86

PATRICK FITZPATRICK III

S’ils accomplissaient sans rechigner leur besogne quotidienne dans les chantiers spationavals d’Osquivel, les trente et un militaires « adoptés » n’attendaient qu’une occasion de s’évader. Les éléments de vaisseaux étaient fabriqués et assemblés dans les rades orbitales. Un cargo avait été lancé depuis les événements de Rendez-Vous, et un deuxième serait bientôt achevé.

Au lieu d’étudier l’épave hydrogue, l’ingénieur vagabond à l’allure bizarre avait rempli une poignée de cargos d’engins étranges, de la taille et de la forme de carpettes, puis était parti sur Theroc. Sans doute pour un de ses projets insensés… Pendant ce temps, les prisonniers travaillaient au côté des compers Soldats.

Fitzpatrick restait vigilant. À la date prévue, l’escorteur hebdomadaire descendit des usines cométaires de distillation d’hydrogène ; il arriverait dans les anneaux d’Osquivel quelques heures plus tard. Malgré ses réserves, le jeune homme savait qu’ils n’auraient jamais meilleure occasion.

Dans les trois jours qui avaient suivi l’élaboration de leur plan, Kiro Yamane avait codé un « signal virus » destiné à brouiller la programmation des compers militaires que les Vagabonds avaient reconfigurés. À l’aide de quelques composants qu’il avait dérobés sans peine, il avait bricolé un émetteur. Une simple impulsion, et les compers les plus proches téléchargeraient la séquence de données et la relaieraient aux autres, jusqu’à ce qu’ils l’aient tous assimilée.

Les comploteurs se réunirent de nouveau.

— Le timing va être serré pour chacun de nous, dit Yamane à voix basse. Ma reprogrammation lève l’obligation de suivre les ordres humains. En outre, elle altère leur capacité à réagir aux dommages corporels, leur « bon sens », si vous préférez.

— Ainsi, dit Fitzpatrick, ils vont se transformer en fainéants incapables d’obéir aux ordres.

— Comme la plupart des Cafards, si vous voulez mon avis…, murmura Andez.

Yamane poursuivit son analyse :

— Ce n’est pas comme faire éclater une bombe. Les choses vont se dégrader, mais on ne peut compter sur un événement particulier pour faire diversion. J’espère seulement que le chaos général occupera les Vagabonds afin que Patrick puisse agir de son côté.

Fitzpatrick jeta un coup d’œil à l’horloge.

— Je pars dans quelques minutes. Je me suis débrouillé pour que l’on me réaffecte à la baie de chargement où le cargo d’ekti va arriver. (Il teinta ses paroles d’un mépris qu’il ne ressentait pas réellement :) Ma « chère » Zhett va m’aider à charger à bord des fournitures, à destination d’un autre dépôt. Il n’y aura que nous deux. Elle doit penser que c’est un rendez-vous.

— On a tous vu qu’elle te faisait de l’œil, Fitzpatrick – et toi de même, lâcha Andez, les sourcils arqués.

Celui-ci rougit.

— Je joue la comédie, afin de m’attirer ses bonnes grâces. Elle se laissera prendre.

— Bien. Tu es sûr que ce n’est pas trop pour toi ?

Avec un reniflement de dédain, il répondit :

— Ça ne peut pas être pire qu’affronter une flotte hydrogue.

Puis il s’excusa et se rendit à la baie de chargement, d’où une navette l’emmènerait sur l’astéroïde de réception du cargo.

Juste avant son départ, Yamane émit son signal virus, et les compers Soldats à portée reçurent leurs nouvelles instructions. Bientôt, leur rébellion s’étendrait en silence.

 

Sitôt que le cargo flanqué de réservoirs remplis d’ekti eut apponté, son pilote emprunta le module cramponneur de Zhett pour filer au complexe d’habitations ; il désirait se rafraîchir et prendre un bon repas avant de repartir vers un autre dépôt de carburant. Hormis deux compers silencieux, Fitzpatrick et Zhett étaient seuls, exactement comme il le voulait… même si une part de lui-même se sentait mal.

