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OSIRA’H
Voilà plusieurs jours que Yazra’h avait pris Osira’h sous son aile, au Palais des Prismes. Les trois chatisix de la fille aînée du Mage Imperator accompagnaient leurs promenades citadines.
La moindre chose stupéfiait la jeune fille : elle n’avait jamais rien vu d’autre que les arides collines et canyons de Dobro, sinon dans les souvenirs par procuration de sa mère. Les sons, les couleurs et les odeurs de Mijistra faisaient tourbillonner ses sens. Les majestueux édifices qui s’élançaient vers le ciel lui donnaient une nouvelle preuve de la splendeur de l’Empire ildiran et lui montraient ce pour quoi elle se battait, pourquoi elle devait réaliser sa destinée… même si elle savait qu’il existait nombre d’obscurs recoins sous les sept soleils.
Quatre jours plus tôt, le roi et la reine de la Hanse étaient repartis, sans rien savoir de la bataille qui faisait rage entre les hydrogues et les faeros au sein de Durris-B. Yazra’h ne cachait pas sa fierté que le Mage Imperator ait empêché les humains de découvrir les problèmes auxquels était confronté l’Empire. Osira’h s’était tout de suite souvenue de la longue captivité de sa mère et des esclaves reproducteurs de Dobro.
— Oui, nous excellons à garder des secrets par-devers les humains, n’est-ce pas ?
Sa demi-sœur sourit, prenant sa remarque pour un compliment.
— Il faudra quelques jours avant que tout soit prêt pour ta mission, dit-elle. Ensuite, nous devrons localiser le groupe d’hydrogues avec lequel tu communiqueras.
— J’en ai vu des milliers, qui se battent sur l’étoile de Durris.
Yazra’h rejeta sa crinière cuivrée en arrière.
— Ton vaisseau ne pourrait résister à ce genre d’environnement. Suis-moi, que je te montre la sphère qui te permettra de t’enfoncer dans les profondeurs d’une géante gazeuse.
Elle guida Osira’h jusqu’à un hangar, dans lequel des kiths d’ouvriers et d’ingénieurs achevaient de construire un étrange engin. Un blindage transparent revêtait sa coque. L’espace intérieur était réduit – tout comme elle.
— Ce vaisseau te protégera de la pression, mais non des hydrogues eux-mêmes. Pour le reste, ce sera à toi de jouer. (Elle lui donna une petite tape d’encouragement dans le dos.) Mais tu vas changer le cours de l’histoire, sœurette. Tu possèdes un don unique.
Osira’h ne la contredit pas. Elle s’avança pour examiner le caisson de cristal, l’effleura du bout des doigts.
— Oui. Oui, c’est vrai.
Son esprit minutieux à l’affût de la moindre information, Osira’h tâchait d’en apprendre le plus possible sur le Palais des Prismes et sur les Ildirans en général, qu’elle était destinée à protéger. Certains courtisans, et même Yazra’h, avaient relevé son mutisme inhabituel. Osira’h se contentait de les observer et de collecter des renseignements.
Contrairement aux Ildirans ordinaires, elle était née avec un énorme poids sur les épaules. Udru’h n’avait jamais permis à ses pensées de dévier de ce que l’on attendait d’elle ; il ne lui avait jamais laissé oublier son talent. Et pourtant, juste après l’avoir livrée au Palais des Prismes, il s’était détourné d’elle et était reparti sur Dobro, pour le cas où elle échouerait.
Osira’h avait dressé un mur autour de la déception qu’il lui avait causée, et chaque brique de ce mur était un souvenir légué par sa mère : sa détention dans le noir, afin que sa peau ne puisse s’abreuver à la lumière du soleil ; comment Udru’h, après la naissance d’Osira’h, l’avait détenue dans les baraquements de reproduction jusqu’à ce qu’elle donne naissance à son fils Rod’h ; puis les fécondations froidement cliniques qu’il lui avait infligées avec les membres d’autres kiths. Chacun de ces viols s’était imprimé en Nira comme une braise ardente sur sa peau. Par la transmission de sa mémoire, Osira’h se rappelait elle aussi chaque souffrance, chaque coup, chaque meurtrissure.
Si elle avait laissé ces souvenirs la submerger, la jeune fille aurait pu facilement haïr Udru’h. Mais elle avait conscience de sa mission et admettait l’urgence pour son ancien mentor de sauver son espèce des hydrogues, même au prix d’une poignée de reproducteurs humains. Et elle se rappelait les attentions d’Udru’h à son égard, l’amour qu’il lui avait porté.
Il lui semblait alors que son être se déchirait en deux…
Jora’h la convoqua dans sa chambre de méditation ; Osira’h se tenait, hésitante, sur le seuil de la porte, quand son père s’avança avec un sourire accueillant, teinté d’une timidité surprenante pour le chef de l’immense Empire ildiran.
— Entre, s’il te plaît. (D’un geste gauche, il la prit par les épaules.) Laisse-moi te regarder.
