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L’AMIRAL LEV STROMO
C’est à son corps défendant que l’amiral Stromo mit le cap sur la lointaine Corribus, afin d’enquêter sur un massacre censé avoir anéanti la colonie. Il avait hâte d’en finir. À vrai dire, il aurait préféré rentrer chez lui et laisser ce genre de mission à des commandants plus jeunes et plus ambitieux, comme Elly Ramirez. Il avait à peine eu le temps de changer de tenue à la base, avant de lancer sa Manta vers la cible de la nouvelle attaque ennemie.
En chemin, il visionna les entretiens intégraux d’Orli Covitz et d’Hud Steinman, ainsi que les images filmées par le capitaine Roberts. Une gamine, un vieillard et un déserteur ! Entre-temps, via des messages envoyés par la poignée de prêtres Verts qui continuaient à travailler pour la Hanse, les planètes disposant de transportails klikiss avaient confirmé que celui de Corribus ne fonctionnait plus. Il était bien advenu quelque chose.
Bien sûr, il espérait que les agresseurs de la colonie, quels qu’ils soient, ne se trouvaient plus dans les parages. À vitesse maximale, il ne lui faudrait pas plus d’une journée pour arriver sur Corribus, et les scientifiques pourraient récolter des données concrètes. Des vaisseaux de la flotte terrienne ? Impossible. Quant aux robots klikiss et aux compers Soldats renégats… Il balaya la passerelle d’un coup d’œil nerveux. Dans les coursives, des centaines de compers militaires remplissaient leur tâche à la perfection. Son propre croiseur dépendait d’eux, et ils n’avaient jamais présenté le moindre problème. Tout navire en patrouille comportait un comper pour cinq humains au minimum. Aujourd’hui, il était impensable de s’en débarrasser.
Le général Lanyan attendait son rapport avant d’engager toute action radicale. Néanmoins, cela se présentait mal.
— Je ne reçois aucune réponse de la tour de communication, amiral, indiqua Ramirez depuis la passerelle. Nous appelons la colonie depuis dix minutes. Quelqu’un devrait être à l’écoute.
— Personne ne doute qu’une catastrophe a eu lieu, répondit Stromo. J’espère seulement que nos témoins ont exagéré.
— Voici les premières images haute résolution. (Un canyon aux parois granitiques et les plaines qui s’étendaient apparurent à l’écran. Sur le siège de commandement, Ramirez lut un relevé.) L’air ne contient pas trop de vapeur d’eau, nous devrions obtenir facilement un meilleur grossissement… Ah !
L’image se troubla puis s’affina de nouveau, comme les objectifs adaptatifs se focalisaient au-delà des couches atmosphériques. À présent l’on discernait, avec une douloureuse précision, des décombres et des traces de calcination. Quelques débris de préfabriqués gisaient çà et là. Quant aux antiques ruines klikiss, elles avaient été réduites en cendres. Stromo scruta l’image.
— Je ne vois aucun mouvement, là-dessous. Et vous ?
— D’après la fillette, c’est arrivé il y a des semaines. Il ne faut pas s’attendre à retrouver quelqu’un.
— Oui, oui. (Stromo redressa l’échine, se rappelant les instructions du général Lanyan.) Rassemblez une équipe avec les instruments nécessaires. Je veux des images détaillées, des rapports d’autopsie, ainsi qu’une carte des dommages. Nous devons apprendre ce qui a causé cela.
— Un vaisseau de transport est prêt à décoller, amiral, annonça Ramirez. Je suppose que vous désirez les accompagner ?
Il aurait préféré rester sur la passerelle, mais sa présence sur place semblait nécessaire. Avait-on effectué un scan complet du système de Corribus ? Aucun vaisseau ennemi détecté, rien d’anormal ?
— Ce qui était ici, quoi que ce soit, est parti depuis longtemps, monsieur.
— Très bien. Dans ce cas, choisissez huit spécialistes, et je les accompagnerai dans la navette. Je promets de découvrir ce qui s’est passé.
L’air desséché sentait les cendres refroidies. Voilà longtemps que la brise provenant du canyon avait emporté la fumée au loin, mais une couche de suie grasse recouvrait les cailloux. Stromo arpentait le sol inégal, chassant du bout de ses bottes des éclats de roc et de polymères. Sur les centaines de colons, les scientifiques ne trouvèrent que des os noircis et des taches de sang.
