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SULLIVAN GOLD
Des quatorze modules de sauvetage du moissonneur d’ekti, un seul fut perdu : incapable d’atteindre une vitesse et une altitude suffisantes juste après son éjection, il retomba au cœur de la zone bombardée. L’appareil désemparé heurta un réservoir, ouvrant une brèche. Alors que les techniciens à bord criaient à l’aide, le réservoir d’ekti s’embrasa. Sullivan ne put rien faire pour les aider…
Des débris de la station tombaient comme des cendres dans l’immensité du ciel. Tandis que son module fonçait, Sullivan tentait de joindre sans faiblir la cité des nuages ildirane. Son équipage ne manifestait guère d’enthousiasme à l’idée de côtoyer les hydrogues plus longtemps que nécessaire.
— Écoute, Sullivan, insista Tabitha, je sais que tu as bon cœur, mais on ne peut pas retourner là-bas. On mourra.
— Pourquoi provoquer les hydreux ? cria l’un des contremaîtres.
— Les hydrogues ont démoli notre moissonneur, fit remarquer l’interpellé, mais ils ont laissé tranquilles nos modules d’évacuation.
— Jusqu’à présent. Nous ne sommes pas dans un vaisseau à proprement parler… plutôt dans une boîte en mouvement.
— Contentons-nous de filer d’ici ! lança quelqu’un d’autre. Il suffit d’attendre que les FTD nous récupèrent. Kolker a envoyé le message, pas vrai ?
Le prêtre Vert répondit d’un ton désespéré :
— Il leur faudra sans doute plusieurs jours pour arriver. Je n’ai plus de surgeon pour me tenir au courant des nouvelles. Personne ne sait que nous avons survécu. Nous sommes isolés, livrés à nous-mêmes.
— Non, il y a les Ildirans ! rétorqua Sullivan, avec dans le ton une autorité dont il n’avait jamais fait montre auparavant. Nous avons une obligation morale de les aider, même s’ils n’ont pas été assez malins pour anticiper cette situation. (Inflexible, il fixa des yeux son équipage.) Vous auriez souhaité qu’ils fassent la même chose pour nous.
— Ouais, mais est-ce qu’ils l’auraient fait ? argua l’un des techniciens d’extraction d’ekti.
— Là n’est pas la question. Montrons-leur un peu de bonté humaine.
Il dirigea les treize modules à travers les bancs nuageux en direction du second champ de bataille, où la cité des nuages brûlait dans l’atmosphère raréfiée. Loin derrière, la plupart des orbes de guerre s’acharnaient sur l’armature du moissonneur hanséatique, tels des chacals sur une carcasse. Mais d’autres avaient commencé à tourner leurs armes vers les Ildirans.
— Continuez à transmettre à Hroa’x, Tabitha. Dites-lui que nous sommes en route. Qu’il prépare ses hommes à embarquer sur nos vaisseaux. Qu’il les divise en treize groupes. Calculez combien nous pouvons en prendre, en se tassant les uns contre les autres.
— Nous n’aurons pas assez de carburant, ni d’air, ni de nourriture. Ces modules ne sont qu’un moyen provisoire de…
— Faisons en sorte de survivre dans l’heure qui vient, l’interrompit Sullivan. Nous aviserons ensuite.
Les pesants engins progressaient vers l’usine flottante, aux tours et aux dômes barbouillés de suie. Des fumées chimiques s’en exhalaient, et des incendies ravageaient les niveaux d’habitation. À la grande horreur de Sullivan, des Ildirans du kith ouvrier passèrent par-dessus les rambardes pour s’abîmer dans les nuages. Il n’aurait su dire s’ils s’étaient jetés intentionnellement ou non.
Non loin de là, un orbe de guerre lança deux éclairs bleutés, déchiquetant les ponts inférieurs, avant de s’éloigner vers les nuages d’altitude tel un requin pourfendant les eaux.
— Voilà l’occasion, lança Sullivan. Il faut se dépêcher.
Il fit descendre son module sur le large pont d’envol de l’usine flottante, dispersant des ouvriers qui ne savaient où aller. Des chefs de famille et des techniciens se précipitèrent. Incendies et explosions secouaient sans cesse le gigantesque complexe, qui semblait la proie d’un géant furieux.
Sullivan ouvrit l’écoutille d’une bourrade, se pencha au-dehors et cria :
— Il y a de la place pour vingt. Vingt ! Comptez-vous et montez à bord. Douze autres vaisseaux me suivent. (Lorsqu’il les vit hésiter, son sang afflua à son visage.) Remuez-vous les fesses ! Plus le temps de tergiverser.
