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TASIA TAMBLYN
Avec les hydrogues qui grouillaient alentour, la tension avait atteint son comble, et le cœur de Tasia était près d’éclater. De leur côté, les commandants de fardage avaient déjà donné l’ordre.
Soixante vaisseaux-béliers bourrés d’armes allaient charger l’ennemi, avant l’explosion mortelle. Souriant d’une satisfaction anticipée, Tasia agrippa les bras de son fauteuil, prête à foncer vers son module d’évacuation dès que la flotte s’élancerait.
Les compers Soldats restèrent sans réaction.
— Béliers, en avant toute ! répéta-t-elle après une brève hésitation. Moteurs en état d’emballement. Allez, ce ne sont pas les cibles qui manquent !
Il lui fallut moins d’une seconde pour se rendre compte que quelque chose n’allait pas. Les compers se contentaient de rester debout.
— Appareillez, bon sang ! Tirez de toutes vos armes et déclenchez l’accélération. Attaquez les hydrogues !
Elle remarqua alors qu’aucun des soixante béliers n’avait bougé. Pas un seul.
Sur sa passerelle, les robots militaires se détournèrent de leur console. L’un d’eux parla :
— Non.
À cause de l’adrénaline bouillonnant dans ses veines et de son attention accaparée par l’ennemi, Tasia ne saisit pas immédiatement la réponse du comper.
— Quoi ?
Jusqu’à présent, elle ignorait que les Soldats pouvaient s’exprimer de leur propre initiative.
Pourtant, cela venait d’arriver. Et c’était ce jour entre tous que ce dysfonctionnement avait choisi pour se produire !
— Vous m’entendez ? J’ai dit : en avant toute ! Vitesse d’éperonnage. Allez, allez ! Mettez les moteurs en…
— Nous confisquons ces vaisseaux, l’interrompit le Soldat le plus proche d’elle. Nous les confisquons tous.
Tasia observa les compers militaires et, comme ils lui rendaient son regard, son estomac devint plus froid que les océans de Plumas.
— Merdre, de quoi diable parlez-vous ? (Elle se sentit totalement isolée, au milieu de cette mer d’yeux de robots focalisés sur elle.) Éteignez-vous ! Cela est un ordre direct – éteignez-vous tous !
L’ignorant superbement, les compers retournèrent à leurs consoles. L’un d’eux activa la radio, et elle les entendit envoyer des messages bourdonnants. Tasia se tourna vers son Confident.
— EA, qu’est-ce qu’ils émettent ? Dis-moi ce qui se passe !
Le comper Confident écouta, immobile, le message.
— Ils parlent directement aux hydrogues… (Il s’interrompit pour méditer ses propres paroles.) Voilà qui est inattendu.
Des compers Soldats qui parlent aux hydrogues ? Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Tu plaisantes ! En utilisant la radio de mon vaisseau ? Nous n’avons jamais pu communiquer avec les hydreux jusqu’à maintenant.
— Je ne crois pas que cela soit exact, maîtresse Tasia. S’il faut en croire les fichiers mémoriels que vous m’avez donnés, les hydrogues n’ont simplement jamais répondu. Cela ne signifie pas qu’ils ne pouvaient communiquer.
— Alors, que diable se racontent-ils ? (Elle soutenait l’espoir – aussi ridicule que désespéré – qu’ils négociaient peut-être une sorte de cessez-le-feu, une fin des hostilités.) Dis-moi que ce sont de bonnes nouvelles, EA.
— J’ai bien peur que non, maîtresse Tasia.
L’un des commandants de fardage – Darby Vinh, d’après sa voix – cria à la radio :
« Ces fichus compers ont pris le pouvoir ! Ils sont… »
Il s’interrompit sur un cri rauque, suivi d’un bruit mou.
