113

LE ROI PETER

Les couloirs du Palais des Murmures n’étaient pas sûrs, même tard dans la nuit. Camouflé sous un déguisement, le roi Peter se rendait à son rendez-vous par des chemins détournés. Il avait les mains moites, le souffle court. Quiconque l’arrêterait remarquerait qu’il transpirait. Il se demanda si le prince Daniel avait usé de cette ruse pour s’échapper, quelques jours plus tôt.

Au fond d’une impasse, dans les caves du gigantesque édifice, Peter trouva l’entrepôt sans difficulté. Il ne se souvenait pas de s’être jamais rendu à ces étages, mais OX lui avait tracé l’itinéraire à suivre. Peter l’avait appris par cœur puis avait détruit le plan : il ne voulait transporter sur lui aucun document compromettant, au cas où il tomberait sur des gardes royaux trop curieux.

Son entreprise angoissait beaucoup Estarra. Pendant qu’ils nageaient avec les dauphins, tous deux avaient de nouveau utilisé leurs signes secrets puis s’étaient parlé à l’oreille le plus discrètement possible. Le couple avait désespérément besoin d’alliés pour se défendre contre le président. Peter ne voulait pas qu’il arrive malheur à Estarra et à son enfant à naître, ce qui l’avait conduit à prendre ce risque.

Comme prévu, la porte de l’entrepôt n’était pas verrouillée. Peter l’ouvrit lentement. Il n’excluait pas la possibilité d’un piège, et son esprit s’efforçait de trouver une excuse passable. Dans la pièce encombrée de caisses, de sculptures et d’un fouillis d’autres objets, une silhouette se découpa.

— Ah, bienvenue, roi Peter. Je vous attendais. (Sous le chiche éclairage, la silhouette fantomatique d’Eldred Cain évoquait un gnome.) Tout temps passé à contempler des œuvres d’art, même celles que l’on a remisées, est précieux. J’ai toujours voulu partager ces moments avec une personne assez ouverte d’esprit pour les comprendre. (L’adjoint lorgna Peter de pied en cap.) Êtes-vous cette personne, Peter ? Ou dois-je vous appeler Votre Majesté, même dans une réunion privée comme celle-ci ?

— Peter n’est pas mon vrai nom, de toute façon… comme vous le savez fort bien, dit le jeune homme en refermant la porte derrière lui.

La veille, Basil avait annoncé son intention de faire avorter Estarra, et Peter s’était rendu compte qu’il avait très peu de temps. Il savait qu’OX n’éveillerait pas les soupçons, aussi le comper avait-il servi d’intermédiaire pour demander à Cain une conversation officieuse. Peter était sûr que celui-ci saurait lire entre les lignes.

— Je prends un sacré risque rien qu’en vous rencontrant, monsieur l’adjoint.

— De même pour moi. (Cain se tourna vers une sculpture poussiéreuse, qui représentait une femme tenant une coupe de raisin.) Vous n’avez aucune raison de me faire confiance. Pas la moindre.

— Je ne fais confiance à personne au sein de la Hanse, mais j’ai besoin d’un allié, ou d’un avocat. Vous m’avez toujours paru un homme raisonnable, aux réactions mesurées. Quelqu’un qui pèse ses mots avant de parler.

Les yeux de Cain pétillèrent.

— Quels compliments. Peut-être devrais-je être roi…

—… ou président, acheva Peter d’une voix détimbrée.

Les yeux de Cain se dérobèrent.

— Vous surestimez mes ambitions.

L’homme au teint hâve retira la bâche qui recouvrait une grande peinture sur cadre. Peter aperçut un gentilhomme du Moyen Âge sur un cheval blanc ; à son côté se tenait une femme habillée d’une ample robe bleue, un bouquet de fleurs à la main.

— Cette œuvre ne vaut rien, dit l’adjoint, et je me réjouis qu’elle ait été retirée du hall sud-est. La lumière ne la mettait pas en valeur, et elle n’allait pas avec les peintures des alcôves voisines. Regardez, même le cadre est de mauvaise qualité.

Il l’inclina en avant, découvrant un tableau de plus petite taille. L’étude représentait une fillette adorable en robe rose, un chien de chasse élancé à ses pieds.

— Celle-là a plus de caractère. Milieu du xviiie siècle, je dirais.

Peter s’approcha pour mieux voir.

— Le nom de l’auteur ne m’évoque rien, mais à en juger par les détails il s’agissait peut-être d’un disciple, ou au moins d’un admirateur, de Velázquez. Ça en a le charme radieux, sans rien du morne désespoir d’un Goya. (Cain lui retourna un regard de surprise et d’intérêt et s’expliqua :) Le président Wenceslas m’a fait apprendre pendant des années la politique et l’histoire de la Hanse. Mais OX m’a aussi guidé dans le Palais des Murmures pour me montrer l’architecture, les vitraux, les fontaines, les sculptures et les tableaux. Je n’ai rien d’un expert, monsieur Cain, mais j’apprécie l’art et le travail bien fait.

Le front dégarni de l’adjoint se plissa.

— Si vous appréciez le travail bien fait, nous allons devoir nous y mettre.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut que je retourne à mes appartements avant que l’on remarque mon absence.

— D’accord, posez votre question ; je me doute de sa teneur. Je suis au courant de la grossesse de la reine. Et de la réaction quelque peu excessive du président.

— Ainsi, vous avez remarqué qu’il est devenu… instable.

L’adjoint, cependant, ne se risqua pas à un commentaire. Peter poursuivit, les yeux étincelants :

— Ce n’est pas un incident isolé. Vous êtes conscient de ses sautes d’humeur. Vous l’avez vu devenir plus agressif, prendre des décisions moins réfléchies, agir de façon de moins en moins sensée.

