58
ORLI COVITZ
Orli demanda au personnel militaire qui la harcelait d’attentions ce qui allait arriver au capitaine Roberts. Peut-être les soldats de la base savaient-ils quelque chose. Mais on se contenta de lui répéter de ne pas s’inquiéter. Face à ces réponses évasives, elle finit par renoncer, malgré l’angoisse qui la faisait bouillir.
On lui fournit des vêtements propres, à manger et une chambre bien chauffée garnie d’une couchette moelleuse. On lui accorda également une heure pour se remettre, bien que la solitude et son cortège de mauvais souvenirs soient bien la dernière chose qu’elle veuille. La jeune fille présuma que, pendant qu’elle se reposait dans l’attente d’être convoquée, ils revisionnaient les images de la dévastation.
À présent qu’elle était saine et sauve, ses peurs resurgissaient. Elle contempla le plafond, suivant des yeux les formes qui se devinaient dans la roche lunaire. Qu’était-elle censée faire ? Son père, son seul point de repère dans l’univers, avait péri. Sa mère les avait quittés longtemps auparavant. Orli se demanda si la Hanse pouvait la localiser, et si même elle désirait la revoir. La jeune fille avait toujours été autonome ; elle était intelligente et travaillait dur, mais elle n’avait que quatorze ans, et à présent elle était orpheline.
Une soldate frappa à la porte.
— Le général est prêt à écouter votre témoignage, hum… m’dame.
Elle ne savait pas trop comment s’adresser à Orli. Elle avait des cheveux blonds coupés court et un visage pâle aux traits durs.
Orli se leva de sa couchette. Elle tenait à raconter son histoire, même si elle le redoutait également. Elle avait revécu mille fois en pensée cet interminable cauchemar.
— Est-ce que je dois apporter quelque chose ? ou me préparer ?
— Vous n’avez qu’à dire la vérité, m’dame. Le général désire entendre tous les détails.
Orli suivit la mince jeune femme à travers un labyrinthe de galeries. L’air sentait la poussière ainsi que l’enduit polymère qui vernissait le sol et les murs. Elle ne se sentait pas disposée à poser des questions, et de son côté son guide n’essaya pas d’engager la conversation.
Orli avait un nœud à l’estomac. Elle ne craignait pas un quelconque sermon, même si elle se sentait coupable d’avoir survécu. On lui ferait probablement rencontrer des psychologues.
Dans une salle de réunion étouffante, le général Lanyan l’attendait, assis à une longue table à surface argentée. C’était un homme imposant, trapu et large d’épaules ; ses cheveux bruns étaient coupés court, et une barbe de plusieurs jours ombrait sa mâchoire carrée. Son treillis gris arborait son nom et son grade.
Trois subalternes se tenaient assis autour de la table ; ils scrutèrent Orli lorsqu’elle entra. Ils étaient affublés de pads, de caméras et autres enregistreurs. La jeune fille hésita puis s’avança jusqu’à l’extrémité libre de la table.
— Dois-je m’asseoir, monsieur ?
— Oui, s’il vous plaît, mademoiselle Covitz. J’espère que l’on a satisfait à tous vos besoins ?
— Je… oui, assez bien, monsieur. (Elle se demanda si le général avait la moindre idée de ce par quoi elle était passée.) Que va-t-il arriver au capitaine Roberts ?
— Pour l’instant, ce n’est pas votre affaire. J’ai visionné les images de votre colonie, et nous venons d’avoir une très longue conversation avec monsieur Steinman, qui confirme les données rapportées par le capitaine Roberts. Nul ne conteste que la colonie a subi un désastre. À présent, nous devons comprendre ce qui s’est passé.
Il se pencha en avant, les doigts entrelacés. Autour de lui, ses subalternes prenaient des notes, sans qu’il prête la moindre attention à eux. Orli se redressa sur sa chaise et raconta son expérience en détail : la façon dont elle s’était retrouvée coincée dans les contreforts d’un canyon, pendant que les vaisseaux de guerre piquaient sur la colonie et commençaient le massacre ; les détonations, les colons paniqués, les agresseurs impitoyables ouvrant le feu, provoquant explosion sur explosion ; tous les édifices incinérés, le transportail klikiss pris pour cible, les gens qui couraient et hurlaient… la tour de communication de son père transformée en torchère…
Mais le général la considérait comme une enfant débordante d’imagination. Lorsqu’elle remarqua son air condescendant, Orli éprouva à son égard une brève bouffée de haine.
