17
DENN PERONI
Osquivel semblait l’un des lieux de réunion les plus sûrs pour les clans, avec les Forces Terriennes à leurs trousses : les anneaux de la géante gazeuse avaient vu la défaite de la gigantesque flotte des FTD, de sorte qu’il était peu probable qu’elles reviennent avant longtemps. Puisque la Hanse n’y avait jamais repéré aucune activité des Vagabonds, quelle raison aurait-elle eu d’y jeter un œil de nouveau ?
Aux commandes du Persévérance Obstinée, Denn Peroni se rendait aux chantiers spationavals du clan Kellum. Il ne doutait pas que les Vagabonds ne manqueraient pas d’affluer afin d’exprimer leur indignation et d’échafauder des plans. Il espérait que sa fille Cesca, l’Oratrice des clans, serait présente. Il ignorait même si elle avait survécu à l’attaque de Rendez-Vous… et, en ce cas, si elle était parvenue à s’échapper ou non. Nul ne savait où les prisonniers avaient été emmenés, de sorte que l’inquiétude ne cessait d’augmenter.
Quelques jours plus tôt, Denn aidait les Theroniens à rebâtir leur colonie, lorsque Nahton, le prêtre Vert du Palais des Murmures, avait diffusé l’effarante nouvelle de la destruction de Rendez-Vous. Mère Alexa et Père Idriss avaient compris ce que risquaient désormais Denn et ses compagnons.
« Le président Wenceslas sait que vous nous prêtez assistance, avait dit Alexa. Vous devez partir. Nous ne pourrons vous protéger si les FTD arrivent.
— Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais il n’est pas question que vous vous trouviez entre les Terriens et nous, avait-il répondu, la rage au cœur. Vous avez déjà assez souffert. »
Ainsi, les constructeurs et les autres techniciens s’étaient évanouis au loin. Denn s’était d’abord rendu sur Plumas dans l’espoir d’y trouver Cesca – en vain. L’un des vieux frères Tamblyn, qui gérait les puits, l’avait accueilli, et ils étaient partis ensemble pour Osquivel. Ils espéraient qu’une nouvelle organisation en émergerait. Del Kellum avait toujours fait activer les choses.
— Merdre, les Terreux sont furieux contre les hydrogues, grommela Denn à Caleb à son côté. C’est pour ça qu’ils mordent tout ce qui passe à portée – et nous sommes la cible idéale.
Aujourd’hui, les Vagabonds n’avaient plus de commerce extérieur – et la Grosse Dinde, toujours pas d’ekti.
Caleb Tamblyn fourragea dans sa chevelure couleur paille. Pour un puisatier, il regardait un peu trop à la dépense d’eau pour se laver.
— Foutue politique, grogna-t-il.
Alors que Denn tâchait de s’habiller en honnête commerçant, Caleb faisait fi de son apparence. La plupart des « broderies » de ses vêtements se composaient en réalité de renforts ou de coutures destinés à réparer les accrocs dans le tissu usé. Denn ne se serait jamais montré en public vêtu ainsi, d’ailleurs Caleb ne se privait pas de le traiter de « dandy ». Manifestement, leurs points de vue différaient radicalement.
— Fichue politique, tu l’as dit. Tiens, Caleb, est-ce que ta nièce Tasia ne s’est pas engagée chez les Terreux ? Peut-être que nous pourrions prendre discrètement contact avec elle…
Caleb lui retourna un regard mauvais.
— Ne la confonds pas avec l’un de ces crétins qui marchent au pas de l’oie. Tasia est allée combattre les hydreux au début de cette foutue guerre. Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe ici.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Parce que c’est une Tamblyn ! Tu as d’autres questions ? grommela-t-il dans sa barbe.
Ne voulant pas envenimer la conversation, Denn garda le silence tandis qu’il louvoyait avec précaution à travers les anneaux périphériques d’Osquivel. Il ne fut guère surpris de voir des dizaines de vaisseaux déjà présents. Beaucoup en étaient venus à la même conclusion : la géante gazeuse était le lieu de rendez-vous le plus sûr.
De sa voix tempétueuse, le chef de clan Del Kellum souhaita personnellement la bienvenue au Persévérance Obstinée et annonça une réunion des représentants claniques.
« Puisque Rendez-Vous n’existe plus, c’est ici que nous ferons nos assemblées, bon sang ! Quelqu’un doit bien s’occuper de l’organisation et prendre les décisions. »
Dès qu’ils eurent apponté au milieu des autres vaisseaux, Denn et Caleb rencontrèrent un administrateur à l’air pressé, qui leur attribua des cabines sur un astéroïde périphérique. Les deux hommes prirent chacun une douche d’eau cométaire… de qualité bien inférieure à celle de Plumas, aux dires de Caleb, bien que Denn n’ait remarqué aucune différence. Puis ils s’acheminèrent vers le centre du complexe pour la réunion. Denn salua ses amis ainsi que des relations rencontrées lors de ses voyages d’affaires, pendant que Caleb allait retrouver des clients de longue date. Malgré le ton de camaraderie, les Vagabonds étaient tendus et mal à l’aise.
