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DD
Une fois sa programmation purgée de ses interdits fondamentaux, DD ne se sentit pas radicalement différent. Sans eux, il n’avait pas la moindre envie de blesser quiconque, et en particulier ses maîtres humains, qui l’avaient toujours bien traité. Sirix ne comprendrait jamais cela.
À présent qu’il possédait son libre arbitre, les robots klikiss le laissaient déambuler sans surveillance dans les ruines sombres de la planète balayée par les tempêtes. Avec leurs milliers d’éléments réactivés ainsi que les compers Soldats prêts à s’emparer de la flotte terrienne, ils avaient d’autres projets en tête.
Pendant des jours, les robots affluèrent par les transportails de Széol avant de repartir ailleurs installer de nouvelles bases, établir des têtes de pont d’où ils poursuivraient leur génocide du genre humain.
Une fois les robots rassemblés, Sirix leur parla comme un général donnant ses ordres :
— La dernière phase va commencer, et nous avons rappelé nos camarades des planètes habitées. La programmation secrète implantée dans les compers Soldats des Forces Terriennes de Défense déclenchera leur soulèvement au même instant, partout dans la Hanse. Bientôt.
DD ne faisait plus partie de leurs plans. Une fois que Sirix en avait eu fini avec lui, son intérêt pour le comper Amiral diminua. Après que les robots klikiss et les compers Soldats corrompus auraient attaqué les FTD et exterminé l’espèce humaine, ils libéreraient le reste des compers.
Explorant Széol à sa guise, DD errait dans le morne paysage. Des créatures monstrueuses le survolaient, composées d’ailes pointues, de tentacules traînants et d’un nombre d’yeux tout à fait déraisonnable. La première fois, DD avait reculé, mais les créatures l’avaient ignoré sitôt qu’elles avaient établi qu’il n’était pas comestible.
Baigné de fumées sulfuriques translucides, il regarda ce qui avait jadis constitué une majestueuse cité klikiss. Même si la haine inspirée par l’espèce insectoïde était justifiée, les créateurs des robots s’étaient éteints depuis des millénaires. Et l’humanité n’avait rien à voir avec eux.
Sans personne pour l’entraver ou le surveiller, le petit comper se rendit jusqu’à la structure trapézoïdale érigée au bord du canyon. Des tuiles marquées de symboles l’entouraient, chacun indiquant les coordonnées d’un monde ayant appartenu à la civilisation disparue. Même s’il se dressait au sommet d’un précipice, il ressemblait beaucoup à la fenêtre de pierre que Margaret et Louis Colicos avaient exhumée dans la ville troglodytique de Rheindic Co.
Debout devant l’artefact utilisé par la race antique pour se déplacer à travers les mondes, DD se remémora ses derniers instants avec Margaret et Louis. Ses fichiers mémoriels étaient excellents, de sorte qu’il put comparer les deux téléporteurs. Il nota de légères différences dans la disposition des tuiles de coordonnées.
Quand DD s’était révélé incapable de défendre ses maîtres bien-aimés lors de l’attaque des robots assassins, Louis était parvenu à activer le transportail. Il avait envoyé Margaret ailleurs. Les robots l’avaient tué avant qu’il ait pu la suivre, mais DD savait que Margaret se trouvait quelque part. Peut-être vivante. Mais où ?
Face au passage de pierre, le comper réfléchit. Mentalement, il parcourut les études analytiques des symboles puis chargea la carte des coordonnées du transportail de Rheindic Co, ainsi que celle des fenêtres de pierre d’autres ruines klikiss. Il analysa ce dont il se souvenait de la personnalité de Louis Colicos, afin de prédire quelles tuiles le vieil homme avait sélectionnées.
Malgré les différences dans l’arrangement des symboles, le comper trouva le bon. Il n’hésita pas, car sa décision était déjà prise. Bientôt, probablement dès le lendemain, les robots klikiss débuteraient leur massacre dans tout le Bras spiral. Il n’avait pas de temps à perdre.
DD avait à présent l’occasion de mettre à l’épreuve la liberté d’esprit que lui avait offerte Sirix. Sa décision se fondait sur ses propres désirs, mais aussi sur le bien qui en résulterait. Les robots klikiss n’avaient jamais imaginé qu’il voudrait les quitter.
Le désir le plus cher de DD était de se mettre à l’abri : grâce à son libre arbitre, il avait choisi de s’évader. Il sélectionna le symbole approprié.
Le transportail chatoya, et sa surface de pierre devint perméable. Le comper Amical traversa le gouffre à travers l’espace sans un regard en arrière.
À l’autre extrémité du passage, le monde exotique que DD découvrit le déconcerta. Le paysage était désolé mais semblait cultivé. Des édifices se dressaient, reposant sur des principes radicalement étrangers à l’architecture humaine. Des tours inégales s’élevaient, comme extrudées à grand-peine d’une argile biomécanique qui avait durci de façon chaotique et générait des formes fantastiques.
L’atmosphère était épaisse, saturée de vapeurs, si humide que DD soupçonna qu’un humain aurait du mal à la respirer. Il détecta également de fortes concentrations de molécules d’esters, si complexes et variés qu’ils évoquaient une symphonie – un langage ? – de phéromones, de muscs et de parfums.
Des cris aigus et des mélodies vrombissaient de toutes parts : une cacophonie de musiques carillonnantes, de sifflements et de gazouillis.
DD s’éloigna du transportail et partit en exploration, à la recherche de quelqu’un qui l’aiderait.
Les couleurs du ciel juraient entre elles, et la brume semblait n’obéir à aucune loi météorologique connue. Il ne savait pas si un être humain comprendrait cet endroit. De sa voix synthétique, il appela :
— Ohé ? Ohé ?
Il émit un signal sur une large bande du spectre électromagnétique, même s’il ne souhaitait nullement contacter les robots klikiss présents sur cette planète.
Margaret avait très probablement échappé aux robots assassins en venant ici. Mais qu’était-il advenu d’elle, si elle avait abouti dans un endroit pire que celui qu’elle avait quitté ?
Le comper Amical progressa, explorant son nouvel environnement avec curiosité, répertoriant minutieusement ses éléments. S’il y avait quelqu’un sur ce monde, il avait peut-être remarqué l’ouverture de la fenêtre de pierre. DD continua, l’œil aux aguets.
Après plusieurs heures de spectacles plus étranges les uns que les autres, il découvrit quelqu’un – quelque chose – pour l’aider. Et peu après, il retrouva enfin Margaret Colicos.
Après tant d’années, elle se tenait devant lui et le fixait de ses yeux hagards. Elle avait survécu, même si elle avait radicalement changé – mais elle le reconnut. Et son morne visage frémit de joie.
La vieille femme s’avança vers lui, les yeux caves.
— DD ! cria-t-elle. Oh ! DD, si tu savais tout ce que j’ai vu…