La silhouette trapue de Hroa’x s’avança à grandes enjambées d’une tour de refroidissement squelettique. Il cria à ses ouvriers :
— Obéissez. Vingt d’entre vous, grimpez là-dedans, qu’il puisse redécoller.
Sullivan lui fit signe.
— Vous, Hroa’x, venez avec moi !
L’extracteur d’ekti secoua fièrement la tête.
— Non, je reste ici.
Il retourna dans l’usine, comme pour une journée de travail normale.
Avant que Sullivan recommence à crier, vingt Ildirans grimpèrent par l’écoutille. Quelques instants plus tard, son module était plein, et l’écoutille se referma au nez de la foule qui s’avançait.
— Reculez ! Faites place pour le vaisseau suivant.
Un deuxième module atterrit à côté de lui dans un fracas métallique et un panache de fumée. Obéissant à contrecœur à Sullivan, les autres pilotes survolaient l’usine condamnée, dans l’attente de ramasser leur cargaison de réfugiés.
Serrés comme des sardines à l’intérieur de l’habitacle, les Ildirans n’avaient même pas la place de s’asseoir. Les bourrasques ballottaient le module, et le pilote luttait pour garder le contrôle.
— On n’a pas beaucoup de portance, ni de carburant. Ces machins n’ont jamais été conçus pour transporter autant de personnes.
— Pour le moment, tire-nous de là. Une fois que l’on aura rejoint le siège de la Hanse, tu déposeras une réclamation.
Un par un, les modules atterrirent sur le pont de l’usine flottante afin d’embarquer les réfugiés terrorisés. Malgré les modules surchargés, près d’un tiers des Ildirans restèrent coincés dans le complexe.
Plus loin dans le ciel, le moissonneur hanséatique était totalement anéanti. Seul un nuage de fumée opaque indiquait sa position, telle une tache de sang séché. Sullivan vit les hydrogues se regrouper pour converger vers le second objectif.
Sept autres orbes s’élevèrent, non loin de là. La cité ildirane penchait de plus en plus. Au niveau des moteurs et des réacteurs d’ekti ravagés par les flammes, des explosions retentirent. Les niveaux d’habitation étaient déjà dévastés.
Un Ildiran du kith des extracteurs d’ekti – Sullivan reconnut Hroa’x – grimpa le long de la principale tour de refroidissement et se dressa, tel un amiral sur son vaisseau vaincu. Il n’avait aucune arme, aucune défense, mais il leva les bras pour maudire les créatures des abysses gazeux.
— Fais-nous monter, indiqua Sullivan au pilote d’une voix morne. Il faut foutre le camp de Qronha 3 avant que les hydreux nous remarquent.
— J’essaie, mais on n’a pas la puissance, grommela l’autre. Et si on demandait aux Ildirans de sortir et de pousser ?
Sullivan regarda les orbes de guerre entourer la cité ildirane et lâcher un véritable barrage d’éclairs bleutés. Hroa’x demeura au sommet de sa tour, intrépide, jusqu’à la seconde ultime où la cité géante se disloqua en morceaux enflammés. À bord des modules, les Ildirans gémirent, comme la souffrance de leurs camarades mourants se répercutait dans leurs nerfs.
Pareils à des bourdons obèses, les treize vaisseaux surpeuplés parvinrent à s’extraire de l’atmosphère de la géante gazeuse et à se hisser en orbite. Enfin libres, mais pour aller où ?
— Le système de survie ne passera pas la journée, Sullivan, fit remarquer Tabitha. La nourriture est le moindre de nos problèmes. Nous n’aurons pas assez d’air ni d’énergie pour nous maintenir en vie.
Kolker serra ses genoux entre ses bras.
— Nous n’en sortirons jamais vivants.
Sullivan fit la moue.
— C’est maintenant qu’il nous faut une idée brillante et novatrice, dit-il après un moment. Quelqu’un en a une ? (Personne n’émit de suggestion, aussi poursuivit-il :) D’accord, impossible d’attendre les FTD, et le carburant nous manque pour aller très loin. Mais il reste un endroit. (Il regarda les visages, tant humains qu’extraterrestres.) Si l’on vole en ligne droite et que l’on utilise jusqu’à la dernière goutte de carburant, peut-être pourra-t-on atteindre Ildira.