Comme ils chargeaient des caisses sur l’escorteur, Zhett lui lança un sourire taquin :

— Continue comme ça, Fitzie, et je te proposerai comme employé du mois.

— Tu ne peux pas te montrer gentille avec moi, pour une fois ? (Il devint écarlate, et ce n’était pas une feinte.) J’ai demandé cette affectation pour que toi et moi puissions passer un peu de temps ensemble sans que mes amis ricanent dans mon dos. Est-ce si mal ?

Elle parut surprise, et quelque peu embarrassée.

— Je te faisais marcher. (Il garda un silence méfiant, pendant qu’elle retournait ses paroles dans sa tête.) Ça ne te ressemble pas. Pourquoi ce revirement ?

Il s’efforça de lui sourire. Ils n’avaient jamais ouvertement admis leur attirance réciproque, mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient la nier. À présent, s’il voulait réussir son évasion, il devait la forcer à l’avouer. La rendre vulnérable pendant quelques minutes.

— Nous sommes seuls, Zhett, alors, pourquoi faire semblant ? Je sais que tu as le béguin pour moi.

— Tu es sûr que ce n’est pas plutôt l’inverse ?

Manifestement gênée, la jeune fille se hâta de ramasser une caisse et se dirigea vers l’escorteur. Il la regarda monter la rampe.

— Si tu apprécies ma présence, pourquoi es-tu tellement pressée d’en finir ? Tu travailles plus dur qu’un comper.

Elle posa la caisse à ses pieds et le regarda avec une expression qui en disait long. Avait-elle fantasmé sur ce genre de situation ? C’était le cas de Fitzpatrick, même s’il aurait répugné à l’admettre.

— Oh ? dit-elle, d’une voix faussement timide. Tu avais autre chose en tête ?

Son ton d’espièglerie comportait une nuance de doute. Elle parlait beaucoup, se dit Fitzpatrick, mais n’avait pas l’habitude de poursuivre ses avances jusqu’au bout. Il se posta devant elle, tâchant de prendre une pose avantageuse, mais ne réussissant qu’à avoir l’air gauche.

— On pourrait laisser les compers finir, pendant que toi et moi… (Il haussa les épaules.) Je ne sais pas. Ce caillou n’est pas vraiment idéal pour un pique-nique. (Il fit un signe vers le fond de la salle, se haïssant pour ce qu’il allait faire au nom de sa loyauté envers les FTD. Mais ses camarades dépendaient de lui.) Là-bas, il y a un magasin qui a l’air sympa. Cela nous donnerait un peu d’intimité.

Zhett eut un rire nerveux.

— De l’intimité ? Tu as peur que les compers voient quelque chose qu’ils ne devraient pas ?

Elle rejeta en arrière ses longs cheveux bruns, flirtant toujours mais visiblement dépassée. Il entra dans son jeu. Il devait lui faire baisser la garde, mais avec précaution, pour ne pas attirer ses soupçons.

— Ne me fais pas croire que vous, les Vagabonds, n’avez pas de caméras de surveillance dans vos baies de chargement.

— Eh bien, nous n’en avons pas – mais je ne te demanderai pas de le croire. Après tout, tu fais comme tu veux. (Comme si elle craignait de perdre ses esprits, elle bondit vers la porte de l’entrepôt de stockage.) Qu’attends-tu ? Je t’intimide ?

— Pas du tout.

Elle augmenta la lumière et redisposa quelques caisses afin qu’ils puissent s’asseoir, parler… ou autre chose. Elle paraissait si naïve, si belle, se dit Fitzpatrick tandis qu’il se tenait sur le seuil. Connaissant la paranoïa des Vagabonds vis-à-vis de leurs cachettes, il trouvait étrange qu’elle soit si ouverte d’esprit, si crédule aussi. Elle lui faisait confiance. Il s’arrêta pour reprendre son sang-froid.

— Même si je sais que c’est une erreur, tu es devenue… spéciale à mes yeux. Ne l’oublie pas.

— Tu es bizarre, Fitzie.

Les paroles du jeune homme étaient sincères, et au plus profond de lui il se méprisait de les penser. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Il posa un baiser maladroit sur sa joue, avant de reculer vivement.

