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PATRICK FITZPATRICK III
Les Vagabonds avaient instauré de longs quarts de travail. Les mains de Fitzpatrick étaient sales, ses muscles douloureux. Même ce gaillard de Bill Stanna se serait plaint… s’il avait été encore en vie.
Les prisonniers de guerre travaillaient toute la journée au côté de compers Soldats reprogrammés. Del Kellum supposait que les captifs avaient appris la leçon, mais ses mesures de rétorsion les avaient seulement conduits à se montrer plus prudents et à réfléchir plus sérieusement à un plan.
Les velléités d’action de ses camarades inquiétaient Fitzpatrick.
Lui et son petit groupe de compagnons avaient été affectés à une usine de fabrication de pièces détachées. L’air empestait les exhalaisons malsaines et les résidus de traitement. La température allait d’une chaleur étouffante près des transformateurs de minerai au froid glacial des baies de déchargement qui s’ouvraient sans cesse sur le vide, pour réceptionner les cargaisons de matières premières.
Celles-ci provenaient de hauts-fourneaux mobiles, qui fondaient et raffinaient la caillasse des anneaux. Les machines fabriquaient ensuite des poutrelles, des plaques de coque de vaisseau, des revêtements externes pour les moteurs. Les métaux étaient moulés sous vide avec des armatures céramiques afin de produire des composants légers.
Fitzpatrick et ses compagnons aidaient aux chaînes de production, les compers s’occupant du travail de force. Au-dehors, dans les rades d’assemblage, d’autres robots travaillaient avec les constructeurs spationavals.
Le vacarme constant des pompes, du sifflement des gaz d’échappement et du fracas métallique permettait aux prisonniers de parler dans une relative intimité.
— Je crois que j’ai un plan, dit Kiro Yamane.
Fitzpatrick se pencha vers lui.
— Et moi j’en ai dix, mais aucun n’a l’air valable.
— Je crois pouvoir mener celui-ci à bien.
— Écoute-le, dit Shelia Andez, les yeux brillants. C’est un truc auquel les Cafards ne s’attendront jamais… un truc que seul Kiro peut réaliser.
Le cybernéticien feignait toujours de travailler avec zèle. Il jeta un coup d’œil à trois modèles militaires de compers qui, non loin de là, déplaçaient des pièces encore brûlantes.
— Je connais ces machines sur le bout des doigts. C’est moi qui ai conçu la couche logicielle qui fait le lien avec leurs circuits klikiss et les fait fonctionner.
Fitzpatrick savait où il voulait en venir.
— Je croyais que les Vagabonds avaient effacé et reprogrammé leurs noyaux mémoriels ?
L’expression de Yamane se fit désagréable.
— Le programme des Soldats est complexe et truffé de portes dérobées. Avec un peu de temps, je suis certain de trouver un moyen de réactiver quelques routines.
— Tu pourrais les faire revenir à leur état antérieur, afin qu’ils nous aident à nous échapper ?
Les sourcils froncés, Yamane détourna les yeux. Andez s’approcha de Fitzpatrick, apparemment pour l’aider à guider une poutrelle coudée dans la gueule du laminoir de finition.
— Pas exactement. Il peut brouiller leur nouveau programme, non rétablir l’ancien.
— À quoi cela va-t-il nous servir, dans ce cas ?
— On m’a incorporé dans la flotte d’Osquivel pour que j’étudie les réactions de nos compers militaires, expliqua Yamane. Ils savent combattre, saboter, détruire… ces fonctions sont indéracinables. Je crois pouvoir court-circuiter les interdits que les Vagabonds leur ont installés. Une fois libérés de ces contraintes, les robots reprendront leur comportement initial : ils feront probablement du sabotage. C’est sûr qu’il va y avoir du grabuge…
— Il y en a qui ne seront pas à la fête, souffla Andez du coin des lèvres. Un sacré spectacle : imagine une centaine de machines de mort déchaînées, libérées dans les chantiers des Cafards !
— Je ne discute pas le principe, dit Fitzpatrick en tâchant de réprimer ses doutes. Mais à quoi cela va-t-il nous servir ?
Le visage d’Andez s’illumina.
— Pendant la diversion, quelqu’un s’échappera. Voilà enfin l’occasion qui nous manquait.
Fitzpatrick retourna à l’ouvrage.
— Il n’y a pas de vaisseau interstellaire dans les anneaux. Del Kellum a été assez clair là-dessus. On ne sortira jamais du système d’Osquivel. Alors, où veux-tu en venir ?
— Je croyais que tu serais plus emballé, maugréa Andez. Tu ne veux pas t’évader ? À moins que tu aimes la fille de Kellum, celle qui n’arrête pas de flirter avec toi ?
Fitzpatrick espéra que le rouge ne lui montait pas aux joues.
— Je me fais simplement l’avocat du diable. Après ce qui est arrivé à Bill, on ne peut pas miser sur un plan mal fichu – comme il l’a fait. Désolé, mais la stratégie d’entreprendre un voyage de cinquante ans me paraît discutable.
Yamane ne perdit pas son calme.
— On a observé leurs activités de très près, Patrick. Tous les cinq jours, un vaisseau-cargo descend des usines de distillation cométaire situées au pôle du système. Il transporte du carburant interstellaire à destination d’une quelconque station de distribution, pour le vendre aux clans. Si l’un de nous parvenait à le détourner, il pourrait s’échapper.
Fitzpatrick se sentait pris entre deux feux. Il n’aimait guère l’idée de compers Soldats rendus fous, semant la destruction dans les chantiers. Et si Zhett se trouvait exposée ? Il ne désirait pas qu’elle soit blessée. En outre, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ce que les Vagabonds avaient accompli ; ce serait une honte de voir tout cela ruiné.
D’un autre côté, s’évader était une obligation. Il le devait à ses camarades.
Même si ce plan l’estomaquait, Fitzpatrick n’y discernait pas de failles. Les cargos d’ekti avaient beau être sans grâce et brinquebaler, ils possédaient des propulseurs interstellaires.
— Je t’accorde que les Vagabonds seront pris par surprise, dit-il. Mais le reste d’entre nous demeurera là. Qu’adviendra-t-il des autres, si un seul s’enfuit ?
— Il suffit d’un seul, répliqua Yamane. Celui qui s’échappera rameutera la cavalerie des Forces Terriennes.
— Et on gardera le château fort pendant ce temps-là, souffla Andez à voix précipitée, comme elle voyait un surveillant se diriger vers eux. C’est à toi de le faire, Patrick. Tu es notre meilleur pilote. Vole le cargo et file d’ici, pour que nous soyons tous sauvés.
— Oui, répondit Fitzpatrick sans allégresse. Je suppose qu’il fallait que cela tombe sur moi.