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SAREIN
Depuis sa conversation avec Beneto, Sarein était assaillie de doutes. Lorsque ses yeux ligneux l’avaient scrutée, le golem de la forêt lui avait révélé ses véritables mobiles. Des mobiles qu’elle n’avait jusqu’alors jamais regardés en face.
Ses grands et généreux discours avaient leurré Idriss et Alexa, et Basil Wenceslas misait sur son aptitude à gouverner Theroc… mais Beneto avait saisi sa quintessence. Il connaissait ses désirs contradictoires. Comment pouvait-elle argumenter avec lui ?
Elle n’avait jamais aimé ce trou perdu, qu’elle considérait comme une entrave à l’accomplissement de son fabuleux destin. Elle avait cru que n’importe quelle planète valait mieux que cette jungle sauvage, de sorte qu’elle avait tout fait pour s’en échapper. La Hanse l’avait éblouie. Ambitieuse et douée d’un réel talent, elle s’était fait accepter dans le cercle restreint du président. Elle était même devenue sa maîtresse ; au début, il s’agissait d’un stratagème pour s’ouvrir des portes, puis les sentiments s’en étaient mêlés…
Sarein soupira. La mort de son frère Reynald, tué lors de l’attaque des hydrogues, avait fait d’elle l’aînée des enfants de Père Idriss et de Mère Alexa. Sa prétention au trône avait des chances de réussir. En forçant les choses, elle convaincrait non seulement ses parents, mais aussi son peuple de l’accepter comme la prochaine Mère. Mais elle n’appartenait pas à cette planète, elle le savait mieux que quiconque. Elle voulait revenir sur Terre et naviguer dans les méandres politiques de la Hanse, assister aux banquets et aux réunions, regarder cent chaînes d’information… bref, être reliée à la civilisation.
Voir Theroc en ruine – cette planète qui n’avait, croyait-elle, jamais eu de place dans son cœur – la torturait. Les arbres brûlés, les vies et les habitations détruites… ce spectacle de désolation lui faisait horreur. Tout comme l’image de Reynald, défiant les hydrogues dans les cimes de la forêt-monde, essayant de protéger sa planète… et échouant.
Elle ne pouvait rester ici.
Le matin suivant, comme l’aube pointait, elle revêtit la robe d’ambassadrice que lui avait donnée la vieille Otema il y avait si longtemps. Elle avait pris sa décision, en fonction de sa conscience et non de ce que l’on attendait d’elle. Ses parents désiraient qu’elle reste sur Theroc, de même que Basil… pour des raisons différentes. Mais pour elle aucune n’était légitime. C’étaient des mensonges. Elle ne pouvait pas.
Elle prit une longue inspiration et alla trouver ses parents. Beaucoup de Theroniens travaillaient déjà dans la brume de l’aurore. Ils rassemblaient des surgeons et les mettaient en pot, afin de les disséminer. Parmi eux, le golem de Beneto tourna son visage parfaitement sculpté vers elle.
Idriss et Alexa portaient des vêtements de l’époque de leur règne, mais en cet instant ils étaient maculés de suie et de poussière. Son père la regarda, jovial.
— Sarein, tu es ravissante.
Le sourire de sa mère s’affaissa.
— Qu’y a-t-il ? Tu as l’air bien sérieuse.
— Nous avons une affaire importante à discuter. Je sais que vous souhaitez que je reste, pour devenir la prochaine gouvernante de Theroc. (Elle s’arrêta près du golem et raidit l’échine.) Mais je ne peux pas. Pas plus que Beneto : ni l’ancien ni le nouveau. Ce n’est pour aucun de nous. Cela… ne serait pas bien.
— Que veux-tu dire ? demanda Idriss en fourrageant dans sa barbe. Bien sûr que ce serait bien. Ta mère et moi sommes à la retraite. Tu es la prochaine sur les rangs, et nous avons besoin de toi ici.
Des larmes perlèrent au coin de ses paupières ; elle les refoula.
— Theroc a besoin de moi, mais ailleurs.
Le bois carbonisé, les arbres brisés, les villages détruits, l’expression égarée des habitants… tout cela était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Chaque bouffée d’air agressait ses narines. Cet endroit lui était étranger.
Elle livra la meilleure excuse qu’elle ait trouvée :
— Avec la nouvelle mission qu’a proposée Beneto, le soutien de la Hanse nous est plus que jamais nécessaire. Je suis la seule à maintenir la liaison entre elle et nous. Theroc ne saura s’en sortir seule, et les Vagabonds (elle désigna les étendues où les clans avaient, selon elle, volé le bois précieux) sont hors la loi. Quelle aide peuvent-ils offrir désormais ?
— Ils en ont déjà fait beaucoup, répondit Alexa d’un air sévère, connaissant l’aversion de sa fille à l’encontre des Vagabonds.
— Oui, mais aujourd’hui ils s’occupent de leurs propres problèmes. J’ai promis que des vaisseaux hanséatiques aideraient les prêtres Verts à transporter leurs surgeons aussi loin qu’ils le veulent. Mais pour cela je dois retourner sur Terre, et obtenir du président Wenceslas ce dont Theroc a besoin.
Celli arriva dans la clairière, pleine d’allant comme de coutume. Elle remarqua l’air préoccupé de ses parents.
— Eh ! qu’est-ce qu’il y a ?
— Je pars bientôt, déclara Sarein en se donnant des airs importants. La Terre me réclame.
— Ce ne serait pas plutôt parce que tu as manqué trop de banquets ou de réunions officielles ? repartit sa sœur cadette, caustique. Ou parce que le travail ici exige trop d’efforts salissants à ton gré ?
Sarein lui renvoya un regard sombre.
— J’ai des responsabilités. Peut-être serait-il temps que tu en aies.
Des mots creux, dont elle doutait qu’ils trompent quiconque. Chaque Theronien voyait bien qu’en dépit de ses arguments, elle désirait désespérément s’éloigner de la forêt-monde.
Basil sera furieux contre moi, songea-t-elle.
Beneto posa une main lisse sur l’épaule de Celli.
— Sarein a pris la bonne décision, dit-il. Elle ne pouvait nous aider ici, même s’il lui a fallu longtemps pour s’en rendre compte.