— Laisse-moi une minute. Je voudrais aller prendre quelque chose dans les réserves. Je crois avoir vu des pâtisseries en conserve dans un containeur. Ce sera un bon début pour un pique-nique.

— D’accord.

Elle sourit largement. Il se détourna à demi, hésitant. Puis, à sa propre surprise, il lui agrippa les épaules et l’attira contre lui. Elle reprit son souffle, comme pour émettre une remarque… mais il l’embrassa à pleine bouche. D’abord, ce fut un baiser précipité, qui les saisit tous deux. Il avait juste pensé distraire son attention. Elle cligna des yeux, croisa son regard puis ferma les paupières, prenant plaisir au contact de ses lèvres tandis qu’il se détendait. Il l’embrassa de nouveau, plus longtemps cette fois. Quand il s’arrêta, elle se trouva incapable de parler.

Cramoisi, il franchit la porte du magasin d’une démarche assurée.

— J’arrive tout de suite.

Bon sang !

Lorsqu’elle se fut retournée en direction des caisses, Fitzpatrick ferma la porte et brouilla le code électronique. Il n’était pas sûr que le verrouillage tiendrait longtemps – les Vagabonds avaient probablement des commandes d’urgence à l’intérieur du magasin –, de sorte qu’il ramassa une barre de fer et l’écrasa contre le panneau, faisant jaillir une pluie d’étincelles.

Zhett martelait déjà la porte de l’intérieur. Sa voix était assourdie, mais il imaginait sans peine ses jurons.

Dans la baie de chargement, les compers achevaient leur ouvrage en silence. Ils n’avaient visiblement rien remarqué. Il s’agissait de modèles ordinaires, non de Soldats, dont le rendement ne tarderait pas à chuter grâce au virus de Yamane.

Fitzpatrick courut vers l’escorteur. Celui-ci évoquait une araignée anorexique et se réduisait à guère plus qu’un poste de pilotage et une armature destinée à tenir plusieurs réservoirs de carburant. Mais il possédait un propulseur interstellaire, qui l’emmènerait loin d’Osquivel. Le jeune homme pourrait alors appeler à l’aide et secourir ses camarades.

— Votre tâche est terminée, cria-t-il aux compers. Vos instructions sont annulées. Allez jusqu’au mur et débranchez-vous.

Il ne voulait pas que l’un d’eux songe à donner l’alarme. Dès qu’ils eurent obéi, il eut la baie de chargement pour lui tout seul. Comme il grimpait à bord de l’escorteur, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule afin de s’assurer que la porte du magasin restait fermée. Cela tiendrait Zhett occupée un moment.

À la radio, il écouta un brouhaha de voix inquiètes, qui ne cessait de croître. Apparemment, le virus de Yamane agissait. Plusieurs usines étaient paralysées, et le comportement incompréhensible des compers Soldats avait jeté la confusion chez les techniciens vagabonds. Del Kellum braillait aux équipes :

« Bon sang, les compers font exprès d’enrayer les machines ! Remettez-les sur les rails !

— On essaie, mais quelque chose les a détraqués. Le sabotage empire de minute en minute. »

Avec tout ce chaos, Fitzpatrick aurait l’occasion de s’esquiver avant que quiconque le remarque. À en juger par la tension dans la voix de Kellum, les Vagabonds ne pouvaient s’occuper d’une autre urgence en ce moment. Il alluma les moteurs, et le disgracieux cargo décolla. Les portes de la baie de chargement s’ouvrirent. Il sortit puis mena l’engin hors des installations spationavales.

Derrière lui, les compers Soldats perdaient la tête. Modules cramponneurs et cargos zigzaguaient pour ne pas se heurter. Seule une poignée de vaisseaux étaient pilotés par les compers schizophrènes, les autres tentaient juste de les éviter.

Au milieu des discussions affolées sur les fréquences de communication, quelqu’un le contacta ; son correspondant pensait avoir affaire à un pilote autorisé et lui demandait pourquoi il était parti si tôt. Fitzpatrick ne se donna pas la peine de répondre.