Elle refoula la colère qui montait.
— C’étaient des vaisseaux des Forces Terriennes, monsieur, dit-elle d’une voix glaciale. J’ai vu l’emblème sur leurs flancs. Cinq gros vaisseaux et un énorme ; je crois qu’on les appelle Mantas et Mastodontes. Je les regardais aller et venir… (Elle s’étrangla et prit une inspiration.) Ils tiraient sans cesse. Personne n’a eu une chance de se rendre. Ils sont venus nous anéantir, et c’est exactement ce qu’ils ont fait.
À ces mots, les trois assistants se renfrognèrent.
— Je sais que vous étiez effrayée et désorientée, jeune fille. Toutefois, je vous assure que nos vaisseaux ne feraient jamais une chose pareille, dit Lanyan. Votre ami Steinman nous a dit qu’il n’avait rien vu par lui-même.
— Monsieur Steinman se trouvait dans la campagne, à des kilomètres de là. (Elle secoua la tête, comme pour se clarifier les idées.) Je les ai vus, général. Une fois qu’ils ont rasé les immeubles, ils ont atterri. Ils ont détruit le transportail pour que personne ne s’échappe.
L’un des assistants leva la main, comme un élève.
— Il serait simple de vérifier si le transportail fonctionne toujours, mon général. Il suffit de faire un essai avec les coordonnées de Corribus.
Lanyan fit la moue.
— Depuis qu’il ne nous reste pratiquement plus de prêtres Verts, il faut une éternité pour qu’un message atteigne les planètes dotées d’un transportail. Envoyer un vaisseau sur Corribus ne prendrait pas plus longtemps.
— Souvenez-vous que les hydrogues ont anéanti Relleker, fit remarquer un autre assistant. Les similitudes sont manifestes.
— Ce n’étaient pas les hydrogues, insista Orli. C’étaient des robots klikiss et des compers Soldats. Ils ont tué tout le monde.
— Il n’y a jamais eu de robots klikiss à bord de nos vaisseaux, répondit Lanyan. Vous devez vous tromper.
Elle lui renvoya un regard de profond mépris. Avec satisfaction, elle le vit tressaillir. Il poussa un soupir.
— Très bien, dit-il, je vais en référer aux amiraux en charge des quadrants. Mais je vous assure que, si des vaisseaux étaient portés manquants, je le saurais. Cinq Mantas et un Mastodonte, nous l’aurions remarqué.
Les trois assistants tapotèrent sur leur pad afin de vérifier ces affirmations. Orli répéta une nouvelle fois son histoire, puis ils la pressèrent de questions, comme s’ils croyaient que sa mémoire était défaillante… ou qu’elle mentait.
La colonie sur Corribus était détruite ! Comment pouvaient-ils contester cela ?
Elle entendit un bruit de pas vifs dans le couloir, puis un individu surgit dans la salle de réunion. Un homme ventripotent, ses yeux gris bleu entourés de plis qui ne tarderaient pas à se transformer en pattes d’oie. Il portait l’uniforme et une multitude de médailles et de galons, comme si, même ici, il éprouvait le besoin d’exhiber ses références.
— Amiral Stromo, nous ne vous attendions pas avant demain, dit Lanyan sur un ton de légère réprimande.
— Nous avons eu beaucoup à faire, mon général. Et je dois dire que nous avons effectué un excellent travail. (Il remarqua Orli et parut surpris de voir une jeune fille dans la base. Mais tout ce qui semblait l’intéresser était de remettre son rapport.) Je sais que cela me fait du bien de mener les troupes en mission. J’avoue pourtant que c’est assez épuisant. Je serai heureux de retrouver mon poste d’officier de liaison du quadrant 0.
Lanyan secoua la tête et se redressa pesamment.
— Hélas, vous n’allez pas retrouver votre bureau tout de suite, amiral. Nous avons un grave sujet d’inquiétude, et votre Manta est parée. (Stromo toussa, comme si des mots y étaient restés coincés.) Je vous envoie immédiatement sur Corribus. Vous vérifierez l’histoire de cette jeune fille.