés montraient qu’elles se méfiaient de lui. Il leur était étranger, différent, à cause de son refus de rejoindre le thisme corrompu qui liait les fidèles de Rusa’h.
Et en effet, Zan’nh se trouvait isolé au milieu d’une population sous l’emprise de l’Attitré. La veille, les croiseurs volés par Rusa’h étaient partis attaquer les scissions voisines. Ils comptaient frapper avec célérité, écrasant les planètes les unes après les autres et soumettant leur population avant que le Mage Imperator se rende compte de l’étendue du complot.
La faute en revenait en partie à Zan’nh. Il avait perdu ces vaisseaux, offrant à l’Attitré d’Hyrillka les armes dont il avait besoin.
Il toisa les deux favorites qui gardaient sa porte, afin de montrer sa détermination. Ces femmes, naguère formées aux arts de l’amour, étaient devenues des assassins déterminés. Un sourire pervers aux lèvres, elles tenaient des lances de cristal dans leurs mains maculées de sang séché… comme une marque d’honneur, pour avoir tranché la gorge des hommes d’équipage de Zan’nh.
S’il avait pensé avoir la moindre chance, il se serait jeté sur les deux femmes, les aurait liquidées puis se serait échappé. Mais il savait l’inutilité de la chose, car d’autres soldats stationnaient dans le corridor. Ils le tueraient, et il n’aurait alors aucune chance de se venger… ou de racheter sa faute auprès du Mage Imperator.
Prisonnier du palais-citadelle, Zan’nh souffrait de l’absence du contact avec le thisme. Il avait peur qu’avant peu l’isolement total affaiblisse son esprit. Il devait s’évader avant de voir sa raison s’effriter.
Il tentait d’échafauder des plans, mais chaque fois le silence intérieur gâchait sa concentration. Son pouls s’accéléra et il commença à respirer plus fort, à la recherche d’un contact. Les fils argentés du thisme étaient si éloignés, si inaccessibles… Il ferma les yeux.
Il se rappela sa jeunesse, à l’époque où il n’avait que le grade de septar. Il pilotait une vedette avec quarante-huit autres vaisseaux, en manœuvre dans les confins d’une nébuleuse illuminée par de jeunes étoiles vives. Il avait traversé un condensat de gaz ionisés qu’il n’avait pas prévu et qui avaient brouillé son système de navigation. Il était tombé en vrille à vitesse supraluminique, loin de sa septe.
Ses propulseurs grillés, Zan’nh n’avait aucune idée de sa position dans l’espace. Seul, il était parvenu à rétablir les commandes afin de pouvoir allumer sa radio. Il avait transmis un S.O.S., mais sans savoir où il se trouvait. Adar Kori’nh l’avait longuement rassuré, pendant qu’il dépêchait des vaisseaux de secours aussi loin que le leur permettait leur connexion au thisme.
Zan’nh n’avait pu qu’attendre. Il avait dérivé dans l’obscurité, percevant les liens mentaux qui s’effilochaient autour de lui… Le temps s’écoulait avec une infinie lenteur.
Par radio, il entendait les conversations mais ne voyait personne. Kori’nh n’avait cessé de lui parler, de lui ordonner de tenir. Il avait obéi : il avait puisé au fond de lui-même le peu de forces qui lui restaient, jusqu’à ce que l’une des vedettes tombe sur lui par miracle. D’autres vaisseaux l’avaient entouré, et il avait enfin perçu leur présence réconfortante, tel un enfant frigorifié autour duquel sa mère enroule une couverture.
Zan’nh n’avait jamais oublié ce sentiment de solitude, pas plus que les paroles de réconfort de Kori’nh. Et le souvenir de cette épreuve l’aidait à affronter la situation présente.
Mais cette fois les circonstances étaient inversées. Il voyait les gens qui l’entouraient mais ne les sentait pas. Comme s’il se trouvait derrière une vitre, à regarder une fête sans l’autorisation d’y participer. La société étroitement soudée de Rusa’h avait fait de lui un intrus à perpétuité… à moins qu’il se joigne à eux. Chose à laquelle il ne se résoudrait jamais.