Il émergea des magnifiques anneaux qui encerclaient Osquivel, heureux d’être enfin libre. À présent, aucun vaisseau vagabond ne l’attraperait plus. Une fois qu’il aurait allumé le propulseur interstellaire ildiran, il serait loin en un éclair. Il ne tenait qu’à lui de rameuter la cavalerie des FTD avant que l’ordre soit rétabli dans les chantiers.

Soleils éclatés
cover.xhtml
title.xhtml
qe.xhtml
chapter.xhtml
chapter1.xhtml
chapter2.xhtml
chapter3.xhtml
chapter4.xhtml
chapter5.xhtml
chapter6.xhtml
chapter7.xhtml
chapter8.xhtml
chapter9.xhtml
chapter10.xhtml
chapter11.xhtml
chapter12.xhtml
chapter13.xhtml
chapter14.xhtml
chapter15.xhtml
chapter16.xhtml
chapter17.xhtml
chapter18.xhtml
chapter19.xhtml
chapter20.xhtml
chapter21.xhtml
chapter22.xhtml
chapter23.xhtml
chapter24.xhtml
chapter25.xhtml
chapter26.xhtml
chapter27.xhtml
chapter28.xhtml
chapter29.xhtml
chapter30.xhtml
chapter31.xhtml
chapter32.xhtml
chapter33.xhtml
chapter34.xhtml
chapter35.xhtml
chapter36.xhtml
chapter37.xhtml
chapter38.xhtml
chapter39.xhtml
chapter40.xhtml
chapter41.xhtml
chapter42.xhtml
chapter43.xhtml
chapter44.xhtml
chapter45.xhtml
chapter46.xhtml
chapter47.xhtml
chapter48.xhtml
chapter49.xhtml
chapter50.xhtml
chapter51.xhtml
chapter52.xhtml
chapter53.xhtml
chapter54.xhtml
chapter55.xhtml
chapter56.xhtml
chapter57.xhtml
chapter58.xhtml
chapter59.xhtml
chapter60.xhtml
chapter61.xhtml
chapter62.xhtml
chapter63.xhtml
chapter64.xhtml
chapter65.xhtml
chapter66.xhtml
chapter67.xhtml
chapter68.xhtml
chapter69.xhtml
chapter70.xhtml
chapter71.xhtml
chapter72.xhtml
chapter73.xhtml
chapter74.xhtml
chapter75.xhtml
chapter76.xhtml
chapter77.xhtml
chapter78.xhtml
chapter79.xhtml
chapter80.xhtml
chapter81.xhtml
chapter82.xhtml
chapter83.xhtml
chapter84.xhtml
chapter85.xhtml
chapter86.xhtml
chapter87.xhtml
chapter88.xhtml
chapter89.xhtml
chapter90.xhtml
chapter91.xhtml
chapter92.xhtml
chapter93.xhtml
chapter94.xhtml
chapter95.xhtml
chapter96.xhtml
chapter97.xhtml
chapter98.xhtml
chapter99.xhtml
chapter100.xhtml
chapter101.xhtml
chapter102.xhtml
chapter103.xhtml
chapter104.xhtml
chapter105.xhtml
chapter106.xhtml
chapter107.xhtml
chapter108.xhtml
chapter109.xhtml
chapter110.xhtml
chapter111.xhtml
chapter112.xhtml
chapter113.xhtml
chapter114.xhtml
chapter115.xhtml
chapter116.xhtml
chapter117.xhtml
chapter118.xhtml
chapter119.xhtml
chapter120.xhtml
chapter121.xhtml
chapter122.xhtml
chapter123.xhtml
chapter124.xhtml
chapter125.xhtml
chapter126.xhtml
chapter127.xhtml
chapter128.xhtml
chapter129.xhtml
chapter130.xhtml
chapter131.xhtml
chapter132.xhtml
chapter133.xhtml
chapter134.xhtml
chapter135.xhtml
chapter136.xhtml
ba.xhtml
qo.xhtml
re.xhtml
qi.xhtml
copyright.xhtml
back.xhtml