Osira’h ne répondit pas. Elle observa des émotions contradictoires traverser le visage du Mage Imperator.
— Tu ressembles tellement à Nira. Je peux la voir dans tes yeux.
Leurs regards se croisèrent, et subitement un sentiment de gêne envahit Osira’h. En voyant Jora’h dans cette chambre garnie de vitraux, les souvenirs de sa mère affluèrent. Des scènes d’amour passionné avec cet homme qui était son père, de tendres conversations, des caresses… des réminiscences si différentes de celles des baraquements de Dobro : l’amour au lieu de la simple fécondation, le ravissement au lieu de la douleur et de l’horreur.
Mais s’il l’aimait, pourquoi Jora’h ne l’avait-il pas sauvée ? Pourquoi avait-il cru les mensonges sans les remettre en doute, sans se demander si Nira avait été enlevée ? Si elle lui était réellement chère, pourquoi l’avait-il laissé partir si facilement ?
— Tu es très silencieuse, dit Jora’h en la menant dans la chambre.
Instinctivement, Osira’h frissonna, quand bien même elle savait que son invite n’avait rien de sexuel. C’était le Mage Imperator, son père que l’on avait castré, non un ami ni l’amant que Nira avait connu. Mais elle ne pouvait s’empêcher de le voir selon ces deux perspectives. Elle ne devait pas révéler l’étendue de son savoir. Jora’h et Udru’h, entre autres, seraient probablement horrifiés par ce à quoi elle avait assisté par mémoire interposée. Quelle ironie que ses capacités, qui faisaient d’elle l’espoir de l’Empire ildiran, l’aient transformée en une anomalie, une singularité imprévisible. Non, elle ne pouvait laisser son père, ni quiconque, apprendre son secret.
Avant d’avoir pu lui répondre, Osira’h aperçut le surgeon dans une niche murale. Elle s’avança, les yeux étincelants.
— Est-ce que je peux le toucher ? (Ses pensées tournoyaient, comme elle se rappelait la sensation de flotter dans le réseau du télien, connectée à l’ensemble des prêtres et des arbremondes. Ce réconfort avait été refusé à Nira.) Ma mère était une prêtresse Verte.
Jora’h sourit.
— Bien sûr.
Osira’h tendit la main jusqu’à la frondaison. Des squames d’écorce dorées enveloppaient le tronc mince. Les feuilles en forme de fougère se déployèrent, et elle les caressa, tel un musicien jouant sur les cordes d’un instrument délicat.
Elle ne savait à quoi s’attendre au juste. Ses doigts perçurent un fourmillement, puis une secousse… et son cœur se gonfla dans sa poitrine. Une image lui traversa l’esprit comme un éclair : Nira, qui agrippait des épineux sur Dobro jusqu’à s’ensanglanter les mains, et qui hurlait ses pensées dans les plantes insensibles, incapables d’entrer en contact avec la forêt-monde.
Puis, comme en réponse à sa peine, un souvenir plus doux émergea. Elle revit le jour où les arbremondes avaient accepté Nira, l’accueillant en eux, se connectant à elle jusqu’au niveau cellulaire, altérant sa physiologie afin qu’elle devienne une partie de l’esprit vaste et paisible de la forêt. Oh, quelle joie elle avait ressentie quand l’univers entier s’était ouvert à elle !
Osira’h desserra sa prise. Le surgeon tressaillait, mais elle n’avait pas accompli un lien complet… pas comme celui d’un prêtre Vert. Néanmoins, l’émerveillement muet qu’elle éprouvait la fit sourire.
— Je vois que cela te rend heureuse, dit Jora’h. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te voir ainsi, avant que tu… partes. (Il arpentait sa chambre. Puis il se tourna vers elle.) Cela ne saurait tarder. J’attends un rapport de mes vaisseaux éclaireurs au sujet de ce qui se passe sur Hyrillka. (Il secoua la tête.) Mais je ne devrais pas me laisser distraire. Cela ne te concerne pas. Il ne s’agit que d’un autre problème impérial à gérer.
Elle garda le silence, attendant qu’il poursuive.
— Je veux passer du temps avec toi. Te connaître. Toi qui es ma fille, je t’ai affligée d’un si lourd fardeau… J’ai pensé que nous pourrions visiter Mijistra, les musées, ou aller sur les canaux.
Ses mots se tarirent, lorsqu’elle répondit :
— Yazra’h m’a déjà montré.
Il s’assit sur ses coussins.
— Alors, le plus important que je puisse faire pour toi – pour nous deux – est de te raconter ce que je sais sur ta mère. Nira était… particulière à mes yeux.
— Aujourd’hui, elle est morte.
Sa phrase le blessa.
— Oui.
Osira’h savait tout de sa mère, de la manière la plus brute. Néanmoins, elle décida de mettre son père à l’épreuve. Curieuse de voir si ses explications se conformaient à la vérité, elle le laissa s’exprimer avec ses propres mots.