EA poursuivit son rapport :
— Leurs messages utilisent le langage des robots klikiss. Ils indiquent que leur prise de contrôle des soixante vaisseaux-béliers est en cours. (EA se tut de nouveau pour écouter.) Je crains de devoir dire que deux commandants humains sont morts en résistant.
Si les Soldats renégats contrôlaient les systèmes de chaque vaisseau, elle ne pourrait jamais les combattre. Les événements actuels dépassaient de loin sa mission.
Tasia bondit de son siège et s’élança vers son module d’évacuation – sa seule issue à présent. Immédiatement, deux Soldats trapus bloquèrent l’écoutille d’accès, pendant que trois autres s’avançaient vers elle, leurs pas résonnant lourdement sur le pont.
Tasia perçut de la friture sur la ligne, un autre hurlement bref, une autre voix humaine paniquée, féminine cette fois. Puis, juste un léger sifflement.
Les yeux d’EA allaient de Tasia aux compers Soldats. Il semblait aussi déconcerté que sa maîtresse.
Le module d’évacuation semblait à des années-lumière à présent. Les épaules de Tasia s’affaissèrent, comme elle se rendait compte que cela n’aurait pas changé grand-chose, de toute manière.
— Merdre, si les salopards que vous êtes peuvent s’emparer de ma passerelle au milieu d’une bataille, ils peuvent aussi bien faire exploser mon module dans l’espace.
Elle s’immobilisa, et les Soldats stoppèrent leur approche.
Au-dehors, les orbes de guerre flottaient en masse au-dessus de Qronha 3. Ils n’avaient pas tiré une seule fois, ne craignant apparemment rien des béliers.
Avec un hoquet, Tasia réalisa l’énormité du piège. Bon sang, les hydrogues avaient prévu cette volte-face ! La destruction des moissonneurs d’ekti hanséatiques et ildirans, puis la réaction militaire planifiée avec soin : tout cela était un coup monté. Les hydrogues, par l’intermédiaire des compers Soldats, commandaient désormais l’intégralité des béliers.
— Une bataille perdue avant qu’un seul coup de feu ait été tiré, marmonna-t-elle, les mâchoires crispées.
Les vaisseaux kamikazes n’avaient même pas touché un seul orbe.
Et pourquoi tous ces bâtiments de guerre ildirans étaient-ils partis sitôt l’arrivée de la flottille des FTD ?
Cela sent mauvais, très mauvais par ici. Quelqu’un joue triple jeu, ou quoi ?
Des vaisseaux étranges, dont la forme hérissée d’angles évoquait un insecte venimeux, émergèrent des nuages de Qronha 3 pour rejoindre les vaisseaux éclaireurs hydrogues en forme de goutte ; ensemble, ils s’approchèrent. L’un des appareils anguleux apponta le bélier de Tasia, et les Soldats se préparèrent à recevoir leurs nouveaux maîtres.
Piégée sur sa propre passerelle, Tasia aurait souhaité avoir une arme de poing, histoire de faire éclater le crâne de quelques compers. Un geste vain, mais qui aurait assouvi sa rage… Avec un peu de chance, elle en aurait détruit plusieurs. Mais les soixante béliers en comportaient des milliers. Inutile. Elle paierait toute résistance de sa vie, comme les autres commandants. Ou repoussait-elle, par cette pensée, l’inévitable ? Son Guide Lumineux ne lui apparaissait guère plus que comme une lueur.
La porte s’ouvrit. Les compers Soldats pivotèrent comme pour se mettre au garde-à-vous. Tasia chancela lorsqu’elle vit trois imposants robots klikiss noirs pénétrer sur la passerelle d’un pas décidé.
Ils tournèrent leur crâne blindé dans sa direction. Ils se figèrent un instant, comme s’ils considéraient les problèmes qu’elle était susceptible de causer. Puis le plus proche prit la parole :
— Ces vaisseaux-béliers ne seront pas utilisés contre les hydrogues. Nous en prenons possession pour nos propres desseins. Désormais, vos compers Soldats nous sont dévoués.