En discutant dans la vaste salle, Denn découvrit avec consternation que les chefs de clan attendaient qu’il leur donne des nouvelles de l’Oratrice.
— Je suis aussi perdu que vous, dit-il. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve ma fille.
— Personne n’a dû avoir le temps d’envoyer un mémo pendant l’évacuation de Rendez-Vous, fit remarquer Caleb.
— Au moins, vous avez réussi à venir jusqu’ici, fit Zhett Kellum, à côté de son père. Nous avons envoyé des messagers, afin de nous faire une idée générale de ce qui se passe.
— Si nous n’avons pas de nouvelles de l’Oratrice bientôt, il faudra prendre des mesures sans son aval. Puisque nous avons coupé toute relation commerciale avec la Grosse Dinde, nous avons besoin de nouveaux marchés pour fournir et acheter des marchandises vitales.
Del passa un bras boudiné autour des épaules de sa fille.
— Cesca reprendra contact aussitôt qu’elle le pourra, répondit Denn. Je suis certain qu’elle a envoyé un message, il faut juste du temps pour qu’il parvienne à bon port. Mais je suis d’accord, nous ne pouvons pas attendre. C’est maintenant qu’il nous faut décider quoi faire. Alors, comment allons-nous traiter avec la Hanse ?
Kellum mit les mains sur ses hanches.
— On détient quelques-uns de leurs soldats, bon sang. Ceux qu’on a sauvés après la pâtée que les hydrogues leur ont fichue. On pourrait les utiliser comme monnaie d’échange.
— Aucun d’eux ne nous a écrit de mot de remerciement pour les avoir sauvés, dit Zhett avec un rire acerbe. On a plutôt eu l’impression d’avoir affaire à des princesses. (Elle baissa les yeux.) Sauf que l’un d’entre eux a péri lors d’une tentative d’évasion, ce qui a rendu les autres plus mauvais que jamais.
— Aucune raison de ne plus les appeler des « prisonniers de guerre » désormais, dit Caleb. Œil pour œil, dent pour dent. Qui sait de combien d’otages la Grosse Dinde s’est emparée sur Rendez-Vous ? ou au Dépôt du Cyclone ?
— Et ils continuent, renchérit un autre chef de clan. Ils viennent de frapper les serres des Chan sur Hhrenni.
Denn émit un soupir d’incrédulité.
— La Grosse Dinde laisse ses chiens enragés prendre ses décisions.
— Ouais, et ces chiens enragés possèdent de gros vaisseaux et un paquet d’armes, releva Caleb. Nous, non.
— Ça va peut-être changer, répondit Kellum. Kotto Okiah étudie une épave d’engin hydrogue que nous avons trouvée dans les anneaux. Bientôt, nous saurons comment ils fonctionnent, bon sang ! Alors, nous aurons un moyen de résister aux Terreux… ou au moins aux hydreux.
Bien que la réunion n’ait pas officiellement commencé, l’auditoire s’était agglutiné autour d’eux. Denn incita tout le monde à la prudence :
— Réfléchissons une minute avant de partir en guerre. D’abord et avant tout, nous sommes des marchands, non des soldats. Nous cherchons des minerais et autres ressources, nous produisons du carburant interstellaire. Nous avions l’habitude de vendre nos produits à la Grosse Dinde. Aujourd’hui que cette période est révolue, allons-nous nous rouler en boule et nous lamenter ? (Il leva le poing.) Ou allons-nous trouver de nouveaux clients ? La galaxie est vaste.
— Écoutez-moi ça, marmonna Caleb avec bonhomie, un véritable Orateur…
— Tel père, telle fille, gouailla Denn. Je me porte volontaire pour me faufiler jusqu’aux colonies éloignées de la Hanse privées d’approvisionnement. Je suis certain que des colonies comme Yreka n’ont pas une grande affection pour la Grosse Dinde. Ils garderont le secret et achèteront tout ce que nous pourrons leur fournir.
Caleb gratta sa chevelure encore mouillée et emmêlée.
— Je ne serais pas contre faire un peu de marché noir avec des gens qui ne nous ont jamais fait aucun mal.
Un large sourire se dessina au creux de la barbe poivre et sel de Kellum.
— Bon sang, si nous commençons par là, autant envoyer des représentants directement dans l’Empire ildiran. La Grosse Dinde nous a toujours servi le refrain patriotique qu’il fallait « aider nos congénères ». Mais après ses attaques, je ne me sens plus concerné. Et vous ?
La réponse fut un « Non ! » tonitruant.
— Nous sommes des Vagabonds, nous réussirons, lança Caleb. Quelles marchandises avons-nous à vendre ?
Denn haussa les épaules.
— J’ai une pleine cargaison de bois d’arbremonde à bord de mon vaisseau.