L’adar arpentait sa chambre, jadis une suite luxueuse. Pery’h, l’Attitré expectant, y avait vécu. Il était destiné à succéder à son oncle, mais c’était avant que l’Attitré dément détourne son peuple du vrai thisme. Par sa résistance, Pery’h était devenu un héros et un martyr. Zan’nh imaginait sans peine quelle solitude il avait endurée, alors qu’il ne comprenait même pas ce qui arrivait…
Il se demanda quelles avaient été ses ultimes pensées, lorsque les gardes l’avaient tiré de sa chambre pour lui offrir une dernière chance de rejoindre la rébellion. Pery’h avait refusé, aussi l’avaient-ils tué. Son agonie et son désespoir avaient résonné à travers les rayons-âmes jusqu’à Ildira. C’est ainsi que Jora’h avait su ce qui était arrivé.
Si seulement il pouvait envoyer le même genre de message… mais du sang bleu coulait dans les veines de Pery’h, de sorte que sa connexion avec son père était plus nette que celle du commun des kiths. Zan’nh n’était qu’à moitié noble, et malgré sa solidité son lien mental manquait de clarté. Il espérait ne pas devoir périr pour que l’information soit délivrée au Mage Imperator.
Pourtant, ce dernier devait savoir la terrible vérité ; il devait connaître l’affliction dans laquelle se trouvait l’adar. Il avait perçu la mort des membres d’équipage du croiseur anéanti par le traître Thor’h. Les favorites de Rusa’h avaient pris grand plaisir à l’informer que trois cotres envoyés en mission d’espionnage avaient été capturés et convertis. Donc, Jora’h ne disposait toujours pas d’informations précises.
Zan’nh pivota lorsqu’il entendit entrer deux gardes en armure. Il s’agissait d’anciens de la Marine Solaire, qui servaient à bord du croiseur du qul Fan’nh. Ils le fixèrent du regard, sans émotion. L’adar se demanda s’ils étaient venus l’assassiner. Il raidit l’échine et attendit en silence qu’ils prennent la parole.
L’un d’eux déclara enfin :
— Nous venons d’apprendre que l’Imperator Rusa’h a ajouté Dzelluria à son empire. En ce moment même, nos lentils et nos soldats distribuent du shiing afin que la population rejoigne son thisme.
Un grand froid s’empara de Zan’nh. Orra’h, l’Attitré de Dzelluria, avait un caractère opiniâtre et ne prenait pas de décisions sous le coup de l’émotion.
— Pourquoi feraient-ils ça, pourquoi si vite ? Ils doivent sûrement résister.
La favorite la plus proche lui sourit.
— L’Attitré de Dzelluria a sacrifié sa vie au profit de l’Attitré expectant Czir’h, qui s’est converti de son plein gré à l’Imperator Rusa’h. La population suivra sans peine.
L’adar resta figé, le souffle court. Loin d’Ildira, une maniple de croiseurs au-dessus de leurs têtes, leur Attitré assassiné et son remplaçant forcé de se soumettre, les membres de la scission constituaient des proies faciles pour Rusa’h. Ils ne comprendraient pas le danger qu’ils couraient et s’accrocheraient à n’importe quel espoir, même fallacieux. Le genre d’espoir que Rusa’h leur offrait.
Zan’nh jeta un regard sombre à ses anciens camarades. Ils ne l’avaient informé que dans l’intention de retourner le couteau dans la plaie. Peut-être croyaient-ils que sa résistance céderait de la même manière que Dzelluria.
— Je ne changerai pas d’avis, grinça-t-il. Vos efforts sont vains.
— Aucun effort n’est vain, répondit la favorite. Toutefois, l’Imperator nous a prévenus que vous accompagnerez la prochaine expédition. Les croiseurs seront bientôt de retour. Lorsque vous aurez vu de vos yeux, vous vous rendrez compte que la victoire de l’Imperator est inévitable et que votre position est indéfendable.
Zan’nh ferma les yeux, puisant sa force dans le souvenir de l’offensive que l’adar Kori’nh avait inopinément lancée contre les orbes de guerre hydrogues sur Qronha 3.
— La seule position indéfendable, dit-il d’une voix inflexible, est la capitulation.