30
LE ROI PETER
Au cours de leur voyage de retour d’Ildira vers la Terre, Peter assista aux efforts de la reine pour faire bonne figure en dépit des nausées matinales. Il tâchait de lui apporter du réconfort, mais notait sa pâleur, ainsi que la moiteur de ses mains et de son visage. Il espérait que les caméras-espions ne découvriraient pas leur secret. Tous deux étaient persuadés qu’on les surveillait sans cesse.
Durant les moments de repos, le couple jouait et conversait sur des sujets innocents. Lorsque Estarra se rua dans la salle de bains pour une nouvelle séance de vomissements, elle marmonna le mensonge qu’ils avaient mis au point :
— La nourriture ildirane doit me porter sur l’estomac. Heureusement que nous ne sommes restés qu’une journée.
Peter lui tapota l’avant-bras.
— Oui, moi-même je me sens un peu barbouillé. Je suis sûr que le Mage Imperator a d’excellents chefs cuisiniers, mais nos métabolismes sont différents.
Ils espéraient que cette excuse fonctionnerait.
Il enjoignit à Estarra de se reposer puis se rendit à la cabine du président. Il frappa deux fois à la porte, interrompant sans doute quelque important travail.
— Basil, je voulais vous dire que nous aurions aimé prendre le petit déjeuner avec vous, mais le voyage spatial n’a pas l’heur de convenir à la reine. Elle reprend des forces, pour les réceptions à venir sur Terre. Désolé.
Le président leva les yeux de ses écrans et lança à Peter un regard torve.
— Petit déjeuner ? Vos tentatives d’urbanité ont-elles pour but de m’influencer d’une quelconque manière ? Personne ne nous écoute : inutile de prétendre agir dans mon intérêt.
Peter s’inclina en dissimulant un sourire.
— Comme vous voudrez.
L’air préoccupé, le président ne fit aucun autre commentaire et referma sa porte.
Bien entendu, Peter souhaitait garder Estarra aussi loin de lui que possible. Mais s’ils l’évitaient de façon trop manifeste, cela éveillerait les soupçons. Par la théorie autant que par l’exemple, le président avait appris à Peter moult astuces de manipulation.
Un moment, Peter avait cru que le président éprouvait un vif mépris à son égard. Puis il s’était rendu compte que celui-ci ne voulait perdre ni temps ni énergie en émotions de cette force. En tant que président de la Hanse, il escomptait que le roi jouerait son rôle et accomplirait ses fonctions avec précision. Rien de plus. Il ne s’était emporté contre Peter que lorsque ce dernier avait passé les bornes et défié ouvertement son autorité. Autrement, il ne se donnait pas la peine de songer à lui. Il n’avait de temps ni pour des amis ni pour des ennemis. Il n’existait que pour l’administration, pour prendre des décisions et mener les affaires humaines.
Au cours de leur brève visite au Palais des Prismes, le profond intérêt que le Mage Imperator avait manifesté vis-à-vis d’Estarra et de Theroc avait surpris Peter. Jora’h avait semblé fasciné par la reine ; plutôt que de diplomatie, il avait préféré parler de Reynald et des prêtres Verts venus à Mijistra.
Alors qu’ils se remémoraient leur visite, Estarra regarda Peter de ses grands yeux marron.
— J’aurais tant voulu que mon frère soit là, avec nous.
Peter s’assit à son côté sur le lit et l’attira à lui. Avec l’aide clandestine d’OX, leur comper Précepteur, ils avaient élaboré un langage secret de signes et de mots-clés qu’ils espéraient indéchiffrable. À présent, il la rassurait en silence, lui disait qu’il l’aimait.
— Le Mage Imperator ne t’a pas paru tourmenté ? insista-t-elle. Il avait l’air très perturbé, comme tiraillé de toutes parts.
Peter jeta un coup d’œil à la minuscule encoche dans le plafond, où il était certain qu’une caméra-espion avait été dissimulée. Puis il se décida à l’ignorer.
— Songe à ce qui se passe dans les coulisses de la Hanse : les fourberies, les secrets et les chantages. Les Ildirans ont beau ne pas être humains, je parie que les mêmes problèmes accaparent l’esprit du Mage Imperator.
— J’espère qu’il les résoudra, dit la reine.
— J’espère qu’il en sera de même pour nous.
Lorsque le vaisseau diplomatique eut atteint l’orbite de la Terre, le président informa Peter et Estarra qu’il partait discrètement en navette avant leur arrivée en fanfare ; il voulait rencontrer au plus vite les administrateurs de la Hanse, afin de discuter des prises de position du Mage Imperator. Puis il tourna les talons sans plus de façons. Sa navette se détacha du vaisseau, pour foncer vers le Quartier du Palais.
De leur côté, Peter et Estarra devaient préparer une arrivée plus officielle. Avant son départ, Basil leur avait remis un texte et avait ordonné à Peter de l’enregistrer. Le jeune homme l’avait mémorisé d’un coup d’œil. Il s’agissait d’un discours de ralliement inoffensif, qu’il pouvait prononcer sans sourciller… contrairement à d’autres fois.
Avec diligence, le couple royal prit place dans l’auditorium du vaisseau diplomatique ; en arrière-plan défilait le paysage qu’ils survolaient.
— L’alliance entre les Ildirans et la Hanse reste puissante, commença Peter en s’efforçant d’y mettre toute sa force de conviction. La reine et moi avons rencontré le Mage Imperator. Il est tout aussi engagé dans la lutte pour vaincre les hydrogues que l’était son père. Grâce aux forces combinées de la Marine Solaire ildirane et des Forces Terriennes de Défense, nous nous dresserons contre l’ennemi, qui a déjà provoqué tant de ravages.