— Basil subit beaucoup de pression, répondit Cain. Nous pouvons tous le comprendre. Il croit agir dans l’intérêt de la Hanse.

— Ce n’est pas une excuse : nous voulons tous croire que nous agissons dans l’intérêt de la Hanse. Année après année, jour après jour, le président devient plus volatil et moins rationnel. Il m’a kidnappé quand j’étais un gamin des rues et a assassiné toute ma famille pour effacer ses traces. Je suis certain qu’il a fait de même avec celle de Daniel.

Les yeux fixés sur lui, Cain digéra ces informations. Peter se demanda jusqu’à quel point il connaissait ce qui se tramait dans l’ombre de la Hanse. L’adjoint fit courir ses doigts le long d’une statue. Un geste de nervosité ? se dit Peter. Peut-être était-il aussi inquiet que lui.

— Il y a presque deux ans, poursuivit-il, j’ai élevé des doutes légitimes au sujet des compers Soldats. J’ai demandé que l’on ouvre une enquête avant de les produire. Au lieu de m’écouter, le président a écarté mes objections sans façon, m’a fait expulser de la réunion et a ignoré cette menace.

— Je ne crois pas qu’il voulait l’admettre, répondit Cain, parce que les conséquences auraient été désastreuses. Il ne désirait pas perdre une arme potentielle contre les hydrogues. Mais vous êtes peut-être davantage dans le vrai que vous le croyez, si le rapport de l’amiral Stromo sur Corribus est exact.

— Corribus ? Qu’est-il arrivé là-bas ?

— Nous cherchons toujours. Je ne suis pas surpris cependant que le président Wenceslas vous ait laissé dans l’ignorance. (Manifestement, il désirait changer de sujet.) Vous énumériez vos doléances, je crois ?

Les narines de Peter se dilatèrent.

— Ensuite, Basil a essayé de nous assassiner, Estarra et moi. Il a fait poser une bombe sur le yacht royal, mais OX l’a désactivée à temps. Il a tenté d’impliquer un marchand vagabond, afin d’utiliser l’affaire pour déclencher la guerre contre les clans.

— Ainsi, il aurait planifié sa croisade contre les Vagabonds avant leur déclaration d’embargo ? Intéressant… Lorsqu’on a le dessous dans une guerre, on a tendance à se fabriquer de toutes pièces un ennemi facile à vaincre ; en particulier si cet ennemi possède des ressources que l’on convoite. C’est bon pour le moral. Si on les vainc, bien sûr.

Peter était allé trop loin pour s’arrêter.

— Vous avez vu ce que Basil a fait au prince Daniel ? Il le garde, sanglé sur un lit, dans un coma artificiel. Et aujourd’hui, pour la seule raison que cela l’importune, il exige de tuer notre bébé. Je ne peux tout simplement pas accepter cela sans réagir.

— Il n’est pas question que je prenne position dans une vendetta.

— Il ne s’agit pas de vendetta. Il s’agit de mon enfant… Il s’agit d’un homme qui détient trop de pouvoir et est devenu aussi impossible à contrôler qu’un chien enragé. Il n’arrive plus à voir les dommages irréparables qu’il provoque. (Les yeux bleus de Peter brillaient dans la pénombre de l’entrepôt.) La prochaine fois que je parlerai en public, j’annoncerai que la reine Estarra porte notre héritier. Peut-être y arriverai-je avant que Basil coupe mon micro. Une fois que le peuple saura, il n’osera plus faire quoi que ce soit.

— Oh, je crois que si, riposta Cain. Et votre stratégie est très hasardeuse. Étant donné les circonstances, je doute que le président vous laisse apparaître en public avant la date de l’avortement. Il agira probablement demain, après-demain au plus tard. (L’adjoint s’approcha d’une autre sculpture, une petite licorne, comme s’il musardait dans une boutique de souvenirs.) Je ne vous donne pas tort, Peter. Le président est dans l’erreur, pour cela et probablement pour le reste. Toutefois, il serait plus sage que la nouvelle de la grossesse se répande auprès de certains médias. La rumeur enflerait rapidement, et les gens la croiraient, bien sûr. Ils veulent croire. Et une fois que leurs espoirs auront été éveillés, il sera peu probable que Basil les anéantisse par simple dépit. En particulier si vous n’êtes pas responsable de la fuite.

Il fit la moue, comme s’il pesait la crédibilité de ses propres paroles. Peter s’approcha.

— Vous pourriez le faire ? Faire fuiter la nouvelle ?

— Bien sûr que je le peux… mais est-ce le bon choix, en ce qui me concerne ? Je n’en suis pas entièrement convaincu. (Il souleva un vase en fine porcelaine pourvu d’un col flûté à dorures.) Un peu trop orné, dit-il d’un air songeur, mais non dénué de grâce. Il évoque le mouvement épuré.

Plusieurs araignées mortes dégringolèrent du vase. Peter sentit son estomac se nouer. Il attendit, craignant d’avoir commis une terrible erreur.

Enfin, Cain reposa le vase et prit une inspiration.

— Ainsi, dit-il d’un ton assuré, vous me demandez de vous débarrasser du président Wenceslas. C’est votre désir le plus cher, n’est-ce pas, Peter ?

Celui-ci déglutit, surpris par la franchise de la question. Il choisit ses mots avec soin :

— Vu les récentes décisions de Basil, je ne doute pas que cela serait un bien pour la Hanse.

— Ah ! le bien de la Hanse… (Cain hésita.) Néanmoins, voilà des années que je vous observe, et je crois à votre sincérité. Il est certain que cela me causera beaucoup d’ennuis, mais je dois admettre que vous avez certainement raison.

Soleils éclatés
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