Sans instructions de la part de l’amiral, les autres membres de l’équipe s’étaient déployés afin de capturer des images 3D de la scène. Ils sondaient les alentours, mesuraient les signatures énergétiques résiduelles, grattaient les restes carbonisés des équipements détruits par les tirs ennemis. Ils marquaient également les endroits où ils découvraient des restes humains.
— Amiral, faut-il rapatrier les cadavres sur le vaisseau pour identification, ou les inhumer sur place ?
Stromo n’avait pas envie de rester plus longtemps que nécessaire. En outre, le général attendait un rapport au plus vite.
— On peut présumer qu’ils ont tous péri. Les fichiers de la colonie fourniront la liste des noms. Indiquez à la Manta d’envoyer de quoi creuser, afin que nous les enterrions sans tarder. C’est la meilleure chose à faire, conclut-il en appuyant sa phrase d’un mouvement de tête.
Malgré l’agitation autour de lui, il trouvait Corribus oppressante. Et si les mystérieux attaquants revenaient ? Cela pouvait se produire à n’importe quel moment.
— Dans combien de temps aurez-vous vos premières conclusions ? demanda-t-il à une femme qui, non loin de là, introduisait des cendres dans un analyseur à l’aide d’un racloir. Je veux des résultats pour ce soir.
Il se tritura les lèvres, maudissant en silence les prêtres Verts qui avaient quitté l’armée. Il aurait été plus rapide d’envoyer un rapport par télien.
— Je vérifie mes résultats tout de suite, amiral. D’après ce que l’on a jusqu’à présent… je voulais être sûre. (Sur son minuscule écran, elle examina un spectrogramme en dents de scie.) Aucun doute, ces impacts proviennent de tirs de jazers. D’autres débris comportent des résidus significatifs d’explosifs chimiques utilisés dans les obus des FTD. La fillette avait raison.
Stromo expulsa un long soupir.
— Alors, vous affirmez que ce sont les Forces Terriennes de Défense qui ont fait cela ? Que nos vaisseaux ont pulvérisé une colonie hanséatique ?
La technicienne se mordit la lèvre, avant de répondre prudemment :
— Ce que je dis, amiral, c’est que ces impacts proviennent de jazers et que la signature chimique de certains explosifs correspond aux nôtres. Rien de plus.
Maussade, Stromo partit afin de laisser la technicienne travailler. Il interrogea deux autres spécialistes et reçut des réponses tout aussi accablantes. Soit ceux qui avaient attaqué Corribus avaient tâché d’impliquer les FTD, soit ils se moquaient que l’on apprenne ce qui s’était passé ici. Il secoua la tête. Comment cela se pouvait-il ?
Le général Lanyan avait reçu des rapports des amiraux en charge des dix quadrants. La fille, Orli Covitz, avait désigné avec insistance comme coupables un Mastodonte et cinq Mantas ; or, toutes les flottilles avaient rendu compte.
— Comment diable aurait-on pu égarer des vaisseaux aussi gros ? dit-il à haute voix.
Les Ildirans avaient-ils construit des copies exactes pour attaquer des colonies humaines ? Cela n’avait aucun sens. Quelqu’un avait-il retrouvé des vaisseaux endommagés dans les anneaux d’Osquivel, après la bataille contre les hydrogues ? Cinq Mantas et un Mastodonte. Ces chiffres le tarabustaient.
La solution surgit en un déclic. Il s’agissait de l’effectif d’une mission de reconnaissance sur la géante gazeuse Golgen, un an auparavant ; un vol test, afin de démontrer la bonne tenue des compers Soldats, sous la houlette d’une poignée d’officiers humains. Les appareils avaient disparu corps et biens.
Les FTD les avaient supposés détruits par les hydrogues. Stromo se figea. Un quelconque ennemi les avait peut-être capturés et retournés contre une colonie humaine ! La poitrine soudain oppressée, il se mit à crier :
— Dépêchez-vous de collecter ce dont vous avez besoin ! Il faut partir aussitôt que possible, afin que je puisse rendre mon rapport au général Lanyan.