— Les hydrogues ont presque détruit ma planète natale, renchérit Estarra. Ils ont tué deux de mes frères.
— Nous devons les combattre, reprit Peter, mais nous ne pouvons le faire seuls. Les Ildirans pensent de même. Votre reine et moi-même revenons sur Terre, à présent que sont assurés les liens d’amitié et d’aide mutuelle.
Conformément aux ordres du président, le chargé du protocole leur fit répéter le discours trois fois puis collecta les meilleurs moments afin d’en tirer une séquence parfaite.
Au-dessus de la ville, le vaisseau diplomatique fut rejoint par un lourd dirigeable arborant les armes de la royauté. Une fois le couple transféré via un tube de connexion, le vaisseau, désormais inutile, s’évanouit dans les airs. La lenteur et la majesté de l’énorme aérostat permettaient que le roi et la reine soient vus par autant de gens que possible.
Des vaisseaux d’escorte rapides voltigeaient autour du dirigeable telles des abeilles autour d’une fleur chargée de pollen. Le temps qu’il descende jusqu’au Quartier du Palais, le discours fut prêt à être diffusé. Les flancs du zeppelin chatoyèrent, comme les écrans vidéo souples qui les tapissaient projetaient le visage du roi et de la reine.
« L’alliance entre les Ildirans et la Hanse reste puissante… », tonna la voix de Peter.
Pendant que l’enregistrement se déroulait, le roi et la reine se tenaient dans la nacelle de parade en dessous, comme s’ils prononçaient le discours en direct. À une telle distance, ils se réduisaient à de minuscules silhouettes, mais ils firent ce qu’on attendait d’eux. Même à cette hauteur, ils percevaient la rumeur de la foule, les acclamations de milliers de citoyens. Simultanément, leurs paroles sortaient de haut-parleurs disséminés sur la place et le long des rues.
Pendant quelque temps, ils profitèrent d’un peu de solitude. Ils parlaient, rapidement et à voix basse, tandis que tonitruait le discours.
Estarra étreignit le bras de son mari.
— Je crois que le président n’a rien remarqué. Nous avons certainement commis des bévues, mais il n’a pas réagi. Notre secret est sauf.
L’expression de Peter trahit son inquiétude.
— Avec Basil, on ne sait jamais. Ce n’est qu’une question de temps, nous ne faisons que retarder l’inévitable. Bientôt, ta grossesse ne passera plus inaperçue, même à ses yeux.
— Si nous parvenons à garder le secret suffisamment longtemps, fit la jeune femme d’une voix douloureusement innocente, la décision sera prise pour lui. Encore un mois peut-être, et il sera trop tard pour qu’il puisse faire quoi que ce soit.
Peter secoua la tête.
— Il ne faut pas trop compter là-dessus. Il pourrait exiger que nous nous débarrassions du bébé malgré le risque pour toi, juste parce que…
— Je ne comprends pas, Peter, l’interrompit Estarra, les yeux noyés de larmes. Pourquoi le voudrait-il ? Qu’aurait-il à y gagner ?
— Il agirait par rancune, non par logique. Nous lui avons désobéi, et il ne peut nous permettre de prendre ce genre de liberté. Il n’acceptera jamais un défi aussi flagrant à son autorité.
— Mais c’était un accident ! Je n’ai jamais eu l’intention de tomber enceinte.
— Basil ne le verra pas de cet œil. Il a besoin de tout maîtriser – et donc, de nous remettre à notre place si nous jouons les francs-tireurs. (Peter fronça les sourcils comme il réfléchissait.) À moins qu’il pense que notre enfant lui fournisse un bon moyen de nous contrôler… un gage de notre bonne volonté.
Estarra lui jeta un regard chargé d’inquiétude.
— Le président n’aura qu’à menacer notre bébé, et nous n’aurons d’autre choix que de l’écouter.
Pendant cette discussion, leurs visages géants débitaient le message au sujet de la solidarité humano-ildirane contre les hydrogues…
Peter se rappela que Basil avait utilisé Estarra de la sorte, la menaçant s’il n’obtempérait pas.
— En dernier ressort, nous lui ferons miroiter cet avantage. Ce sera peut-être notre seule chance de garder le bébé en vie.
La reine s’appuya contre lui et gémit :
— Peut-être devrions-nous lui avouer, et espérer que tout aille bien.
— Que tout aille bien ? (Il caressa sa joue en lui renvoyant un sourire aigre-doux.) Nous pouvons faire mieux que cela.
Le dirigeable effectua trois tours du Palais des Murmures. Dans un ballet parfaitement orchestré, les gardes royaux se postèrent autour du terrain d’atterrissage ovale, tandis que le gigantesque engin flottait doucement vers la surface dallée. On ancra les filins d’amarrage, puis un ascenseur fit descendre Peter et Estarra jusqu’à une tribune. Là, le Pèrarque de l’Unisson les accueillit. Le chef spirituel officiel de la Hanse brandit haut son sceptre et vint se placer au côté des époux royaux.
Peter n’avait jamais discuté librement avec le vieil homme barbu à l’allure bienveillante. À l’instar de lui-même, il occupait un poste purement honorifique, sans réel pouvoir. Ses joues étaient roses – du maquillage, probablement –, et de nombreuses rides entouraient ses yeux bleu pâle. Mais son regard était vide. Il prononça un discours préparé à l’avance, suivi d’une prière, puis mena la procession royale en direction du Palais des Murmures.
C’était un spectacle grandiose, coloré et bruyant, conçu pour convaincre le public que tout allait pour le mieux dans la Ligue Hanséatique terrienne.
Le roi Peter se sentit très fatigué.